Chapitre B: Du processus de formation de l'Etat
Le passage d'un état à un autre, l'abandon d'une
situation initiale que l'on trouve intolérable au profit d'une nouvelle
que l'on considère comme meilleure ou plus adaptée, tel est le
processus d'évolution qui a, de tout temps et en toute circonstance,
caractérisé la marche de l'humanité et la fondation des
sociétés, fussent-elles étatiques ou non-étatiques,
barbares ou civilisées. Toujours est-il que cette transformation,
fut-elle qualitative ou quantitative, s'est toujours accompagnée de
mécanismes, de stratégies et de motifs rationnels et moraux
susceptibles de favoriser un nouveau cadre de vie plus sain et plus
harmonieux.
Concernant les Mossi plus spécialement ou la plupart
des Etats africains traditionnels, ce passage se justifierait par un souci de
transfert, de ralliement de l'individu dans le groupe mais surtout des
états segmentaires ou claniques caractérisés par la
dispersion dans des espaces politiques plus larges et mieux rassurants, des
royaumes et plus largement des empires. Ceci ne pouvant se faire d'un coup de
baguette magique ou sans heurts, il est naturellement nécessaire que
l'on procède, dans la plupart des cas, à l'usage de la force, de
la violence. Il s'agirait donc d'un besoin d'intégration de peuples,
fussent-ils hétérogènes, dans un cadre étatique
mieux hiérarchisé avec à la tête un chef et dont les
rapports régissant la vie commune seront garantis par des normes, des
lois.
Dans la culture Mossi l'on ne peut admettre l'absence de chef
car, dans leur mentalité, l'homme ne peut vivre sans chef. Cela
relève t-il d'une vision propre au mossi de la nature humaine ? Ou
serait-ce une conséquence d'une manière propre de voir
l'humanité comme existant naturellement dans la détermination ?
Et pour cela nous pouvons évoquer Emmanuel Kant quand, dans la
sixième proposition de Histoire et progrès. Idée d'une
histoire universelle, collection dirigée par Jean Montenot, il
disait que le bois dont aurait été fait l'homme était si
courbe qu'on ne pouvait rien tailler de tout à fait droit ; et que par
conséquent, il aurait besoin, en tant qu'animal vivant parmi d'autres
individus de son espèce, d'un maître? Aussi Aristote ne
concevait-il pas l'homme comme un être prédéterminé
et soumis socialement ?
35
En tout cas, tout semble le montrer puisque, même en
dehors du cadre typiquement Mossi, les sociétés africaines
traditionnelles ont toujours jugé nécessaire de fonder leur
destinée sous la suprême direction d'un de ses membres. Celui-ci
avait toutes les forces nécessaires mais celles-ci étaient sous
le contrôle de la communauté qui pouvait dissuader en cas d'abus
ou prévenir les éventuels risques d'exercice arbitraire du
pouvoir.
Il s'agirait de ce fait d'un acte spontané mais
consensuel dont la finalité serait de favoriser un type d'organisation
politique. Toutefois, toujours est-il que ce passage, qu'il soit
effectué à partir d'un contrat ou d'un pacte que des
protagonistes se scellent comme le soutiennent certains théoriciens du
droit politique à l'image de Rousseau, Hobbes, Locke, Machiavel... d'une
guerre à travers laquelle ils entrent en conflits et où la force
fait le droit - de diriger les affaires publiques, de régner en
maître- ou de la persuasion par les idées dans le but de
convaincre, a le dessein de favoriser un nouvel état fondé sur
l'espoir de trouver ce qui manquait auparavant, d'établir un nouveau
climat social dictant le droit et les modalités de la liberté, de
la conduite, et des normes.
C'est d'ailleurs pour cela que le passage de l'état de
nature à l'état civil, malgré ses propres démarches
méthodologiques, s'est opéré dans la plupart des
traités politiques de ces penseurs dans leur justification du fondement
de l'Etat. Mais comment s'est posé le fondement de l'Etat chez eux?
Quels en sont les facteurs causals et les motifs ? Telle semble être les
questions qui sous-tendent la pensée de ces auteurs. Si ces derniers
fondent la genèse de l'Etat à travers l'établissement d'un
Contrat, il n'en demeure pas moins que ce dernier revêt plusieurs formes
chez eux aussi bien sur ses causes que sur ses clauses.
Chez Locke, dans son Traité du Gouvernement
civil, les hommes contracteront non pas par absence de lois ou de morale-
puisqu'il existe une loi dite naturelle dans l'état de nature- mais pour
que l'Etat puisse garantir le maximum de liberté au citoyen et
sauvegarder la propriété individuelle acquise depuis cet
état. Pour lui l'Etat ne saurait procéder de la conquête et
encore moins d'un état de guerre. A ses yeux, les fondements
étatiques et gouvernementaux auraient pour source fondamentale le
consentement du peuple. « A la vérité, dit-il, la
destruction de la forme d'un Etat prépare souvent la voie à une
nouvelle; mais il est toujours certain, que sans le consentement du peuple, on
ne peut jamais ériger aucune nouvelle forme de gouvernement
».42
42 Locke, John. Traité du Gouvernement
Civil, chap.XVI « Des Conquêtes », seconde édition.
Traduction de David Mazel. Paris : GF Flammarion, 1992, p.274
36
Quant à Hobbes, il concevra, dans son
Léviathan, l'avènement de l'Etat comme l'abandon par les
hommes d'une situation initiale marquée par le barbarisme, la tuerie
entre l'homme et son prochain au profit d'un acte par lequel ils se constituent
en peuple soumis et obéissant à un maitre au pouvoir
illimité. Rousseau, cependant, se démarquera, dans son
Contrat Social, de cette approche en considérant l'état
de nature comme un état d'indifférence entre les hommes, de
dispersion, d'insociabilité et le contrat comme un acte libre par lequel
le peuple constitué reste souverain et non esclave. A travers ces
auteurs l'Etat, vu sous l'angle de la représentation du politique, est
le produit d'un besoin nécessaire de sécurité, de
liberté, de conservation ou de propriété des hommes.
Se situant tous dans la perspective moraliste et dans le champ
du droit, ces philosophes semblent être tous unanimes dans leur refus
à fonder l'Etat et sa gestion sur la violence. Tout de même
Machiavel semble aussi, bien avant eux, avoir posé le fond de la
question dans son Prince même s'il opérera, par contre,
une ligne de démarcation très nette sur son mode de gestion. De
ses propres termes il soutiendra:
« Le peu de sureté que les hommes naturels
trouvent à vivre dispersés, l'impossibilité pour chacun
d'eux de résister isolement, soit à cause de la situation, soit
à cause du petit nombre, aux attaques de l'ennemi qui se
présente, la difficulté de se réunir à temps
à son approche, la nécessité alors d'abandonner la plupart
de leurs retraites, qui deviennent le prix des assaillants : tels sont les
motifs qui portent les premiers habitants d'un pays à bâtir des
villes pour échapper à ces dangers. »43
C'est, semble-t-il, pour cette raison que l'Etat est
édifié et par lequel l'humanité pense pouvoir atteindre la
sécurité et la sureté, de favoriser la cohésion
sociale en faisant taire les tensions conflictuelles gages de paix et de
progrès social. L'a-t-elle atteint ou pas ? - Nous ne pouvons rien
affirmer a priori puisque cela ne nous préoccupe pas pour l'instant. Ce
qui nous intéresse ici, notamment dans ce chapitre, c'est de voir
comment l'Etat Mossi s'est constitué. De quelle manière et
suivant quels procédés contractuels ont-ils fondé l'Etat ?
En quelles circonstances et pour quels motifs ont-ils jugé
nécessaire de se socialiser ? Quelles interprétations
pouvons-nous en faire ? Telles sont les interrogations qui marqueront ce
chapitre. Il s'agira de voir les mécanismes et stratégies usuels
des Mossi et de leurs enjeux dans la formation et le fondement du politique.
43 Machiavel cité par Amadou Makhtar Diop dans
son Mémoire de Maitrise intitulé « De la « bonne
cruauté » chez Machiavel », 2005-2006. P.9
37
1-De la guerre comme politique de socialisation
La lecture interprétative que nous avons faite du texte
mythique nous renseigne déjà sur la nature des modalités
politiques mises en place par les fondateurs Mossi dans la formation de l'Etat
et de ses différentes structures. Car comme l'a montré Claude
Lefort dans l'étude qu'il consacre à la conduite du prince :
« Nous pouvons donc supposer que l'examen de la conduite du
fondateur...sera l'occasion d'une réflexion sur l'origine de l'Etat
»44 ; or le mythe d'origine laisse apparaitre un fondateur-
Ouédraogo- naturellement doué dans l'art de la guerre.
Héritant d'une tradition foncièrement
consacrée aux valeurs guerrières notamment la chasse et la
conquête de nouvelles espaces, il n'est pas étonnant de constater
dans ce processus de création le primat de la force et de la persuasion,
la présence de la ruse et du calcul, de la simulation et de la
dissimulation de la part des chefs moose dans l'entreprise de conquête,
de soumission, de domination des peuples autochtones et dans l'administration
de l'Etat que ce soit au niveau des stratégies de
délégation du pouvoir qu'au niveau de son exercice.
Dés qu'ils sont apparus au XVe siècle
autour du fleuve Niger, les guerriers moose ont radicalement changé le
système de jeu en cours des autochtones en imposant par la force une
nouvelle vision du politique et du monde fondée sur la puissance, sur
les armes et une nouvelle idéologie qui justifie l'acquisition du
pouvoir et la fondation de l'Etat par la force. Animés par une forte
conviction de domination et d'assimilation des peuples, dotés d'une
armée aux étalons robustes et rapides, ayant pour protecteur
Wende, dieu unique qui « maîtrise le cosmos », les Mossi
inventeront une nouvelle conception politique, une nouvelle apprehension de
l'Etat jusque là inconnu des autochtones. Pour cela, ils se
dotèrent des moyens idéologiques et technologiques, ses
conditions de possibilité et de réalisation. Aux dires de
Savonnet-Guyot, ils « ne détiennent pas seulement les outils de la
conquête, mais les instruments de l'Etat, moyen lui-même de
prolonger la conquête en lui assurant durée et efficacité
».45
44 Lefort, Claude. Le travail de l'oeuvre
Machiavel. Coll. « TEL ». Paris : Gallimard, 1986, p.362
45 Savonnet-Guyot, C. Op.cit. p.86
38
Cet Etat sera donc le produit d'une brutale et progressive
conquête de la part des mooses : « lancer ses chevaux contre des
paysans terrorisés et désarmés, soulever la
poussière rouge de la savane et y semer le trouble ou la mort
»46, telle fut la violence au coeur du processus de la
fondation étatique. Cette conviction du mossi sur le pouvoir des armes
à donner naissance à tout et même à l'Etat, comme
qui dirait avec Héraclite que « la guerre était père
de toute choses », sera fortement visible dans les interactions au sein de
la vie publique et déterminante dans ses relations avec les voisins.
Faisant de la guerre, du moins de la puissance le crédo du fondement de
l'Etat et de la nation, tout comme Machiavel considérera les bonnes
armes comme garants de sa fondation et de sa gestion, les mooses resteront tout
au long de leur histoire un pays fort et solide garantissant non seulement
l'autonomie et l'harmonie de son peuple mais aussi et surtout soumettra tous
les peuples voisins. Ils constituent ainsi une puissance incontestée
au-delà et autour de la boucle du Niger.
Par ailleurs, il semblerait même que la conception
platonicienne sur la fondation de la cité, telle
qu'élaborée dans la République, n'est
guère récalcitrante à l'idée de la valeur
guerrière dans cette entreprise. En effet, dans son projet
d'édification de la cité juste, non statique et victorieuse dans
ses conquêtes, il est mentionné par Socrate la
nécessité pour ses gardiens d'être à la fois
philosophe pour « devenir, grâce à l'initiation aux calculs,
expert dans l'art du raisonnement » et homme de guerre « pour ses
dispositions tactiques » mais surtout pour la guerre. Cela manifeste non
seulement le niveau d'importance qu'occupe la guerre dans la
théorisation de la cité juste et dans les activités des
gardiens mais aussi de l'intérêt que porte Platon à son
art, à son exercice. Aux dires même de Platon à travers
Glaucon, cet art de la guerre tel que mis en évidence dans ses propos
suivants est tributaire de l'enseignement de la géométrie :
« Tout ce qui en elle touche à la guerre, dit
Glaucon, il est clair que cela convient. En effet, pour l'installation des
campements et pour l'assaut des places fortes, pour les opérations de
rassemblement et de déploiements de l'armée, et aussi pour toutes
les manoeuvres qui sont effectuées au cours des expéditions,
aussi bien dans les batailles que dans les déplacements...
».47
46 Idem. P.85
47 Platon. La République. Traduit par
Georges Leroux, GF Flammarion, 526d-526e, p.377
39
Cela conforte bien, nous semble t-il, notre analyse sur
l'exercice à la guerre tel que l'ont si bien comme par hasard compris
les Mossi dans la mise sur pied de leur Etat et des attributs qu'ils affectent
aux princes. Abordant d'ailleurs dans la même logique de pensée,
le Capitaine P.L. Monteil,48 témoignera : « ...Au milieu
des invasions qui ont ravagé le Soudan au travers des âges, le
Mossi semble avoir conservé son indépendance et le
caractère très spécial de sa civilisation. D'après
le jugement que j'en puis porter, c'est le seul pays où se soient
conservées intactes les coutumes d'une très ancienne civilisation
noire -civilisation qui, au cours d'une longue période de paix et de
prospérité commerciale, s'est affinée et a perdu le
caractère de sauvagerie qu'il est de légende d'attribuer aux
institutions noires ».49
A y voir de plus prés, tout semble montrer que la
fondation de l'Etat Mossi est totalement réduite aux mesures radicales,
à l'absence de compromis. Suivant la pensée de Machiavel en ce
sens, le fondateur doit plus user de la force que de la prière : «
Il est par conséquent nécessaire, [...], d'examiner si ces
innovateurs se tiennent par eux-mêmes ou s'ils dépendent d'autrui-
c'est-à-dire, si, pour mener à bien leur oeuvre, il leur faut
prier, ou s'ils peuvent vraiment forcer les choses. Dans le premier cas, il
leur échoit toujours une mauvaise fin et ils ne mènent rien
à bien ; mais quand ils dépendent d'eux-mêmes et peuvent
forcer les choses, c'est alors qu'ils périssent rarement ; de là
vient que tous les prophètes armés vainquirent et les
désarmés sont allés à leur ruine
»50.
Comme nous pouvons bien le remarquer la garantie de l'action
politique semble découler essentiellement de l'action et non de la
passivité. Néanmoins une petite précision, dans le but de
ne pas permettre la réduction de l'essence du politique chez les Mossi
à une pure pratique sociale dénuée de toute coloration
religieuse, s'impose. En effet, comme nous le verrons après, il ya une
certaine séparation dans la complémentarité de l'exercice
du pouvoir entre le spirituel et le temporel. La force guerrière,
purement humaine, des moose est garantie par celle du Dieu Wende, Maître
de l'univers et de l'ordre cosmique. Dans la cosmogonie moose, cette
Divinité est conçue, à l'image de Mars, comme le
dieu de la guerre et de la violence. Représentant le Soleil dans sa
clarté et sa surbrillance, il permet aux hommes puissants- les
souverains potentiels ou détenteurs du titre de Morho Naba- de
gouverner.
48 Le Capitaine Parfois Louis Monteil a
passé à travers le Mögo en avril 1891. Il publia aux
éditions Félix Alcan un ouvrage à cet effet
intitulé : De Saint Louis à Tripoli par le lac Tchad. Voyage
au travers du Soudan et du Sahara accompli pendant les années
1890-91-92
49 Le Capitaine Parfois Monteil, cité par
Balima, op.cit. p.115
50 Machiavel. Op.cit. Chap.VI «Des principats
nouveaux qu'on acquiert avec les armes propres et la vertu ». p.79
40
C'est de lui qu'émanerait de ce fait la force, le Naam
et se définirait la destinée des hommes. Ici les individus-
humains bien sûr- seraient représentés chacun par une
étoile dans le firmament. Ainsi les grands hommes ou nanambse se
représenteraient par les plus lumineuses, les grandes et les gens du
commun par les moins, les petites étoiles. Notons par ailleurs que s'il
est vrai que l'acte d'édification établit une liaison
intrinsèque entre le prince et son peuple, celui-ci est tenu pour sa
réussite politique de s'autocentrer le pouvoir et l'autorité
comme l'atteste l'intitulé du Chapitre IX des Discorsi : «
Qu'il faut être seul pour fonder une république ou pour la
réformer totalement ». Cela le Mogho Naba, en tant que « roi
de l'univers » et souverain de Ouagadougou l'a bien assimilé. Les
Mossi sont, comme nous le verrons plus en détails, seuls
habilités à dire le pouvoir, à diriger et à mettre
en vigueur les lois politiques. Cela se manifeste clairement à travers
la figure du Mogho Naba. En effet, il représente au sein de l'Etat le
pouvoir absolu, la force primordiale ; il est Dieu sur terre.
Ce qu'il faudrait retenir ici dans ce recours à la
conquête par les armes comme forme d'édification de l'Etat-Nation
par rapport à d'autres modalités apparemment plus moraux, c'est
le statut, la dimension que revêt la guerre dans le contexte
spatio-temporel et dans l'imaginaire traditionnel des héros fondateurs.
Au moment de leur arrivée au XVe siècle dans la boucle
du Niger, le contexte était fortement conflictuel avec des affrontements
quotidiens car, comme le soulignait Savonnet-Guyot, ils apparaissaient à
une époque où les raids de pillards contre les paisibles
populations paysannes n'étaient pas rares.
Cela fait également échos aux propos de Cheikh
Anta Diop lorsque, justifiant l'écart qui se prévalait entre les
noirs et les occidentaux, pourtant tous issus de l'Egypte conçu comme
Berceau de l'humanité, en matière de progrès
matériel, et cela suite à la domination égyptienne, il
soutiendra : « désormais coupés de la mère-patrie
envahie par l'étranger, repliés sur eux-mêmes dans un
cercle géographique exigeant un moindre effort d'adaptation,
bénéficiant de conditions économiques favorables, les
Nègres s'orienteront vers le développement de leur organisation
sociale, politique et morale, plutôt que vers une recherche scientifique
spéculative que le milieu, non seulement ne justifiait pas, mais rendait
impossible ».51
51 Diop, C.A. Nations négres et
Culture. De l'antiquité nègre égyptienne aux
problèmes culturels de l'Afrique Noire d'aujourd'hui.
Troisième édition, tome I. Paris : Présence Africaine,
1979, p.51
41
Cette orientation des peuples noirs se manifestera plus
à travers des razzias, des conflits claniques dans la lutte pour
l'hégémonie et la domination. Devant une telle situation
d'insécurité, de replis identitaires, de luttes et de combats
pour l'asservissement, la reconnaissance ethnique, tribale ou clanique, la
guerre, tout en recouvrant une coloration politique, reste liée surtout
à la question de la survie et cela les Mossi semblent bien le
comprendre. Conscients des enjeux de conservation qui caractérisent ce
contexte où tous les coups sont permis, ils vont se lancer dans la
conquête de la souveraineté. Ce qu'il importe de saisir ici c'est
que tout se réduirait aux formules « eux ou nous » ou plus
particulièrement « lui ou moi » que nous traduisons ainsi : si
tu n'attaques pas, tu es attaqué ou plus exactement si tu ne conquiers
pas, tu es conquis. Autrement dit l'univers semblerait rester suspendu à
un seul support, à une seule dynamique, le rapport de force. .
Anticipation ou prudence en ce sens que, tout obéissant à
l'action préventive- attaquer avant d'être attaqué tout en
se dotant de bonnes armes et savoir en user stratégiquement: les mossi
détiennent une armée robuste et font la levée de masse- le
conflit se fondera sur une certaine logique pragmatique et efficace.
Ici la passivité de l'un profite naturellement à
l'engagement de l'autre. Tout semble se déterminer aux exigences de la
lutte, du combat à tel point que les notions de justice ou d'injustice,
de morale ou d'éthique, seront a priori jugées méconnues,
inexistantes voire inopportunes. A cela nous estimons que la meilleure
façon de se défendre est d'attaquer. C'est d'ailleurs à
travers cette situation marquée par des désirs constants de
domination que semblent faire allusion ces propos de Lefort : « la
politique est une forme de guerre, et sans doute n'est-ce pas un hasard si pour
nous le faire entendre, Machiavel choisit d'abord de raisonner sur le cas de la
prise du pouvoir par les armes ».52
Cette approche du réel se justifierait par le fait que
la guerre reste intimement liée, dans sa démarche politique,
à l'héroïsme, au courage et à l'anticipation
préventive ou «prudence» ; valeurs dont Machiavel conseille,
par ailleurs, au prince de maîtriser : le prince doit savoir être
alternativement renard et lion. Héroïsme dans la mesure où
elle affranchit le genre humain de la nonchalance en exaltant en lui la
virilité, les vertus de courage, de bravoure de force.
52 Lefort, Claude. Op.cit. p.353
42
« Les Mossi, dira Skinner, prisent tellement la valeur
guerrière qu'à l'heure actuelle encore, même s'il n'est
plus nécessaire de combattre, en brousse, la plupart des hommes portent
des massues et autres armes sur l'épaule comme symbole de
virilité. A leur avis, tout homme doit savoir se battre et doit pouvoir
défendre son village, son canton et son royaume ».53
Cela était aussi à l'origine dans la justification de la guerre
par les grecs de la place des guerriers, des héros- aux origines
extraordinaires- comme Achille, Hector, Héraclès ou en Afrique
comme Soundjata Keita, Ndiadiane Ndiaye- qu'ils occupaient au dessus du commun
mortel. Ils n'étaient pas forcément des dieux mais se
différenciaient de la communauté par leurs qualités
guerrières, symboles de dignité, de mérite, de grandeur.
En ce sens lisons ce fragment X de Rousseau concernant l'apologie de Rome- sur
Romulus précisément- et faisant état de la valeur de la
force : « La force en ce tems là n'étant pas fondée
uniquement comme aujourd'hui sur l'argent ou sur l'intrigue mais sur les
talens, sur la valeur, sur l'estime, la confiance, étoit un
véritable mérite. Elle supposoit plus de grandeur d'âme,
plus de générosité, des qualités plus nobles que
les petites qualités par lesquelles on parvient aujourd'hui à la
domination à l'aide des courtisans. »54
Cette place réservée à la guerre dans
l'instauration des Etats et des systèmes politiques au cours de
l'histoire telle que partagée d'ailleurs par Adolphe Hitler lorsque,
dans son discours à Essen du 28 novembre 1936, il dira : « Au cours
de tous les siècles la force et la puissance ont été les
facteurs déterminants [...]. Seule la force gouverne. La force est la
première des lois » n'est ni anodine ni une fin en soi. La force
étant principe d'ordonnancement du réel et par conséquent
de la politique est garant aussi bien de la paix et de la liberté que de
l'ordre interne et externe. La pertinence de l'idée de conquête
dans la violence est à situer ici, surtout pour ce qui est du cas des
Mossi, dans le cadre de la nécessité mais surtout de
l'ambition.
En effet, du fait de la situation démographique
très élevé- qu'on se souvienne simplement du fait que la
population voltaïque est pluriethnique- il était devenu
nécessaire pour les Mossi de désengorger le territoire en
procédant à des conquêtes de nouveaux terroirs. Cela peut
aussi se comprendre par un souci de protection et de conservation de leur part.
Pour pouvoir mieux se défendre lors d'une attaque
étrangère ou asseoir une domination durable, ne fallait-il pas
élargir l'espace en bénéficiant de la force de cette masse
?
53 Skinner. Chap.VI « La guerre ». Op.cit.
p.213
54 Rousseau, J.J. Du Contrat Social,
première version. FRAGMENTS POLITIQUES, [fragments d'histoire ancienne,
fragment X : «Apologie de Rome »], p.373
43
Cet instinct de prédation semblait donc être une
qualité non négligeable dans l'établissement de l'Etat et
surtout de sa gestion. A cela il convient d'ajouter que le simple fait de
savoir que la nature ne donne rien facilement et que tout est arrachement,
combats et luttes suffit à justifier cet instinct de guerre. Les enjeux
déterminants sont ceux de la survie et de la protection. Ainsi si le
champ politique est naturellement déterminé par les rapports de
force, de la convoitise, et que l'équilibre du pouvoir en
dépende, alors rien ne semble plus opportun que de recourir à la
conquête, aux armes.
Le recours à celle-ci relève d'une
nécessité pour un usurpateur- la conquête connote
l'idée d'usurpation de pouvoir- à qui se pose la question de
l'acquisition et de la conservation de l'Etat. Si l'on en croit, en ce sens,
Lefort, « il s'agit pour lui de résister aux adversaires que son
entreprise a suscités, [...]. Ainsi ses actions sont-elles
déterminées par l'état de guerre [...] ; et sa politique
ne peut-elle être qu'une stratégie analogue à celle d'un
capitaine qui, ayant occupé sur le terrain la position convoitée,
s'applique à déjouer les initiatives d'ennemis
décidés à la lui reprendre »55.
En effet, les Mossi, comme nous l'avons vu, ont dés
leur arrivée, modifié complètement le système de
jeu en vigueur des peuples autochtones. Ils se sont imposé tout en
s'adaptant dans l'adversité aux multiples assauts et aux convoitises des
autres peuples, eux aussi, animés des mêmes désirs. Il
s'agit d'une situation de force où les plus faibles, les moins ambitieux
risqueraient d'effacer leur digne existence de la carte et dans l'histoire. Il
est intéressant de noter ici que les motifs qui justifient
l'intitulé de ce sous chapitre sont moins d'ordre mimétique, de
reproduction de sociétés anarchiques pour nos Etats modernes que
d'ordre stratégique. Autrement dit il ne s'agit pas pour nous ici
d'inciter à la violence, à l'anarchie ni de valoriser la guerre
ou moins à établir des Etats dictatoriaux ou despotiques. Il
s'agit plutôt d'un travail consistant à faire prévaloir
l'idée que tout Etat, fut-il ancien ou moderne, est et doit demeurer
fort et puissant. Cette force et cette puissance ne sont pas une fin en soi
mais constitue les bases du fondement de la res publica et
garantissent la stabilité politique et socio-économique,
l'intégrité et la souveraineté territoriales.
55 Lefort, Claude. Op.cit. p.352-353
44
En cela Delafosse, comparant les royaumes du Yatenga, de
Ouagadougou et de Fada N'gourma, à ceux du Mali, du Ghana ou de Gao,
dira : « ces trois empires, [...], furent en réalité des
Etats plus forts, plus homogènes et plus durables »56.
La manière dont les Mossi sont arrivés à créer
l'Etat-Nation à partir de peuples de diverses origines tout en restant
indivisible, autonome et résistant tout au long de leur histoire, du
moins jusqu'au contact des français, suffit pour illustrer cette
idée.
Les Etats africains modernes ont l'obligation de
résister aux assauts du néocolonialisme, en tant que nouvelle
forme de domination déguisée des puissances occidentales
fondée sur la politique, l'économie, la culture sur leurs
anciennes colonies ; de garantir leur souveraineté et la protection de
leurs peuples, de venir à bout des conflits interethniques, des
rebellions, des soulèvements populaires, des confiscations et des abus
du pouvoir, des injustices et de favoriser la vie commune, le désir de
vivre ensemble gage de sécurité et de progrès. Et pour
cela, il faudrait que les Etats africains, à travers des moyens
légaux répressifs, surplomb par la force les
individualités et détiennent le monopole de la violence
légitime. La force efficace sera donc cette valeur unique, exclusive et
sera érigée en droit. Elle constituera de ce fait le principe de
fondation de l'Etat et de ses différentes structures, comme nous en
édifiera le système politique moose, et garantira l'ordre et
l'harmonie sociale, la paix civile et la conservation des biens des
citoyens.
Nous ne saurions terminer cette section sans faire apparaitre
les conséquences découlant de cette conquête des Mossi
même si nous ne manquerons pas de les élucider dans le sous
chapitre qui suit. Au cours des opérations militaires et après
avoir conquis de nouveaux espaces, l'on assiste non seulement à la
création de dynasties et de résidences royales à la
tête desquelles commanderont les descendants-fils et petits-fils ou les
frères d'armes mais aussi et surtout au foisonnement de peuples
hétérogènes et dont l'incorporation dans les subdivisions
territoriales finira par éclipser et cela grâce notamment aux
politiques d'insertion sociales mises en place.
56 Delafosse, M. HAUT-SENEGAL-NIGER.
Nouvelle édition, tome II « L'HISTOIRE ». Paris
: G.-P. Maisonneuve et Larose, 1972, p.122
45
2-Des politiques d'insertion sociales
Après que le Naam ait achevé sa logique
guerrière, son processus de conquête en soumettant par la
violence- occasionnant a priori l'Etat segmentaire, ou en rassemblant à
son joug par un système de collaboration prudente les peuples aux
alentours de la Volta Blanche l'Etat territorial, les vainqueurs moose vont
désormais s'atteler à la colonisation et à l'unification
de cet ensemble hétérogène à l'intérieur
d'une entité politique et étatique susceptible de favoriser une
vie commune, stable et réglementée: l'Etat-nation. Il s'agira
ainsi d'une véritable réforme sociale intégrant les
valeurs humaines de solidarité, d'amitié, de reconnaissance
mutuelle des différences, de partage, susceptibles de favoriser la
civilisation et la cohabitation.
Ce tissu social procéderait donc de la coexistence dans
un même cadre de vie d'individus entretenant des rapports sociaux
réciproques et fréquents. C'est d'ailleurs en ce sens que la
cité ou l'Etat n'est jamais perçu comme un agrégat, une
sommation ou une juxtaposition d'individus n'étant mus que par leurs
intérêts personnels ni comme le résultat de leur
compétition. Il découlerait plutôt d'une véritable
symbiose, d'une fusion des différents membres ou composants dont
l'intérêt public, produit de la raison et de la morale, prime sur
les humeurs privées. La conquête eut donc comme corollaire la
naissance d'une société pluriethnique aux origines diverses et de
catégories socioprofessionnelles différentes, un véritable
melting-pot dont la vision mooga essaiera d'incorporer à travers
l'instauration de projets de société axés sur des
politiques de restitution et de rétablissement d'une
homogénéité nationale.
Cette politique de socialisation des peuples conquis,
relève moins d'une exigence conséquente que d'une
nécessité quant à l'harmonisation de la vie sociale par
une administration forte. Cette édification de la société,
ne s'étant pas faite de manière violente, est orientée
vers une politique de persuasion qui dénote les idées centrales
d'assimilation, de solidarité et de conservatisme, lesquelles
caractérisent la fondation de la vie communautaire. Car comme l'a si
éloquemment manifesté Balima les vaincus n'ont pas
été exterminés. Ils ont été assimilés
et, très souvent même, ils ont adopté la langue, les
scarifications rituelles et les traditions des nouveaux maitres.
46
La conséquence immédiate découlant de
cette politique assimilatrice justifie la faible représentation
démographique des Mossi authentiques au sein de la
société57. Ce qui montrerait du coup que toute la
politique des moose a consisté depuis des siècles à une
volonté d'intégration, de socialisation, de
«mossification» comme dira Balima des peuples indigènes ; et
cela dans le but de consacrer l'unité et l'union nationales.
Nous pouvons ajouter dans le même sillage cette
politique axée sur la solidarité nationale dans
l'élaboration de la vie commune, du vouloir de vie commune. Qui mange
seul meurt seul ! Si la tête brûle, que les épaules ne se
réjouissent pas ! Un seul pou mort, et une foule de poux meurent ! La
foule, c'est le bruit ! Tels sont des proverbes que les mooses ont
intégrés dans leur langage quotidien. Ils renvoient à
cette croyance consistant à fonder les rapports entre les
différents membres du corps politique et social, entre les cellules
organisationnelles de base : famille, clan, tribu, canton, sur les principes de
la cohésion, de l'entraide mutuelle et absolue, de la fraternité
gages de survie et de prospérité de la nation. C'est d'ailleurs
ceci qui justifierait cette réaction massive des peuples mooses devant
le danger et surtout, comme nous le verrons, dans la sécurisation
collective des intérêts généraux et dans l'amorce
d'un conflit.
Cette conception d'une société basée sur
des valeurs de solidarité et d'entraide est quasi générale
ou même inscrite dans la mentalité des peuples
négro-africains en générale. De cette solidarité
organique, de ce véritable socialisme qui a de tout temps
caractérisé les peuples noirs, Cheikh Anta dira : «
L'Afrique Noire est un des pays du monde où l'homme est le plus pauvre,
c'est-à-dire, possède le moins à l'heure actuelle ; mais
il est le seul pays du monde où la misère n'existe pas
malgré cette pauvreté par suite de l'existence d'une
solidarité de droit ».58 Après avoir soumis par
la force conquérante, délimité les axes frontaliers et
stabilisé cette masse populaire paysanne, ne connaissant jusque
là que les normes micro-sociétales lignagères ou
villageoises, le repli sur soi et la léthargie traditionnelle, dans une
atmosphère sociale solidaire et fraternelle exigeant le contact avec
l'autre, les guerriers mooses proposent ainsi une nouvelle stratégie,
non moins violente, consistant à convaincre, à persuader celle-ci
à s'allier et à participer à l'élaboration d'un
nouveau projet politique, celui de l'Etat ou du moins de l'Etat-nation.
57 Comme le montre ici Balima sur une population de
273000 habitants du Cercle lors des recensements, vers 1909, l'on
décomptait 135000 Bussansi, 122000 Mossi, 8000 Peul ; mieux encore dans
la capitale provinciale de Tenkodogo l'on comptait 40000 Bussansi, 20000 Mossi,
soit la moitié, 5000 Peul.
58 Diop, C.A. L'UNITE CULTURELLE DE
L'AFRIQUE NOIRE. Seconde édition. Paris : PRESENCE
AFRICAINE, 1982, p.156
47
Comme le souligne à cet effet Savonnet-Guyot : «
Pour saturer de commandements unis dans un même système
idéologique un immense territoire, pour remplir des espaces politiques
hostiles, il restait à inventer l'Etat et à travailler la
matière sociale ».59 Cette proposition collaboratrice,
comme nous pouvons le remarquer, n'est pas une fin en soi, un acte purement
désintéressé. Les Mossi, conscients de l'insuffisance de
la seule force militaire dans la fondation et la survie de leur Etat, lequel se
veut puissant et souverain, procèdent à une contraction avec ces
derniers qui, eux, ont la force du nombre et de Tenga, le dieu de la terre et
de la foudre qui fertilise les sols.
Ce qui semble prévaloir dans cette logique
contractuelle dont se lancent les mooses, c'est qu'ils sont convaincus que la
violence, la force à elles seules, ne suffisent pas ; l'arme militaire
n'est pas toujours efficace dans l'amorce d'une telle entreprise risquée
et qu'ils ne peuvent la réussir sans la collaboration, l'implication de
tous. Mieux encore ce serait peine perdu si, une fois l'entreprise
réussie, l'on ne parvient pas à assurer sa
pérennité, sa survie vitale car comme s'en est bien
interrogé Savonnet-Guyot, comment existerait l'Etat si le travail de ses
paysans ne lui assurait ses moyens d'existence ?
Produit de la nation, celle là même qui, dans son
unité et son homogénéité, concentre en son sein des
guerriers et des paysans, l'Etat mooga se trouve dés lors dans
l'obligation de procéder à la mise en oeuvre des
mécanismes politiques et sociaux susceptibles d'assumer les fondements
idéologiques et les principes de partage du pouvoir. C'est ici que l'on
touchera du doigt les véritables bases de la constitution de l'Etat et
les justificatifs de sa puissance et de sa force qui lui ont valu la paix et la
sécurité sociales durant toute son existence.
Il s'agira donc ici plus d'un contrat, d'un pacte entre
humains que d'une politique de partage du pouvoir entre divins. Le dieu des
Mossi, Wende, laissant le soin à Tenga, dieu des paysans, d'assurer
à la classe politique l'essentiel de ses besoins en ressources
vivrières et à sa famille d'exécuter les rituels, le
domaine religieux, s'occupera du domaine étatique et de sa gestion. Il
assura ainsi à sa famille la détention du Naam et les moyens de
légitimation de l'autorité. Avec les gens de la terre et les
peuples autochtones primitives, les Mossi partageront la force populaire,
Panga, le tronc dorsal du pouvoir politique et de l'Etat et qui lui assura
résistance et suprématie tout au long de l'histoire.
59 Savonnet-Guyot, C. Op.cit. p.85
48
Mais précisons d'abord quelques aspects nominaux de la
structure démographique du peuple moose afin d'éviter quelques
confusions ou incohérences. Tous ceux qui se disent Mossi ne le sont pas
naturellement. La grande majorité n'est pas d'origine moose
c'est-à-dire descendants des conquérants. Ils le sont devenus
soit par la reconnaissance de leur nouvelle politique d'administration soit par
l'adoption de leur vision du monde et de l'autorité. Ainsi l'on
assistera à une partition du pouvoir à cause de la coexistence de
deux chefs incarnant deux sphères apparemment contradictoires la
religion et la politique. Dans cette cité le pouvoir religieux est
géré par le Teng Soba ou propriétaire de la terre et, tel
que le décrit Balima, il serait un descendant des premiers occupants du
sol, l'héritier des chefs vaincus. Ce serait donc lui
l'intermédiaire nécessaire entre les masses de ses ancêtres
et les nouveaux venus. La politique, quant à elle, est l'affaire du Teng
Naba. Ce dernier, d'originaire étrangère, est issue de la race
des conquérants et son commandement dérive du droit de
conquête.
Avec l'instauration de l'Etat, les royaumes mooses
détiennent le monopole du pouvoir tout autour de la Volta blanche et
affirment leur suprématie sur l'ensemble de la population
voltaïque. Ce monde, jadis, hétérogène et multiforme,
est arrivé à gommer cette diversité ethnique, linguistique
et culturelle et à s'incorporer au sein d'une même entité
politique, un même peuple : le Moogo ou Monde. Désormais ce Monde
unifié s'identifie au même mythe d'origine qui affirme
l'appartenance à un ancêtre commun et fondateur, Wédraogo,
reconnait le même principe de pouvoir, le Naam et soumet absolument
à ses chefs légitimes. A cette remarquable invention politique,
s'ajoutera une nouvelle stratégie qui, ne se souciant plus, ou du moins
pour l'instant, de l'unité de la nation ou de la puissance de l'Etat, va
concerner les mécanismes et les mesures sécuritaires de
conservation du pouvoir.
La grande partie de l'histoire des royaumes mooses au terme
des périodes de conquête se concentrera désormais autour de
la création de nouveaux dispositifs dans l'exercice du pouvoir. A la
lecture de la réalité politique qui manifeste la pluralité
des prétendants au pouvoir à l'image des Nakomse, le roi se
trouve dans l'obligation et par peur d'être pris au dépourvu, de
procéder à des politiques de marginalisation en rusant sur les
postes, les fonctions les plus stratégiques du pouvoir. Ainsi il leur
retira tous les commandements et remplaça les chefferies locales par une
administration directement contrôlée par l'Etat central.
49
En cela, Savonnet-Guyot dira qu' « il substitua une
aristocratie de sang par une aristocratie de fonction », ce qu'elle
justifie par le fait que : « Pour que le chef devienne le roi, il lui faut
se hisser au-dessus des liens de sang, renier la parité qui le lie
à ses pairs et construire son Etat sur de nouveaux partenaires
».60 Ceci suffit à justifier le choix de notre sujet
reposant essentiellement sur le rapport entre parenté et gouvernance,
entre privé et public dans l'exercice du pouvoir étatique. Il
s'agira donc de montrer dans les analyses suivantes à montrer l'attitude
de l'homme d'Etat face à ces deux sphères de la politique.
Le prétexte élaboré ici pour
légitimer le pouvoir royal et justifier ses prérogatives, sa
place dans la hiérarchie administrative concerne la raison d'Etat. Il
s'agit ici pour le Souverain, le Morho Naba ou plus spécialement le
Naaba c'est-à-dire le chef ou par extension tout chef à la
tête d'un royaume de procéder à une politique de
prévention et surtout de sécurisation de sa personne et de son
pouvoir. Celle-ci consistera à se prévenir des risques
d'usurpation du pouvoir ou de coups d'Etat en s'entourant, non pas de ses
proches, de ses compagnons de guerre ou des membres de la lignée royale
devenus importants et avides de pouvoir, mais de nouveaux alliés.
Ces derniers seront surtout à chercher au niveau de la
basse classe, là où les représentants ne sont plus
concernés par la lutte pour le pouvoir. Il s'agit de ceux là que
les mooses nomment les Talse- ce sont tous les mooses descendants agnatiques de
Wédraogo, des branches dynastiques les plus anciennes, exceptés
ceux de la lignée royale maternelle, les Nakombsé- ou qu'ils
désignent comme des « sans-histoires », des « sans
attaches familiales » c'est-à-dire les captifs royaux dont l'unique
prétention est de servir le roi et l'Etat. A la suite du propos de
Michel Izard qui mentionnait l'idée selon laquelle le roi tranchait le
lien lignager et échangeait famille contre serviteurs, Savonnet-Guyot
dira: « l'Etat va naitre d'un double mouvement : le roi éloigne de
lui ceux qui lui sont les plus proches, et rappelle à lui ceux qui lui
sont les plus lointains ».61 Cela témoigne une fois de
plus du génie inventeur des mooses en matière de science
politique et de gestion du pouvoir et conforte cette idée consistant
à dire que gouverner c'est prévoir et pour prévoir il faut
savoir.
60 Savonnet-Guyot. Idem. p.98
61 Ibid. p.96
50
De ce qui précède, il convient de
préciser quelques grands noms du système étatique et qui,
d'après Savonnet-Guyot, constituent la nomenclature de la
société mooga. Comme toute la nature du pouvoir se structure
autour du Naam, nous retrouvons fréquemment la présence du
radical « Na ». Ainsi est désigné par « Naaba
» tout chef, fut-il celui qui administre la plus petite entité
politique comme le village. Le Moogo Naaba, qui réside à
Wogodogo et dont le roi porte le titre, est le chef supérieur,
l'instance suprême du Moogo ; tous ses royaumes sont
formés et dirigés par les fils de Zungrana Naaba. Le
terme Nanamse, pluriel de Naaba, évoque une
particularité car il fait allusion, suivant cette hiérarchisation
basée sur le code lignager, aux dirigeants de ces plus importants
royaumes. Ainsi pour l'entité politique du Yatenga, il
désignera le Yatenga Naaba etc.
Il renvoie aussi chez Skinner aux dignitaires. Ils sont
membres de la lignée royale et par conséquent sont dans la course
pour le pouvoir. Quant au vocable Nakombse, il renvoie à ces
membres de la lignée royale qui a, selon Savonnet-Guyot, produit le roi
mais aussi aux personnes d'extraction noble ou royale. Il peut être un
enfant de Naaba ayant régné et mieux placé pour
être investi (Nabiise) ou un petit fils de roi (Yarase),
moins placés pour briguer le pouvoir. Ils constituent donc ceux que
Savonnet-Guyot décrit comme une « aristocratie frustrée du
pouvoir, sans attaches territoriales (puisque leur père qui n'a pas
régné n'a pu les doter en villages ou apanages) et qui n'a pas
trouvé d'emploi. Des Remuants, dangereux pour le pouvoir, [...] des
déshérités du Naam...Leur destin est de mener, dans
l'attente d'une nomination, d'un commandement, d'une guerre ou d'une
opération de pillage, une vie de proscrits ».62
C'est ici que nous tenons le point concernant la question de
l'antériorité ou de la postériorité entre la nation
et l'Etat ou de l'Etat-nation en tant que législation, dans
l'édification des sphères politiques. Chez les Mossi, il
semblerait que l'édification de la Nation faite à travers des
valeurs sociales s'est accompagnée de la construction de l'Etat
fondé sur la force. En ce sens nous pensons que la nation dans son
processus de création est garantie et sous-tendue par la force militaire
étatique qui lui assure efficacité et continuité. Mais si
l'on conçoit l'Etat comme personnifiant la nation et comme force
législative dans sa fonction d'élaboration de lois et garant de
l'application et de l'exercice de celles-ci, nous pouvons concevoir une
antériorité de la nation par rapport à l'Etat.
62 Id. p.95
51
Ce sera pour nous ici l'occasion de faire une brève
analyse inclusive sur la notion de l'Etat-nation pour rendre plus manifeste ce
propos. En effet, ce concept est parfois conçu par la plupart des
penseurs politiques, depuis Bodin jusqu'à Rousseau, comme un produit de
la modernité allant même jusqu'à déduire sa forme
conceptualisée, sa manifestation la plus complète de la
Révolution française. Cela peut être admis dans la mesure
où ils ont conçu l'Etat, dans sa forme moderne, comme une
sphère juridico-politique autonome et indépendante de toute
autorité fut-elle temporelle ou spirituelle.
Mais si nous nous référons à une autre
dimension du concept, et ici dans une perspective non plus moderne mais
traditionnelle, nous constaterons que la notion peut s'étendre et
s'appréhender dans une logique « historico-ethnique » comme le
constate Yves Charles Zarka. A cet effet, le terme nation, recouvrant deux
dimensions : l'une géographique en ce sens qu'il se définit
« par l'unité d'une population vivant sur un territoire
défini, celui précisément sur lequel s'exerce la
légalité de l'Etat », et l'autre généalogique
du fait qu'elle se définit par « une population ayant une origine
ethnique déterminée »,63 ne peut être
pensée que comme un produit de l'histoire. Elle n'est envisageable que
par rapport à l'histoire. C'est celle-là même qui lui donne
son essence, sa justification et permet sa continuité dialectique
à travers les époques.
C'est pourquoi elle sera ce que les peuples en feront dans les
différentes étapes de leur histoire. Ainsi la nation de la
Révolution Française sera celle qui, à travers
l'homogénéité du peuple français, a brisé la
société hétérogène en s'acharnant contre la
monarchie tout comme nous pensons ici la nation Mossi comme l'unité d'un
peuple résultant de l'éclatement du repli identitaire clanique et
soumis désormais à une juridiction. L'Etat-nation sera donc comme
le décrit Yves Zarka une entité juridico-politique autonome qui a
pour support l'unité d'une population historiquement définie
comme résidant sur le territoire où s'exerce la
normativité juridico-politique de l'Etat.
Cela semble bien justifier une certaine
antériorité de la nation par rapport à l'Etat et pose du
même coup l'idée de projet de société dont les
penseurs, en l'occurrence les Africains, doivent méditer pour
résoudre ou contribuer à la réalisation de l'Unité
Africaine et cela à travers sa concrétisation au plan national
d'abord, régional ensuite et continental enfin.
63 Zarka, Yves Charles. Figures du Pouvoir.
Etudes de philosophie politique de Machiavel à Foucault. Paris :
Puf, 2001, p.94
52
Ainsi ne devrait-on pas d'abord-pour ce qui est des peuples
africains- édifier la nation avant l'Etat dés l'instant que
l'élaboration des lois ou des règles juridictionnelles
présupposerait un espace géopolitique où s'appliquer ?
L'harmonisation sociale ne serait-elle pas une propédeutique et un
garanti à l'Etat et à ses institutions ?
Ces interrogations sont toutefois d'actualité
puisqu'elles posent du même coup le problème, depuis les
indépendances, de la Nation et de l'Etat dans les sphères
politique et culturelle des Etats africains. En effet, les différentes
violences passées ou en cours dans les frontières et même
au sein des pays sont fréquentes et sont pour la plupart d'ordre
ethnique ou religieuse. L'insécurité à l'intérieur
des Etats, malgré l'existence de moyens coercitifs, la
précarité, le retard en matière d'économie et de
développement sont la conséquence de politiques ante sociales
axées seulement sur des valeurs capitalistes, privatistes et non sur des
mécanismes devant porter sur la matière sociale, sur la
socialisation. Il s'agit ici pour nous de fonder la théorie et la
concrétisation de l'Etat-nation dans une perspective idéaliste,
de la définir comme un pro-jet, un idéal à viser.
En ce sens le concept d'Etat-nation sera conçu, non
comme une politique qui tendrait à l'homogénéité du
peuple et à favoriser une pureté raciale ou ethnique comme l'Etat
Nazi ou raciste et séparatiste, mais comme, suivant l'expression de Yves
Zarka, une homogénéisation consistant à dire que le
concept d'Etat-nation reposera sur une constance dans le processus historique
d'intégration. En cela, il constitue un idéale à
atteindre. Pour ce faire les politiques africaines, en matière de
développement économique, de sécurité et de
cohésion sociale doivent avoir comme fondement, vu les carences d'une
mondialisation qui ne se soucie guère des contraintes sociales, comme
base idéologique, une démocratie communicationnelle entre les
hommes et les peuples pour accélérer ce processus et orienter les
peuples vers la reconnaissance des valeurs de la solidarité et de
l'entraide, de la socialisation et du socialisme malgré l'apparente
hétérogénéité des moeurs et des croyances.
Il ne s'agira pas d'abattre, cependant, tout l'arbre et de recommencer à
Zéro comme Descartes qui détruirait tous les fondements de la
philosophie qui l'a précédé mais de privilégier les
priorités. Les politiques africaines porteront plus sur les bases qui
sous-tendent le processus de construction simultanée de la nation et de
l'Etat.
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