2-De la structuration du corps étatique
Ce que nous entendons ici par structuration du corps politique
c'est à la fois l'ensemble des structures administratives, juridiques et
militaires dans la gestion du pouvoir. Il s'agit de voir et de
réfléchir sur les différentes modalités
structurelles et les antagonismes qui régissent les rapports entre les
politiques. Autrement dit, il s'agira de voir comment l'administration Mossi,
à travers ses systèmes exécutif, judiciaire et militaire,
fonctionne et quels en sont ses véritables fondements et
finalités.
Dans la plupart des sociétés negro africaines et
notamment dans le pays mossi, le chef, en tant qu'instance suprême de
l'exécutif, apparait devant le sens commun comme un être
supérieur qui incarne la puissance absolue laquelle est une
émanation de la volonté des ancêtres. Il est doté de
pouvoirs surnaturels- mythiques et mystiques- qui dépassent
l'entendement humain et fait qu'il est un homme vénéré
à même de garantir la concorde sociale, la paix et la richesse
mais aussi d'être la cause des malheurs tels que la sécheresse, la
misère, la maladie... A travers cette interprétation de la
conception de chef en tant que leader, nous pouvons, sans risque de nous
tromper, d'affirmer que la légitimité du dirigeant ou encore du
monarque résulte à la fois de ses valeurs morales et de sa
puissance, sa force, son courage.
Le bon chef est celui qui, quels que soient les moyens
utilisés- guerre, conquête, tuerie, pillage- arrive à
fonder un royaume fort susceptible d'assurer un système politique stable
où le peuple puisse survivre, s'enrichir et jouir de toute sa
propriété tandis que le mauvais est celui qui ne cause que du
tort et des souffrances : maladie, famine, pauvreté...De cette
conception de la chefferie on voit clairement la cause pour laquelle, dans le
système politique africain en général et dans l'empire
mossi en particulier, toute la force de l'Etat était
déléguée au Mogho Naba qui, en tant que chef suprême
et détenteur du pouvoir absolu, partage l'exercice avec le Grand conseil
que constituent les Ministres comme nous l'avons vu à travers les pages
précédentes. Mais qui est Mogho Naba ?
96
Dans son analyse de la société mossi, Delobsom
dira que « si MOGHO signifie pays des Mossi, il signifie par extension :
Le monde ; le MOGHO-Naba était pour ainsi dire considéré
comme le maître du monde »116. Au mossi le Mogho est la
force suprême, le gouverneur absolu, le Dieu ayant droit de vie
et de mort sur ses sujets ; il représente la Raison d'Etat. Il est
l'instance de validation des décisions et garant des libertés
individuelles et collectives, gardien de la constitution, protecteur des
coutumes...et cela du fait de sa nature et de sa force supranaturelle. Parlant
notamment de puissance il faudrait montrer qu'elle constitue le noeud de la
conquête du pouvoir, de sa conservation et de sa pérennisation.
Dans la genèse même de l'empire mossi et au niveau de sa gestion
se trouve matérialisée cette force, cette violence comme le
fondement de l'Etat : tout protectorat mossi tombé entre les mains de
l'ennemie l'a été du fait de la faiblesse de son administrateur.
C'est en effet cette puissance qui constitue la base du mode d'exécution
de l'architecture étatique dans son rapport avec le peuple.
Cette place qu'occupe la puissance du Roi suprême et la
force de tout dirigeant mossi mais aussi et surtout de la perception du peuple
à l'égard de tout chef font qu'en matière d'organisation
et de gestion de l'Etat, les mossi délèguent tout leur pouvoir au
souverain. En ce sens Skinner soutiendra que : « Les mossi attendaient
toujours de leurs dirigeants et tout particulièrement de leurs Morho
Nanamsé, des Didamba et des Kombemba, qu'ils prennent des
décisions voulues en matière de politique administrative et
qu'ils se prononcent sur toutes les questions de leur ressort. [...]. Les Mossi
estimaient que les hommes ne peuvent vivre sans chef et ils affirmaient avec
insistance que les animaux eux-mêmes ont des chefs. »117
Ceci montre bien la place que le chef occupe dans la hiérarchie sociale
et de la nature religieuse de leur fonction, ce qui leur empêchait du
même coup, du fait de leur conscience sur l'essence de leur profession,
de profiter des failles et faiblesses internes de l'administration.
La philosophie mossie de la chefferie constitue des lors le
point focal à partir duquel nous pouvons appréhender la
réalité politique et administrative de même que la
structuration étatique du pays. Ici tout émane du chef et aboutit
à lui. Ce respect et cette reconnaissance de la force légitime
montre bien cette soumission de la part du peuple et de l'habilité de
tout chef mossi à dire le vrai dans les domaines de la justice, de la
défense et de la politique intérieure.
116 DIM DELOBSOM, A. A. L'empire du Mogho-Naba. Coutumes des
Mossi de la Haute-Volta. Paris : Les EDITIONS DOMAT-MONCHRESTIEN. F.
LOVITON et Cie, 1932, p.46
117 SKINNER, E.P, Op.cit. p. 147
97
Les expressions courantes telles que : « vous devez vous
adresser au chef » ou encore « c'est à Ouagadougou que se
trouve la vérité » relèvent de maximes qui attestent
bien de ce constat et de cette idéologie sui generis aux mossis dans
leur rapport d'avec leurs administrateurs fondé sur la domination.
Cependant il ne s'agit pas si l'on s'en tient à cette aperception d'une
relation unilatérale de sujétion entre les deux forces : entre le
souverain et le peuple mais d'un rapport de réciprocité, de
complémentarité. Tout comme il revient aux dirigeants d'assurer
la santé, la prospérité, la sécurité
sociales en temps de paix tout comme en temps de guerre, il leur échoit,
surtout au pouvoir central, de dire, d'être et d'incarner à
travers leurs actes la Vérité en formulant des jugements
impartiaux et d'assurer en garantissant l'équilibre de la justice mais
aussi et surtout d'encourager le peuple à honorer les ancêtres
à travers des cérémonies rituelles.
Quant à la population son rôle est tout d'abord
de faire allégeance au suzerain et à l'Etat, autrement dit de lui
jurer fidélité et dévouement ; ensuite de lui fournir les
biens et services nécessaires pour la bonne administration du pays. Il
s'agit donc de compétences partagées lesquelles sont au coeur des
politiques administratives, judiciaires et militaires. La vie sociale mossie
était régie par l'existence d'un ensemble de règles
juridiques qui harmonisaient les rapports entre les citoyens eux-mêmes et
entre ses dirigeants. N'étant pas ignorées de la population, ses
normes coutumières s'appliquaient à tout fautif après
d'intenses procédés de consultation au niveau des chefs officiels
; ce qui autorise Skinner à parler de l'existence d' « un
droit réel, mais pas de code écrit »118
Tout comme dans sa politique administrative, l'organisation
judiciaire de l'empire était hiérarchisée et se conformait
aux exigences de la coutume laquelle se transmettait de
génération en génération et des
réalités locales allant des chefs de village au Mogho-Naba en
passant par les chefs de canton et les ministres. La fonction des premiers en
matière de règlements juridiques résidait dans la
résolution des affaires minimes tels que les petits vols sans violence,
les insultes...Les problèmes de vol, d'adultère, de bastonnade...
relevaient de la compétence des chefs de canton assistés par des
dignitaires et du Ministre.
118 SKINNER. Idem, p.183.
98
Quant au `Maitre du Monde', il ne s'occupe que des questions
d'intérêts généraux comme les crimes, les meurtres,
les assassinats lesquels pouvaient réduire le royaume dans une
insécurité totale ; ce qui fait qu'il est le seul habilité
à prononcer la peine de mort sur les Nakomsé tout comme le
Kombéré a le droit de vie et de mort sur ses sujets. Dans une
telle société où toutes les structures politiques et
étatiques étaient impensables en dehors de la religion et de la
coutume, la justice sévissait comme une sanction compensatrice
rituellement administrée à un contrevenant à l'ordre
social selon Cheikh Anta.
C'est d'ailleurs en analysant en ce sens la question de la loi
et de la procédure judiciaire dans l'Etat Mossi, que Skinner,
après examen et interprétation du droit sur les conflits
inter-citoyens et pouvant faire l'objet de jugement au tribunal :
héritage, restriction de la liberté d'autrui, vol, meurtre ou
homicide volontaire, violation de contrat... fera remarquer qu'elle se fonde
sur le principe de la conciliation. De ses propres mots on retiendra : «
En nous fondant sur ces deux cas et sur d'autres affaires encore, nous sommes
amenés à la conclusion que selon les Mossi, le droit et la
procédure judiciaire devaient servir à réconcilier les
plaideurs et à maintenir ce que l'on considérait
communément comme la justice sociale ».119 Cependant
cette apparente réglementation de la vie juridique cache d'importantes
réalités non négligeables dans la procédure
judiciaire.
En effet, l'absence de lois codées n'exclut en rien les
faiblesses, les limites du royaume dans son exercice du pouvoir ; d'où
la portée de cette critique d'Eugene Mangin : « Bien entendu, il
n'existait pas de code écrit, aucune échelle des peines
officielles. Tout dépendait de la coutume et du caprice du juge. C'est
ainsi que les riches pouvaient obtenir des décisions en leur faveur en
payant les juges, et les voleurs pouvaient éviter d'être punis en
partageant leur butin avec le Naba ».120Cette corruption des
juges est une réalité dans la sphère politique et
constitue, parmi tant d'autres comme la peine de mort parfois
injustifiée, des caractéristiques de l'injustice, de
l'inégalité sociale et de l'impunité à
l'égard des nantis à tel point qu'on pourrait parler de justice
pour les faibles, pour les pauvres. En ce sens Le Dim, comme pour
atténuer la portée de la critique, dira que « la justice
était gratuite ; aucune taxe n'était prévue, ni
perçue : néanmoins, le plaignant faisait présent au Naba
d'un coq blanc ou
119 Id. p.196
120 Mangin, E. Les Mossi. Paris : Editions
géographiques, maritimes et coloniales, 1921, p.25.
99
bengré (gris clair) qu'accompagnait toujours la
traditionnelle sacoche de cauris (200 à 1.000 cauris)
».121
Peuple très guerrier et habile dans l'art de la guerre,
la défense du terroir incombe à tout citoyen mossi. Il s'agit
d'une protection collective des intérêts généraux du
royaume tels que les institutions, les biens et services de la
communauté et des traditions. La distinction entre civile et militaire
telle qu'elle existe dans les sociétés modernes était
quasi absente dans la structuration politique du pays. En cas de guerre montre
Le Dim le Tansoba ou Tampsoba (ministre de la guerre) prévenait les
chefs de canton qui accouraient avec tous les hommes valides et le plus de
cavaliers possible. Cela est également confirmé par Cheikh Anta
Diop lorsqu'il affirme que « Les Mossi pratiquaient la levée de
masse. Le danger passé, chaque citoyen retournait dans son foyer, son
village ; l'armée était en quelque sorte dissoute, à
l'exception de quelques corps de sécurité
»122.
Cette démarche dans leur conception de la
défense publique semble, bien à des égards,
refléter la théorie machiavélienne de la composition d'une
armée nationale volontariste et patriote, dévouée pour la
sécurité de sa république. A travers son personnage,
Fabrizio Colonna, interrogé par Cosimo Rucellai sur l'entourage d'un
roi, il répondit : « les rois, jaloux de leur
sécurité, (et il me semble ce fut le cas chez les Mossi) doivent
donc composer leur infanterie d'hommes qui, au moment de la guerre, se
consacrent volontiers, par amour pour eux, au service des armées, mais
qui à la paix s'en retournent plus volontiers encore dans leurs foyers.
Il faut, pour cet effet, qu'ils emploient des hommes qui puissent vivre d'un
autre métier que de celui des armes ».123
Dans la même lancée et sur la question du choix
des soldats, il précise que le service militaire ne requerrait
guère, dans le choix de ses hommes, le recru de soldats s'adonnant aux
« métiers infâmes ou à des arts de luxe », mais
plutôt du service qu'il pourrait rendre. Ainsi dit-il : « il serait
ensuite très utile d'avoir un grand nombre de forgerons, de
charpentiers, de maréchaux et de tailleurs de pierre. On a besoin de
leur métier dans une foule de circonstances, et il n'y a rien de plus
avantageux que d'avoir des soldats dont on tire un double service
».124
121 DELOBSOM, L'Empire du Mogho-Naba. Coutumes des Mossi de
la Haute-Volta. Paris : Les Editions Domat-Montchrestien, 1932, p.56.
122 Diop, C.A. Op.cit. p.111.
123 Machiavel, N. L'Art de la guerre. Traduction par
Toussaint Guiraudet. Paris : GF Flammarion, 1991, p.72
124 Machiavel. Idem, p.83
100
Cette tactique Mossi dans la protection citoyenne commune de
l'Etat est un fait qui semble s'observer également, à quelques
variances prés, dans les cités grecques à l'époque
ancienne: VIIe siècle plus probablement, avec surtout la naissance de la
phalange et des hoplites. Dans leurs analyses successives de l'évolution
de l'armement de la Grèce antique, Marcel Detienne et Claude
Mossé font référence à cette nouvelle
stratégie d'engagement de la masse dans l'entreprise de la guerre.
Cette nouvelle appréhension de l'art militaire
favorisera la naissance du citoyen-soldat, du soldat-paysan et même en le
comparant au monde chinois du soldat-fantassin. De ses propres mots, Detienne
dira : « ...la fonction guerrière passe des mains des «
chevaliers », des Hippeis, dans celles des non-nobles,
des paysans petits propriétaires ; [...] ; l'exercice du pouvoir
politique est dés lors assuré par un plus grand nombre.
Déclin de l'aristocratie, avènement du citoyen-soldat, formation
de la cité des hoplites, ... », 125c'est-à-dire
de l'ensemble des citoyens en arme. Plus loin il dira dans cette même
lancée que : « la nouvelle technique militaire a des
conséquences importantes sur le plan social et politique : les paysans
sont promus au rang de combattants. [...] ; le privilège de la guerre
est enlevé aux nobles qui, seuls, possédaient chars et chevaux,
seuls, connaissaient le métier des armes ; ...C'est sur le soldat-paysan
que se fonde la nouvelle puissance politique »126.
De son coté, Claude Mossé manifestera la
même appréhension de cette nouvelle technique de guerre et des
conséquences qui en découlent. A cet effet il dira : « Mais
dans le monde grec à partir du VIIe siècle, en liaison
évidente avec le développement de la tactique d'hoplite, mais
aussi dans un contexte économico-social particulier, s'opère une
profonde révolution dont devait sortir la cité grecque. [...] :
désormais le citoyen et le soldat ne font qu'un et le citoyen-soldat
exerce sa souveraineté aussi bien au sein de l'Assemblée des
citoyens en temps de paix, qu'à l'intérieur du camp en temps de
guerre »127.
125 Detienne, M. « La phalange : problèmes et
controverses ». In Vernant, J.P. Problèmes de la guerre en
Grèce ancienne, op.cit, p.158
126 Detienne, M. Idem, p.176
127 Mossé, C. « Le rôle politique des
armées dans le monde grec à l'époque classique ». In
Vernant, J.P. Idem, p.292
101
D'ailleurs, c'est dans cette même perspective que semble
inscrire ici Lefort cette analyse machiavélienne de la disposition des
cantons suisses : « De la description de l'ordonnance des cantons suisses,
dira t-il, il tire le modèle d'une république vertueuse, sachant
allier le sens de l'indépendance à celui de
l'égalité, invincible sur son territoire, redoutable à
l'étranger parce qu'elle envoie ses propres citoyens au combat
».128
Cette pratique fait quelque part la force du peuple en tant
que seul véritable souverain. Armer le peuple ou l'initier à
l'art militaire reviendrait à fortifier l'Etat et, mieux, de permettre
à la population de porter le fardeau de la sécurité civile
et aussi de se responsabiliser devant toute violation des principes du contrat
social comme l'abus du pouvoir, la dictature, le non respect des principes
démocratiques et de la constitution... Ainsi partout où il
sentira sa vie ou ses intérêts menacés, il pourra se
révolter et même à en arriver à la
désobéissance civile pour ensuite rétablir l'ordre.
Parlant des hoplites d'ailleurs, Mossé fera remarquer dans son article
« le rôle de l'armée dans la Révolution de 411
à Athènes129 » comment ces derniers justifiaient
leur participation: « ...c'était à eux de se plaindre de la
cité qui abrogeait les lois de la patrie, tandis qu'eux-mêmes les
maintenaient et s'efforçaient de les rétablir
».130
Cette stratégie adoptée pour la défense
du terroir et de ses institutions est inscrite dans la conscience publique et
constitue un vecteur mobilisateur devant les situations dramatiques qui
risquent de porter atteinte à la stabilité du corps politique,
à la quiétude et à l'harmonie sociales mais aussi et
surtout à la sauvegarde du patrimoine culturel et religieux, du bien
commun. Elle favorise aussi la stabilisation des valeurs sociales telles que
les droits et les devoirs et par lesquels chaque citoyen tente de se
définir à l'intérieur de l'Etat.
128 Lefort, C. Le travail de l'oeuvre Machiavel, Op.cit.
p.321
129 Dans cette guerre l'armée de Samos et les hoplites
ont réussi à préserver la constitution athénienne
en en chassant les oligarques en l'occurrence Phrynichos et ses amis qui en
violaient la charte.
130 Mossé. Op.cit. p.293
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