2- De l'interprétation et de
l'intérêt politico-philosophiques du mythe
A l'instar du Révérend Père Placide
Tempels qui, dans sa Philosophie Bantoue, est arrivé à
reconsidérer sa méthode face à la question bantu, une
étude sur la politique traditionnelle africaine ne peut faire
l'économie des lieux où sont consignés durant des
millénaires l'expérience acquise à savoir les «formes
symboliques»: contes, proverbes, légendes et mythes pour comprendre
le tréfonds culturel de ses peuples. Notons en passant que même si
l'occident nous a habitués à mépriser ces sources orales
et lui-même à discréditer le mythe au XXe
siècle, en y voyant qu'une pseudo-histoire, du folklore, il n'en reste
pas moins vrai qu'ils ont toujours resté et demeureront des outils non
négligeables dans les études relatives à l'Afrique tout
comme la mythologie grecque a joué un rôle essentiel dans
l'élaboration de la philosophie grecque et de la pensée moderne
même si elles adoptent des procédures différentes et que,
par la suite, une rupture a été observée.
Toutefois une certaine continuité s'opère entre
les deux disciplines concernant le domaine théorique, celui du savoir de
l'origine et de l'Absolu aussi bien dans la sphère
négro-africaine que celle occidentale comme l'atteste d'ailleurs
Alassane Ndaw : « On peut dire qu'historiquement la pensée
philosophique est née du mythe. Mais mythologie et philosophie sont deux
démarches différentes, deux « Paroles fondamentales »
qui sont à la fois en rupture et en continuité
»24 Parlant à cet effet de « La fonction
guerrière dans la mythologie grecque », Francis Vian, s'opposant
à cette défaveur dont ont fait l'objet les récits
légendaires, dira : « les légendes sont la transposition
dans le temps du mythe des sentiments et des conceptions des peuples qui les a
imaginées et ce reflet demeure assez fidèle même à
travers les remaniements des poètes et des mythographes
».25
En effet, il semble que l'exigence de rationalité ne
pourrait faire fi à cette masse de mythes et de légendes qui
régissent la réalité africaine par la
révélation des événements historiques- lesquels
sont l'oeuvre de l'homme- tels qu'ils se présentent dans la fondation
des sociétés comme le montrent ici ces propos de Jean-Pierre
Chrétien : « c'est le concept même d'origine qu'il faut
remettre en cause ; l'histoire ne connait pas de point zéro d'où
tout partirait, sinon dans nos rêves ».26
24 Ndaw, A. La pensée africaine. Recherches
sur les fondements de la pensée négro-africaine. Dakar : Les
Nouvelles Editions Africaines du Sénégal, 1997, p.265
25 Vian, Francis. « La fonction
guerrière dans la mythologie grecque », in Vernant J-P.
Problèmes de la guerre en Grèce ancienne. Paris :
Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1999, p.67
26 Chrétien, Jean-Pierre. Cité par
Elikia Mbokolo. Afrique Noire. Histoire et civilisation ; t.1, jusqu'au
XVIIIe siècle. Paris : Hatier, Nov.1995, p.123
23
Il n'est nullement ici question d'une tentative de
justification ou de réhabilitation d'une pensée
ethnophilosophique et de ses fondements ni une prétention à
fournir entièrement l'état de la question. Il s'agit d'un travail
d'analyse et d'interprétation. Nous savons que cette dernière, en
ce qui concerne les mythes et les légendes, est plus ou moins
hypothétique. C'est pourquoi elle nous obligera, en ce sens, à
faire des confrontations dans le but d'en saisir les enjeux philosophiques et
sociopolitiques et les contenus sémantiques.
En effet le mythe, en tant que récit imaginaire
traditionnel, s'offre à nous sous une forme abstraite et tente
d'élucider le plus souvent, à travers les prouesses d'acteurs
légendaires, l'origine et la destinée des
phénomènes naturels- naissance du monde, de l'homme, des
institutions... d'où l'expression de «mythe fondateur». En ce
sens c'est à la réponse à des questions éminemment
philosophico-métaphysiques et sociologiques telles que: « qui
sommes nous ? » « D'où venons-nous ? » Ou plus
spécialement « qui suis-je ? » que semble renvoyer les
interrogations mythiques. Tout comme la légende, il constitue dans la
tradition orale un domaine privilégié de savoir recouvrant une
dimension rationnelle à la fois théorique et pratique dans
l'explicitation du réel, la formulation de l'origine et/ou du fondement
des sociétés historiques, des hommes.
Dans sa manière de rapporter théoriquement les
événements historiques, il se présente sous une forme
abstraite, comme le résultat d'une anamnésie, ce qui fait qu'il
est le propre d'initiés car étant sous le contrôle de la
sacralité et du secret. En ce sens Mamoussé Diagne
considérera que l'aspect différentiel qui régit le mythe
et les récits initiatiques par rapport aux autres genres de textes oraux
« semble résider dans le fait que les événements
qu'ils rapportent, quoique concernant de façon vitale une
société, transcendent toute expérience historique
».27 C'est justement à cet écart qui
s'opère entre le passé et le présent, entre l'individu et
son ancêtre que tente de réduire ou d'effacer théoriquement
le discours oral mythique et ceci par une approche asymptotique dont la
conséquence immédiate est de corréler ou de confondre en
l'auditeur et dans un même instant «t» ces deux temps.
L'individu se trouve ainsi dans une position de conformité avec son
passé qu'il se représente et se retrouve dans toute la
plénitude de son existence.
27 Diagne, Mamoussé. Critique de la raison
orale. Les pratiques discursives en Afrique Noir. Paris : Editions
Karthala, 2005, p.157
24
Cette invocation du passé par le discours mythique se
caractérise par une sorte de fuite, de rupture par rapport à la
quotidienneté, une mise en parenthèse des dimensions spatiale et
temporelle. L'individu à qui est rapporté le récit
s'évade de la lourdeur et de l'ignorance du présent pour
coïncider avec un passé qui rappelle l'origine et les valeurs de
l'existence humaine. Cette contemporanéité du passé et du
présent dans l'individu ne peut avoir comme conséquence que cette
victoire, ce déterminisme sur l'espace-temps et constitue le vivier
justificateur de la vie présente et future.
S'inspirant peut-être d'Aristote qui, dans son
épistèmê, marquait un degré de
supériorité de la théorie sur la pratique car y voyant le
domaine par excellence d'exercice de l'homme libre, on a longtemps
considéré la pensée africaine comme rebelle à toute
spéculation intellectuelle purement théorique exempte de souci
pratique. La vérité est que le savoir théorique en Afrique
traditionnelle est toujours subordonné à la pratique, à
l'utilité sociale. « Les penseurs africains traditionnels, dira
Alassane Ndaw, n'accordent jamais à la réflexion théorique
d'autre fonction que celle d'organiser et de justifier cette connaissance,
toute orientée vers le maintien de la société et la
légitimation du système de valeurs qui détermine le
fonctionnement de cette société. Ainsi la réflexion
théorique se soumet en toutes circonstances aux exigences de la pratique
sociale. »28
Cet aspect idéo-pratique du mythe revêt un sens
particulier dans la mesure où il fait intervenir l'homme dans la
narration des valeurs constitutives de son aventure aussi bien quant à
sa réception que sa transmission, mais du même coup le
réintroduit dans son passé tout en le faisant coïncider avec
son identité originel, son essence. Cette particularité fera dire
à Louis-Vincent Thomas- repris ici par Mamoussé Diagne- que :
« le mythe, système et mode de connaissance, devient, presque
toujours, le modèle qui structure l'action : le rite de passage par
exemple n'est rien d'autre que la reproduction du mythe de la création
».29
Outre cela, le mythe recouvre essentiellement une dimension
métaphysico-dogmatique dans sa fonction de rappel du passé et sa
transmission de savoir. De par sa nature transcendantale à
l'expérience humaine, il constitue une forme de savoir théorique
qui n'est pas sujette à la remise en question, à l'examen du
doute car il est la mémoire d'un peuple et donne sens à sa
vie.
28 Ndaw, A. Op.cit. p.63
29 Diagne Mamoussé. Op.cit. p.160
25
C'est pourquoi il fait l'objet d'une narration
littérale, d'un compte rendu fidèle de l'histoire car il est la
vie même, la vérité du peuple. Ecoutez ! Ecoutez ! Et
transmettez fidèlement ! Telle est l'assertion inaugurale du compte
rendu de l'origine sur les peuples et l'Etat Mossi ; du moins telle que
rapportée par Balima.
Rapportant un propos de Louis-Vincent Thomas qui
considérait le mythe comme le fondement de la « littérature
sacrée, ésotérique » et disait qu'il jouait le
même rôle, dans les civilisations orales, que le dogme des
religions liées à l'écriture, Mamoussé Diagne
soutiendra : « Discours dont la caractéristique essentielle
réside dans la non-discursivité, le récit mythique est, de
ce fait, soustrait à la possibilité de la contestation.
L'autorité dont il est investi lui vient, en partie, de son
immutabilité et de sa stabilité non sujettes à
révision: il ne dit pas seulement la vérité, il est la
vérité première dans tous les sens de ce terme. Il est,
à ce titre, parole fondatrice de toute vérité
».30 Cela conforte bien notre idée consistant à
dire que ce qui fonde la légitimité du mythe et de son discours
réside essentiellement, non pas du seul fait qu'il se rapporte à
l'histoire lointaine du groupe, mais de son ancienneté et de sa
capacité à médiatiser ce passé et à le
rendre actuel. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il se voit comme
dogmatique en récusant toute tentative de modification ou de
falsification ; il est de ce fait le passé même et la raison
d'être du groupe.
Tout comme l'écriture dans son rôle de
consignation des données historiques et de support
référentiel dans la stabilisation et la garantie des acquis
gnoséologiques, le mythe, dans sa forme orale constitue pour la
tradition le réceptacle, la mémoire, le « lieu clos »,
la bibliothèque où sont «archivées»
l'identité originelle et toute l'histoire du peuple. A cela il faut
ajouter le recours à la mise en scène du discours mythique, de
l'image comme lieux d'appréhension des réalités abstraites
et comme procédé de gestion de la Mémoire dont l'objectif
tourne autour de l'instruction voire de l'éducation mais aussi et
surtout du refus de l'Oubli et d'une existence nulle et vierge et donc sans
culture. C'est ce refus d'ailleurs que tout peuple a tendance à faire
prévaloir dans ses oeuvres culturelles que ça soit avec les
symboles- temple, musée, statut..., les oeuvres d'art, les paroles, les
contes, les mythes...
30 Idem. p.161
26
Ainsi comme l'a si bien montré Ziegler, ils «
donnent à voir la culture d'un peuple. Face au chaos des jours elles
établissent la permanence. Face au néant, elles créent et
ordonnent un monde de beauté, de raison, de sens. L'ordonnance
amplitude de ce monde s'oppose au nocturne chaos, au désordre, au
néant »31. Il s'agirait donc là d'un souci de
rejet, de révolte contre l'acculturation ou plus spécialement
d'une méthode -d'ordre pédagogique ou mnémotechnique selon
Mamoussé Diagne- consistant à adapter le discours au niveau de
compréhension de l'auditeur afin qu'il puisse en saisir le sens et la
portée. Toutefois, en dépit de sa fonction d'instruction, de
remémoration qui, comme dans une civilisation écrite est
accessible à la majorité des esprits et susceptible d'être
commenté, le discours mythique, relégué au rang de
sacré, de rituel, fait du sujet, en l'occurrence du griot, un simple
rapporteur, un «récitant» et de l'auditeur un receveur parfois
incapable d'en saisir le fond et pour qui une procédure
méthodologique de compréhension va être mise sur pied.
Du fait de son caractère confidentiel, Mamoussé
Diagne montrera qu'« intégré dans la clôture de
l'initiation et du rituel, le mythe est réservé à une
élite et protégé par la règle du secret
».32 Ces propos font par ailleurs échos à ceux
d'Alassane Ndaw quand il s'interrogeait sur sa forme et suggérait son
caractère ambivalent: « N'est-il pas à la fois
révélant et cachant, informant et dérobant, mais aussi
disant et donnant la mesure de son savoir, c'est-à-dire interdisant
toute spéculation par une interprétation fixe, ne souffrant que
la répétition et éloignant, par avance, toute tentative de
mise en question, épreuve, développement, vérification de
ce savoir ? »33
Cela se comprend mieux si l'on se réfère au
rapport que le mythe d'origine entretient avec l'histoire du fait qu'il exerce
une action déterminante non seulement sur la manière de fonder la
société et de concevoir les institutions mais aussi sur la
façon de modeler les objets utilitaires mais aussi à
l'idéologie traditionnelle qui le réduit à la
sacralité. Si « toute science véritable, comme le disent les
griots traditionnalistes, doit être un secret » 34;
celui-ci est, par conséquent, détenu par l'élite à
l'instar des initiés et des griots, lesquels sont seuls capables d'en
dé-voiler les mystères, les structures internes et les enjeux. En
ce sens Mamoussé Diagne, montrant la spécificité
même de l'acteur dans sa mission de rejouer le mythe, montrait que c'est
la raison pour laquelle le statut d'acteur, et même celui du simple
auditeur,
31 Ziegler, J. La victoire des vaincus. Oppression
et résistance culturelle. Paris : Editions du Seuil, Janvier 1988,
p.31
32 Diagne, Mamoussé. Op.cit. P.157
33 Ndaw, Alassane. Op.cit. p.81-82
34 Niane, Djibril Tamsir. SOUNDJATA ou L'EPOPEE
MANDINGUE. Paris : PRESENCE AFRICAINE, 1960, p.7
27
n'était pas donné à tout le monde et que
c'était le résultat d'une ascension progressive, d'un
véritable « percement des oreilles », et la possession d'une
« tête chanceuse ».
En effet, pour mieux saisir cette complicité entre
mythe et histoire, faisons une petite incursion dans la fonction traditionnelle
des griots. Ceux-ci n'ont toujours pas été dans la
société africaine de simples quémandeurs pour leur survie
ni de simples orateurs ou conteurs mais par la magie de leur verbe et de leur
science, par leur capacité à dé-coder cette longue
histoire fondée sur des formules et des légendes abstraites qui
échappent à l'opinion, par leur pouvoir à inscrire cette
scène dans un contexte propice et à discriminer leurs acteurs et
leurs auditeurs, par leur force à re-jouer ce passé et à
le conformer aux exigences du présent, ils « étaient,
autrefois, les Conseillers des rois, ils détenaient les Constitutions
des royaumes par le seul travail de la mémoire ; chaque famille
princière avait son griot préposé à la conservation
de la tradition ; c'est parmi les griots que les rois choisissaient les
précepteurs des jeunes princes ».35
Ainsi la fonction du discours mythique, à travers et
au-delà des différentes procédures relatives aux exigences
de rationalité et de méthode, dépasse largement le simple
souci pédagogique. En effet il constitue, non seulement, dans sa forme
imagée, un cadre stratégique soucieux d'originalité et
d'efficacité dans la propagation du patrimoine culturel des acquis
théoriques comme pratique au cours de l'histoire du peuple, mais aussi
et surtout une réponse intellectuelle et existentielle.
Il semble donc être l'identité du peuple, la
référence permettant à tout un chacun de s'autosaisir et
de se retrouver afin d'épouser son passé, de savoir son
héritage à travers le récit de la gloire des pères
fondateurs et des valeurs ancestrales. Il constitue de ce fait une sorte de
thérapie de l'âme, de la conscience dont l'intérêt
portera sur le déploiement libre de l'individu au contact d'autres
identités.
Le savoir de l'origine, explicité par le mythe,
constitue pour l'individu une nécessité. Il permet à une
société, à l'homme particulier d'avoir des raisons de
vivre, des valeurs, des références à atteindre dans sa
tension vers la quête de la vérité. Car comment peut-on se
manifester dans le monde sans tension vers un idéal ? Comment
l'existence humaine peut-elle être appréhender sans la
compréhension du passé des l'instant que la vie semble être
un eternel recommencement, une véritable continuité ?
35 Idem, p.5
28
Il me semble que c'est en se posant d'abord comme
identité particulière- identité propre- laquelle se
définit par la question « qui suis-je par rapport à
moi-même ? » que l'individu puisse se poser lui-même tout en
se distinguant pour pouvoir s'affirmer devant l'autre et acquérir une
pseudo-identité c'est-à-dire une identité dans la
différence :« qui suis-je par rapport à l'autre ? ».
C'est en affirmant son identité que l'individu découvre du
même coup celle de l'autre. Cette dernière a une valeur morale
dans la mesure où elle pose le problème sur la façon de
vivre devant l'autre- questions relatives au respect mutuel, à la
reconnaissance de la dignité, du droit, à l'humanité- avec
qui vous partagez d'abord l'espace géographique et temporelle mais
ensuite et surtout les rapports à la vie.
Dés l'instant que, dans la marche de l'Histoire, les
perspectives en matière de politique, de projets de
société et d'économie deviennent des enjeux
inaltérables, l'identité propre, tout comme les
intérêts particuliers doivent s'affaisser, se réduire et se
confondre dans la différence, la formation d'un seul corps indivisible,
garant de la liberté et de la survie mais aussi de la reconnaissance de
soi. Comme nous le verrons dans la suite de ce travail, la nation Mossi s'est
concrétisée par cette incorporation des sociétés
identitaires acéphales dans la constitution de l'Etat. Ceci nous
permettra ici de faire un débordement dans le rapport
qu'entretiendraient le mythe et la politique dans le but de cerner plus
particulièrement leur impact dans le processus de fondation de l'Etat
Mossi.
Une lecture trop linéaire ou empirique des
récits mythiques pousse le plus souvent, consciemment ou inconsciemment,
à une conception trop réductrice de simple descripteur ou de
rapporteur d'événements historiques épars et sans objet
prédéfini. En effet l'interprétation que nous avons faite
de ce récit sur les peuples et la nation Mossi nous autorise à
penser qu'à l'instar des mythes de fondation des Etats africains, il
s'agit moins d'une prétention de description dont la
véracité est des plus inconséquentes que d'un texte
idéologique et pratique qui use parfois des faits
événementiels pour expliquer, tout en légitimant la
création d'un nouvel ordre politique et les ambitions de ses
détenteurs.
On comprend mieux cet aspect de la fonction du mythe si l'on
se réfère à la manière dont les Mossi ont
effectué le passage du non-Etat à l'Etat. Celui-ci, se faisant
par les voix des armes et de la persuasion, se voit à travers la
dimension politique du mythe comme la mise en évidence de la conception
traditionnelle du pouvoir, la façon de l'acquérir, de le
conserver, de le transmettre ou de le perdre. Qu'il s'agisse de Soundjata dans
l'édification du Mandingue, de Yenenga du Mossi ou de Ndiadiane Ndiaye
du Djolof ..., le discours mythique s'intéresse aux pouvoirs magiques
des héros fondateurs.
29
Revenons au mythe Mossi de fondation en tant que tel pour
mieux illustrer ce rapport. Tel qu'il est rapporté par Balima,
l'évolution historique du peuple laisse apparaitre trois étapes
successives et dans lesquelles figurent trois personnages principaux : Toja
Jié, la princesse Gnelenga et Ouédraogo.
La particularité fondamentale de ces personnages réside dans le
fait qu'ils sont tous experts dans l'art de la chasse. Cette notion consacre un
domaine fondamental dans l'appréhension du mythe et de la culture Mossi.
Toja Jié ou « chasseur rouge » fort et bien
bâti est aguerri en la matière. Quant à la princesse, elle
est initiée et accoutumée dés le bas âge aux rudes
épreuves des jeux masculins lesquels constituent les prémisses de
sa formation à la guerre. A cet effet, Balima nous renseigne : «
...au fur et à mesure qu'elle grandissait, on lui apprit les rudes jeux
masculins. Ainsi, elle fut entrainée à monter à cheval,
avec ou sans selle, et elle savait courir, nager, danser, chanter, sauter,
engager la lutte avec les garçons de son âge, grimper aux arbres,
etc. »36
Comme le montrera, d'ailleurs, Machiavel, « un prince- ou
un futur prince- doit donc n'avoir d'autre objet ni d'autre pensée, ni
prendre autre chose pour son art, hormis la guerre et les ordres et la
discipline de celle-ci,... ».37 Cette science, Ouédraogo
l'héritera et cet héritage se confirmera non seulement tout au
long de l'Histoire des conquêtes qu'ont effectuées les descendants
moose mais aussi à travers les acquis en matière d'organisation
politique et sociale et de stabilité étatique. Tel qu'il est donc
élaboré, le récit mythique laisse apparaitre deux concepts
fondamentaux étroitement liés dans l'édification de l'Etat
à savoir les notions de force et de chasse.
En parlant de chasse on fait intervenir les idées de
ruse, de tromperie, de simulation, de piège, d'arme, de courage... qui,
du reste, restent et demeurent des prédispositions nécessaires
à tout prince, à qui veut se préoccuper de politique.
L'apprentissage de la chasse semble équivaloir ici à celle des
affaires politiques à tel enseigne que l'un ne peut aller sans l'autre.
Cette réductibilité intrinsèque des deux sphères
est attestée dans ces propos conseillers que Machiavel adresse au prince
:
« ...il doit toujours aller à la chasse et par le
moyen de celle-ci, accoutumer le corps aux désagréments et en
même temps, apprendre la nature des sites et connaitre comment les
montagnes se dressent, comment les vallées s'ouvrent, [...]. Cette
connaissance lui est utile de deux manières ; d'abord, il apprend
à connaitre son pays, il peut mieux comprendre les
36 Balima, Salfo-Albert. Op.cit. p.67
37 Machiavel. Le Prince. Chap. XIV. Traduit,
présenté et noté par MARIE GAILLE-NIKODIMOV. Paris :
Librairie Générale Française, 2000, p.116
30
défenses de celui-ci ; ensuite, au moyen de la
connaissance et de la pratique de ces sites, il peut comprendre avec
facilité chaque autre site qu'il lui sera nécessaire de
reconnaitre pour la première fois... ».38
Cette nécessaire adéquation relève d'une
exigence pour le prince aussi bien pour sa propre sécurité que
pour celle de son peuple. L'art de la chasse constitue donc une
prédisposition indispensable pour tout prince ou tout fondateur d'Etat
aux yeux de Machiavel: « Et ce prince à qui manque cette
compétence, il lui manque la première qualité que veut
avoir un capitaine, par ce que celle-ci t'enseigne à trouver l'ennemi,
à placer les cantonnements, à conduire les armées,
à ordonner les journées, à faire le siège des
villes à ton avantage »39. Cette perception des
exigences de la vie publique du prince chez Machiavel est bien lisible dans la
manière de gouverner ou d'apprendre à administrer des rois Mossi
et cela nous le verrons tout au long de ce travail. Cependant certaines
théories excluent du discours mythique toute possibilité de
justifier ou de dire la sphère politique du fait que ces deux dimensions
évoquent dans leur nature des réalités apparemment
contraires : le mythe s'apparente plus au domaine de l'irréel, de
l'abstraction tandis que la politique est plus concrète, plus
réelle que métaphysique.
Cependant une question est de voir une dichotomie radicale qui
nierait toute l'antériorité de l'existence humaine se fondant sur
les progrès significatifs de son évolution au
bénéfice des acquis présents et une autre d'observer une
approche continuelle de l'histoire des hommes, sur ce même aspect
évolutif, mais en y faisant voir une sorte d'esprit
hégélien dans une perspective de conservatisme et de
dépassement. Cette deuxième considération me semble la
plus appropriée car - nous sommes ici dans une perspective horizontale
et non verticale comme chez Platon de nivellement des choses- c'est à
partir de l'irréel, du passé que l'on peut concevoir le
réellement concret, le présent des événements. Ce
serait donc comme si le passé, dans la littérature
négro-africaine, donnait sens et justifiait le présent.
Dés lors un peuple ne saurait se mouvoir dans une prospective de vie
sociopolitique harmonieuse ni un gouvernant dans sa fonction d'administrateur
sans la maîtrise de son identité propre et celle des
gouvernés.
38 Machiavel. Idem. p.117
39 Id.
31
Qu'on nous comprenne bien. Ce travail n'est en rien une
confrontation entre mythe et raison ou entre mythe et philosophie en tant que
discours rationnel même si ce terme de rationalité peut être
sujet à discussion. Nous devons savoir qu'à travers les grands
moments historiques, les mythes ont toujours été au sein des
enjeux politiques. Ils ont toujours été adaptés aux
événements circonstanciels en tant que supports argumentatifs des
exposés oratoires en politique notamment chez les orateurs attiques.
N'est-ce pas Isocrate qui, parlant du mythe de l'autochtonie des
athéniens dans le Panégyrique, justifiait leur
présomption quant à leur supériorité sur les autres
cités ? N'est-ce pas ce même Isocrate qui, afin de le convaincre
et de bénéficier de son secours, incitait Philippe II de
Macédoine dans le Philippe qui lui était destiné
à se souvenir des liens de parenté qui existaient entre le roi
macédonien et les territoires grecs ? Dans ce même registre nous
pouvons confronter ce rapport en l'inscrivant dans l'espace culturel et
politique Mossi.
Dans leur prétention à jeter les bases
fondamentales de l'Etat, ils proclament une nouvelle idéologie, un
discours apparemment mythique consistant à mettre sur place une nouvelle
manière de faire le politique en le substituant par la persuasion aux
procédés idéologiques des autochtones. Pour eux, le
pouvoir ne se tenait ni de l'âge (devant le pouvoir l'âge n'est
rien), ni de l'antériorité de l'occupation, mais qu'il venait du
Naam40 et que, seuls, les fondateurs des dynasties moose en
étaient les détenteurs.
Cela est la résultante intrinsèque de leur
conception et de leur idéologie dominatrices ; ils sont convaincus
d'être nés pour commander. À travers le discours mythique
cette idéologie se propagera dans les consciences des
générations présentes et futures lesquelles vont
s'accaparer à leur tour les valeurs de ce legs historique dont ils ne
manqueront sans doute pas de perfectionner et d'adapter aux besoins
quotidiens.
Dans sa dimension pédagogique, nous pouvons conforter,
par ailleurs et dans un autre registre plus philosophique ce rapport entre
mythe et politique. En tant que forme de savoir oral privilégié
dans les cultures oratoires, le mythe revêt la fonction proprement
d'éducateur et d'instituteur quant à sa capacité d'initier
l'auditoire aux valeurs ancestrales, à la perception de celles-ci face
aux aléas de la vie et de former le citoyen nouveau aux exigences du
politique.
40 Naam ou Nam : Souveraineté conçue par
les Mossi comme «la force divine qui permet à un homme d'exercer
son emprise sur un autre ». Cf. Skinner, op.cit. Glossaire, p.443
32
Si cette initiation, laquelle est l'objet de l'initié
c'est-à-dire de celui là même qui s'est affranchit de
l'emprise du temps présent pour épouser les données
historiques et les confondre dans un même instant «t», de celui
là même qui est sorti de la « caverne » et contempler la
Vérité en soi du passé à l'image du griot, est
purement théorique, il n'en reste pas moins vrai qu'il est
destiné à une utilisation pratique relative à la fondation
de l'Etat et à la gestion des affaires culturelles, sociales,
économiques et politiques des peuples.
A y voir de plus prés on dirait que la
possibilité de cette éducation s'est faite en deux temps. Une
phase ascendante marquée par la « sortie de la caverne », du
présent dans le but de contempler ce qui s'est passé
véritablement sans falsification ni rajout et une phase descendante dont
l'objet est, à l'mage de celle de Platon dans « l'allégorie
de la caverne », de revenir pour instruire les prisonniers, «
éduquer l'autre » dés l'instant qu'avec l'éducation
commençait la politique. Il s'agit aussi et surtout ici d'établir
une nouvelle vision politique et d'en assurer le destin conçu comme un
« vivre ensemble ». N'est-ce pas en ce sens que Socrate, au travers
de Platon dans l'Apologie de Socrate, se voyait comme le seul
athénien à « avoir pratiqué la véritable
politique » celle là même qui avait pour vocation la
transformation de la cité et du citoyen ?
En somme nous pouvons retenir, suite à cet examen
relatif au contenu du discours mythique et à travers ses dimensions
historique, pédagogique et politique quelques aspects saillants. D'abord
nous devons comprendre que le mythe, tel qu'il se définit dans les
civilisations orales en général et africain en particulier, n'est
pas un discours anodin, une fin en soi. Il constitue une forme de savoir
théorique par excellence d'explication du réel, du monde, de
l'origine des choses et d'appropriation, par l'individu, des valeurs
ancestrales. En ce sens il se rapporte à l'histoire en le rendant
actuelle. Cette actualisation des événements historiques se fait
par l'image et a pour finalité une certaine rigueur, une
intensité dans la transmission des acquis culturels et politiques ; une
politique de la mémoire.
Parlant justement de cette transmission du savoir, nous
pouvons remarquer qu'elle se fait oralement de bouche à oreille et ceci
afin, nous semble t-il, de parer à toute tentative de falsification de
la part d'un tiers ou d'un intermédiaire. Aussi constituerait-il un
moyen d'instruction de l'individu et du groupe dans le but immédiat de
former le citoyen et de fonder une nation politiquement
réglementée dans laquelle chacun se concevra comme partie
indivisible du tout et se déploiera librement, car sachant qui il est et
ce qu'il représente dans la vie commune.
Tout cela se comprend mieux si l'on perçoit de plus
prés la conviction que ce qui se trame à travers le mythe
dépasse largement l'examen critique que l'on exige de lui. Il s'agit ici
non seulement de préoccupations fondamentalement ontologiques relatives
à l'individu et à son existence mais aussi et surtout à la
sauvegarde durable de toutes les valeurs acquises au cours de l'Histoire. Vu
sous cet angle, nous pouvons admettre cet état de fait avec
Mamoussé Diagne lorsqu'il dit: « Une civilisation de
l'oralité est sans doute, plus que d'autres, préoccupée
par la gestion et la survie de son patrimoine discursif, du fait de la
fragilité essentielle qui la caractérise. Le recours à
l'image et au procédé de dramatisation est la réponse
intellectuelle et existentielle qu'elle oppose à ce défi capital.
Ce recours, ainsi que les modalités de son effectuation, s'adaptent aux
objectifs qu'elle poursuit, à la nature des objets de savoir qu'elle
veut préserver, et au type d'homme qu'elle vise à instruire
»41.
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41 Diagne, Mamoussé. Op.cit. p.165
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