WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Le rôle du storytelling dans la réconciliation nationale.

( Télécharger le fichier original )
par Sophie-Victoire Trouiller
Institut Catholique de Paris - Master 2 géopolitique et sécurité internationale 2014
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

3 : L'empathie : le storytelling relationnel

Si la coexistence est souvent impulsée par les hommes politiques, la véritable réconciliation est plus facile si les parties trouvent un intérêt commun, susceptible de les lier et de leur faire voir le conflit sous un autre angle, qui permet de garder un équilibre entre les besoins des individus et ceux d'une société. Cette possibilité peut être envisagée grâce à l'empathie.

Etymologiquement, le mot « empathie » vient du concept allemand d'Einfühlung, qui désigne la projection d'une personne dans les sentiments de l'autre. En pratique, il ne suffit pas d'éprouver les mêmes sentiments que l'autre, mais également de pouvoir distinguer ses propres émotions et celles de l'autre pour comprendre sa vision du monde. Certains sociologues désignent sous le terme de « perspectivisme » cette mise en perspective d'une situation selon ses divers acteurs. Pour certains chercheurs, l'empathie implique deux agents : un thérapeute et un patient,les notions de « patient » et de « thérapeute » pouvant être assimilées à un groupe humain ayant subi le trauma d'une crise politique violente. Ainsi, Dennis Sandole, professeur à l'Institute of Conflict's Analysis and Resolution,définit l'empathie comme « the traditional psychological approach to understanding, particularly as it had been applied in the therapeutic setting in which one of the actors (the therapist) was faced with the task of understanding the worldview of the other (the patient) and communicating this understanding to that person »43(*).

Concrètement, ce lien entre thérapeute et patient se retrouve de plus en plus fréquemmentdans la multiplication des groupes de paroles.

Ainsi, dans une société en conflit, chacun a tendance à proposer un récit mettant en valeur son propre camp au détriment de l'ennemi. A titre d'exemple, dans sa chronique quotidienne du 28 juillet 2014, l'hebdomadaire Courrier International invitait le lecteur à confronter deux articles abordant l'opération militaire « Bordure protectrice », alors en cours. L'un était rédigé par la journaliste israélienneSofia Ron-Moria, chroniqueuse au journal de droite nationaliste Makor Rishon, et l'autre par une militante palestinienne vivant au Canada, Rana Abdoulla44(*). Malgré leur aspect un peu caricatural, ces deux articles reflètent bien l'opposition entre deux récits inconciliables. Ainsi, Sofia Ron-Morias'oppose fermement à certains députés de gauche à la Kneset,qui attribuent à Israël la responsabilité de la situation à Gaza : « Nous, Israéliens, payons des impôts et élisons des gouvernements qui se soucient de la sécurité personnelle de leurs concitoyens en leur offrant des abris et des chambres sécurisées contre les missiles. Les Gazaouis, eux, ont élu le Hamas ».

Pour la défense des intéressés, la militante palestinienne affirme :« Israël (...) est un pays qui a envahi et violé les terres de ses voisins. Qui mobilise des tanks et des avions contre des civils désarmés. Un pays qui parque des gens dans des ghettos. Un pays qui, en attaquant les transports civils dans les eaux internationales, viole ouvertement les résolutions des Nations Unies, sans pour autant se voir retirer son adhésion ».

Même si la publication conjointe de deux visions différentes est un bon point pour le perspectivisme, l'objectif de l'empathie est d'apaiser ce genre de conflit de storytelling. Le Proche-Orient a ainsi vu naître des groupes de paroles très actifs, tels que « Jerusalem Story » et « Writing Our Shared History ». D'autres ont vu le jour en Irlande et au Rwanda. Dans ces groupes, les partisans d'un camp doivent être capables de raconter leur histoire en découvrant et en tenant compte de celle de l'autre. Sandole observe d'ailleurs que pour être réceptif à un récit, les individus doivent avoir plus envie d'apprendre que de rechercher la vérité. Des capacités d'ouverture, de créativité et d'écoute sont donc nécessaires à chaque personne qui souhaite participer à l'imagination d'un récit accepté et partagé entre les anciens adversaires, chacun étant à la fois thérapeute lorsqu'elle écoute les autres et patient lorsqu'elle s'exprime elle-même.Cette confrontation est censée modifier les idées initiales du patient : en apaisant les sentiments qu'il éprouve grâce à leur expression et à leur analyse profonde, elle est censée provoquer la catharsis qui pourra l'aider à surmonter son traumatisme.

Les groupes de paroles s'inscrivent dans le concept de « médiation narrative », selon lequel chaque ressortissant peut contribuer à améliorer l'avenir d'une société en transition. Ils sont composés d'individus ordinaires issues des parties en conflit et dirigés par un médiateur, de préférence extérieur aux événements. Ce dernier tente de permettre aux participants d'écrire, au sens propre, un récit du conflit sur lequel ils s'accordent tous. Le médiateur se fonde sur sa propre vision du conflit pour choisir les questions sur lesquelles doivent porter la discussion. Le but n'est pas nécessairement d'établir la vérité, mais plutôt d'écouter l'interprétation des faits par chaque personne. L'objectivité du médiateur est donc capitale dans le processus, et se concrétise par une totale distinction entre sa vision du conflit et celles qui seront synthétisées à la fin du débat - ce travail de synthèse étant soigneusement laissé aux participants.

Les participants sont invités, sans y être obligés, à raconter comment ils ont vécu la crise, mais aussi les conséquences qu'elle a sur leur vie actuelle. Les idées sont ensuite couchées par écrit, une attention particulière étant accordée à structurer les pensées de chacun, tout en restant fidèle aux mots qu'il emploie. Celui qui a lancé une idée devient l'arbitre du thème, mais l'idée est offerte à tous de telle façon que tout le monde puisse se l'approprier. A ce stade, notons que si deux personnes impliquées dans les mêmes événements n'ont pas nécessairement la même interprétation du conflit, elles parviennent parfoisà la même conclusion par des chemins différents.

Puis, chacun est invité à proposer les thèmes de structuration, les groupes ayant des idées communes pouvant être réunis en un seul. La mise en perspective peut alors changer, mais les participants sont, en règle générale, plus ouverts à la nuance de leurs positions qu'au début du dialogue. Une fois la synthèse faite, les autres groupes peuvent également poser des questions pour l'éclairer.

A titre d'exemple, Sandole évoque le projet « Jerusalem Stories » initié en 2002 à Tantour, dans les environs de Bethléem, par la praticienne des résolutions de conflits Carol Grosman. Intéressée par le rôle du storytelling dans les processus de paix, Grosman était convaincue que les histoires individuelles pouvaient provoquer l'empathie entre des camps opposés et prouver que chaque individu souffrait du conflit. Elle avait donc enregistré 70 témoignages de personnes résidant à Jérusalem, choisissant cette ville à cause du symbole qu'elle représentait pour les chrétiens, les juifset les musulmans. Elle était assistée par le photographe Lloyd Wolf pour immortaliser certains moments de leur quotidien. Les récits des témoins étaient très divers, se focalisant parfois sur les moments historiques du conflit (guerre de 1948, guerre des Six Jours, Première Intifada...) ou bien relatant leur vision du conflit et son impact sur leur vie. Son groupe de parole, composé de dix Palestiniens et de dix Israéliens, s'est inspiré de ce travail pour élaborer un récit commun et une exposition susceptibles d'être présentés devant un public.

Durant les présentationsde son exposition en Israël et dans les « Territoires », l'équipe de Grosman lisait les récits, chacun d'eux étant traduits en simultané. A la fin, le public pouvait rester pour voir l'exposition des photographies de Wolf. « Our research on our live performances showed that the work was effective and that it made a positive impact on audiences »45(*), estime Carol Grosman46(*).

Elle a en effet pu remarquer que des conversations s'engageaient dans le public entre juifs et arabes. Quant à savoir si ce projet pouvait aider ces deux groupes à se réconcilier, l'instigatrice du projet cite Rabbi Tarfon dans la Michnah : « Tu n'es pas obligé de venir à bout de la tâche, mais tu n'es pas libre l'éviter ». « For me, this is doing my part to assist in reconciliation between Israelis and Palestinians »47(*), conclut-elle.

Actuellement, la réconciliation semble lointaine, le conflit ayant monté d'un cran dans la violence. Pourtant, des familles israéliennes et palestiniennes ayant perdu des prochesdans la guerre continuent de se réunir tous les soirs devant la cinémathèque de Tel-Aviv pour promouvoir la paix48(*). Le but est « de connaître l'autre côté, comprendre ses difficultés, de la même manière qu'eux doivent nous connaître », commente une participante de ce véritable forum.

L'ancien ambassadeur et historien Elie Barnavi estime que ces réunions n'ontque peu d'impact sur les décisions politiques, mais que leur multiplication permet d'instaurer une « culture de la paix ».« Je pense qu'il y a deux types de personnes, ajoute-t-il. Celles qui voient derrière l'homme l'ennemi et celles qui voient derrière l'ennemi, l'homme ».

Ces propos résument bien le changement qui s'opère une fois que l'empathie s'est installée. Sandole constate d'ailleurs que le but d'un tel dialogue n'est pas de rendre communes les idées différentes de chacun, mais plutôt de créer quelque chose de nouveau par le biais d'un travail commun.

Les victimes d'un conflit peuvent elles-mêmes décider de créer des groupes de paroles, pour pallier lemanque de structures étatiques qui pourraient répondre à leurs besoins. C'est le cas du « Haven Victims Support Group », qui assiste les personnes qui ont souffert du conflit en Irlande du Nord. Ce groupe fait partie des nombreuses initiatives du New Voice Program, destinées à aider les individus à partager leurs histoires personnelles sans avoir le sentiment de subir l'enquête d'un juge ou l'examen d'un psychologue ou d'un psychiatre. En effet, les participants cherchent essentiellement à se sentir moins isolés et compris par les autres. Ainsi, une femme unioniste dont le fils a été battu à mort en prison hésite à aller voir un psychiatre que lui a conseillé son mari : « What does she know about me? She didn't have her son murdered. (...) I know that they're qualified people. But I think the only people who can really help victims are people who have gone through the same experiences»49(*).

En revanche, à propos des groupes de paroles, elle observe : « It all started with Thelma [un autre membre du groupe]and myself getting together; we needed help and we didn't know where to go to get it. (...)whenever I met up with Thelma and Anne I was able to get rid of a lot of frustration that I was carrying within myself. Because I had had nobody to speak to. And Thelma was on the same wavelength as me, because she had lost a son too»51(*).

Mais c'est à l'occasion d'une rencontre avec des prisonniers républicains qu'elle a compris qu'ils avaient également souffert du conflit :« I met Republican prisoners -- you know, on the visits? -- and they were saying: « We're very, very sorry to hear about your son.» But that's the way it was in prison. Republican prisoners were coming to me and saying they were very sorry to hear about my son -- and they were genuine about it too. Yes, we're definitely going to have to listen to the other side too»52(*).

De même, une autre personne raconte :« While I was in prison if something came on like... that Enniskillen bombing, everybody was crying, everybody. Catholics and Protestants, in the Maze prison hospital. I'll never forget that. I made good friends in there. Protestants and Catholics, and their stories are the same as ours »53(*).

Cependant, de tels groupes de parole peuvent être organisés par des ONG. C'est le cas au Rwanda avec l'association Handicap International, qui a mis en place un projet de « santé mentale communautaire ». L'idée développée par l'association était que toute communauté était capable de créer sa santé mentale, chacun pouvant donc être la source d'une bonne santé mentale commune. Dans ce but, elle a créé des groupes de personnes susceptibles de nouer des liens grâce à un passé ou à des besoins communs (victimes de viols, malades du Sida, jeunes...). C'est dans ces groupes qui ne tiennent volontairement pas compte du caractère ethnique (ce genre de division ayant nourri le génocide) que les Rwandais peuvent trouver des solutions à leurs problèmes, qu'ils soient psychologiques ou matériels.« J'aime les enfants, voir quand ils vont cultiver. Ils se racontent leur vie, leurs histoires du passé (...)C'était difficile avant, ils ne parlaient pas de ça en groupe de parole », commente le responsable d'une équipe d'enfants travaillant dans les champs54(*).

Ainsi l'association Handicap International a-t-elle distingué trois principes qui fondent les objectifs actuels des Rwandais : exister (kupaho), posséder (gutunga) et vivre heureux en paix dans la prospérité (gutunganirwa)55(*). Le récit émanant de ces groupes de paroles résulte en général d'une superposition d'expériences particulières, que Valérie Rosoux associe à une mosaïque.

« Le pouvoir de la narration, observe Nicole Girou, réside dans sa capacité à capturer des expériences complexes qui combinent les sens, la raison, l'émotion et l'imagination dans un résumé dense qui peut être reconstruit en partant de l'une ou l'autre de ces parties ». Ici, le storytelling est en effet utilisé pour structurer un enchevêtrement d'expériences différentes tout en tenant compte de toutes les idées auxquelles tiennent les individus. Dans les entreprises, ces initiatives sont connues sous le nom de « storytelling management » et se révèlent essentielles pour leur bon fonctionnement. En effet, les confrontations permettent, non seulement d'atténuer les souffrances psychologiques des individus, mais aussi de répondre à leurs besoins. A l'inverse, Christian Salmon observe que le silence dit « organisationnel » ou « systémique », entraîne une perte d'informations concernant des problèmes potentiels et serait responsable de 85% des échecs des entreprises56(*).

Les ONG jouent également un rôle important pour organiser en toute sécurité des rencontres entre les populations rivales et les engager dans des activités communes. L'Etat ruiné par le conflit ayant besoin de nouvelles infrastructures (hôpitaux, écoles, routes...), celles-ci sont parfois reconstruites par des groupes composés d'individus appartenant à toutes les parties opposées. Le travail de reconstruction rendant la communication obligatoire, les anciens ennemis apprennent à créer de nouveaux liens sur des bases purement pragmatiques (donner et recevoir des ordres, expliquer, rendre compte...). Ces initiatives sont essentielles car elles permettent aux participants d'acquérir une meilleure confiance en eux et d'améliorer la situation financière de leurs familles. Au Rwanda, Handicap International a permis la création de groupes de personnes chargées de trouver les moyens d'acquérir une autonomie financière. Ces groupes ont donc eu la possibilité de travailler ensemble sur des activités génératrices de revenus, comme l'agriculture, l'artisanat ou le commerce.

En Israël, l'association de kibboutzim Givat Haviva propose des activités similaires dans l'espoir d'améliorer le système démocratique du pays et d'initier Juifs et Arabesà la coexistence pacifique. Recherchant un avenir partagé à long terme, l'association organise des espaces de discussions et d'apprentissage de la vie courante (citoyenneté, rôle des parents dans l'éducation des enfants, relations entre amis...). Durant l'été 2012, elle a même organisé un voyage de trois semaines à New York, durant lequel les participants ont pu rencontrer des Etats-Uniens de toutes confessions et origines et visiter le quartier général de l'ONU57(*). Pour les étudiants, l'association dispense également des cours d'éducation civique dans des classes non mixtes, suivis de séminaires permettant des rencontres entre étudiants israéliens et palestiniens pour qu'ils puissent en débattre.

Pour répondre à cet objectif d'empathie, les Etats peuvent également créer des instances moins répandues que les groupes de parole. Ce sont les commissions vérité et réconciliation (CVR), qui réunissent elles aussi des membres des parties en conflit, mais ces derniers ont pour mission d'aller au contact de la population pour recueillir des témoignages. Comme les groupes de parole, ces mécanismes semblent plus aptes que les TPI à provoquer l'empathie, car d'assise locale.

Contrairement aux TPI, les commissions vérité fondent leurs objectifs sur l'idée que tout être humain vivant grâce à ses relations avec les autres, tout litige doit être réglé par le compromis, le but final étant d'améliorer les relations sociales sans nécessairement revenir à celles qui existaient avant le conflit.Les commissions vérité et réconciliation sont en effet des instances non juridictionnelles,chargées d'enquêter sur des violations des Droits de l'Homme après un conflit ou une dictature. Elles peuvent organiser des confrontations entre victimes et bourreaux, celles-ci permettant de mieux comprendre la complexité des expériences vécues durant la période en cause et d'en tirer les leçons. Dans certaines d'entre elles, ces rencontres sont limitées pour plusieurs raisons. La plupart du temps, le recueil de témoignages se fait grâce à des questionnaires préétablis, seuls 5 à 10% des victimes étant auditionnées58(*). De même, en cas d'atteintes sexuelles, de telles confrontations ne sont pas souhaitables, les victimes désireuses de témoigner pouvant subir de nouveaux traumatismes, voire être identifiées et rejetées par leur communauté. Enfin, certaines commissions comme celles du Guatemala ou du Maroc ont garanti l'anonymat aux victimes et à leurs bourreaux, se jugeant incompétentes pour apprécier la culpabilité ou l'innocence despersonnes qui auraient pu être désignées par les victimes. Les effets positifs de l'empathie sont donc structurellement limités.

En revanche, quand les audiences et les confrontations sont publiques, victimes et agresseurs tentent plus volontiers de se comprendre l'un et l'autre, ce qui est censé permettre les réconciliations. C'était le cas de l'Afrique du Sud où chacun pouvait s'exprimer dans la langue qu'il maîtrisait le mieux, ces confrontations étant facilitées par des traducteurs. Mais c'est une autre option qui a été proposée par la CVR de Colombie, qui place les victimes dans une pièce isolée munie d'un écran de télévision, de manière à ce que les réactions émotives ou agressives n'altèrent pas le récit.

Les médias jouent également un rôle important dans le travail des commissions vérité. En sus des comptes-rendus qui ne manquent pas de mobiliser la presse écrite,les audiences sont souvent retransmises à la télévision ou à la radio, au bénéfice de ceux qui ne peuvent pas se déplacer. Non seulement ils font sortir de la salle d'audience les émotions qui y sont ressenties, pour les rendre perceptibles à l'échelle d'un pays, mais ces dernières suscitent souvent des débats dans la société entière. Certaines commissions comme celle de Colombie, produisent même leurs propres documentaires à destination du public.

Par une sorte de tour de passe-passe, cette « nationalisation » de l'empathie via les médias est censée conduire au pardon général. Cela est malheureusement rarement le cas, surtout lorsque les réparations matérielles promises sont négligées pour cause de priorités économiques. Cette clémence forcée, associée à l'amnistie de ceux qui ont avoué leurs crimes, est encore aujourd'hui, en Colombie comme en Afrique du Sud, une source de tensions.

Paradoxalement, ce sont les groupes de parole qui ont les effets les plus positifs. Au-delà de leurs bienfaits psychologiques, c'est souvent grâce à eux que des solutions sont proposées pour permettre à la société en transition de vivre dans de meilleures conditions matérielles, comme nous l'avons vu plus haut dans le cas du Rwanda.

  • Faute de pouvoir déférer tous les accusés devant un TPI, l'Etat peut également déléguer les jugements à des tribunaux de fortune. Utilisés depuis très longtemps pour régler de petits litiges familiaux dans les régions rurales, les gaçaça rwandaises ont été mises à contribution pour juger ceux qui ont été impliquées dans le génocide. L'avantage de ces tribunaux est d'avoir recours à la langue et aux us et coutumes locaux, plus proches de la mentalité rwandaise que les procédures et verdicts d'un TPI. Les accusés avouant leurs crimes devant les survivants, la communauté assistée de juges intègres (inganga) élus en son sein, décide, après audition, des conditions de leur réintégration. Le procès se transforme ainsi en une narration du conflit par les deux parties, qui écrivent ensemble la « morale de l'histoire ».

Enfin, les mediatentent de nationaliser l'empathie en confrontant différentes visions du conflit.Les plus susceptibles de susciter des débats de nature à ouvrir les esprits et à transmettre l'empathie sont ceux qui invitent les individus à commenter leurs publications sur des sites internet ou par téléphone lors d'émissions. Ces initiatives sont cependant canalisées par la sélection faite par les « modérateurs » ou les standards, la tendance étant souvent de refléter la vision la plus conformiste. La pénalisation du responsable des publications en cas d'opinions peu conformes au « politiquement correct » risquant d'accentuer cette tendance.

Durant un conflit, les médias sont couramment soutenus par des groupes puissants (partis politiques, lobbies oucapitaines d'industrie), qui leur demandent d'adopter des positions favorables au développement de récits simplistes, voire incohérents. Dans la mesure où leur indépendance et leur liberté sont garanties, les médiaspeuvent pourtant contribuer à la réconciliation nationale, sans nécessairement la promouvoir explicitement, par le fait qu'ils sont censés faciliter la transparence des institutions grâce à leur rôle de contre-pouvoir. D'autre part, ils permettent à l'opinion publique de se nourrir en l'informant des nouvelles parutions en librairie ou des recherches scientifiques prometteuses. Ils permettent également de synthétiser la situation politique aux yeux des étrangers.

Leur liberté garantissant leur succès, les médias doivent être seuls maîtres des sujets qu'ils évoquent et ne sont donc pas mandatés pour promouvoir la paix. Cependant, beaucoup le font de manière explicite, à commencer par les nombreuses radios créées au lendemain de conflits. Un de leurs objectifs les plus importants est de sensibiliser la population aux activités des associations humanitaires ou d'aider des personnes déplacées à entrer en relation avec leurs familles.

Il est parfois utile de créer des stations de radio ou de télévision dirigées par des instances internationales ou des ONG. A titre d'exemple, l'ONU dispose de sa propre fréquence dans de nombreux pays en situation de crise comme le Libéria, la Sierra-Leone, la République démocratique du Congo ou le Cambodge. Ces radios se révèlent parfois les seules sources d'information un tant soit peu pluraliste concernant les conflits. A titre d'exemple, celle du Cambodge a abordé des sujets que les médias locaux ne voulaient pas traiter, comme les massacres perpétrés contre la minorité vietnamienne59(*). En RDC, elle diffuse deux fois par jour une émission baptisé Gutahuka (Rentrer chez soi), pour encourager les rebelles rwandais à quitter le Congo et regagner leur pays. La programmation mêle des témoignages de rebelles déjà rentrés et des messages de familles à la recherche de ceux qui sont encore au Congo. Elle incite également les anciens combattants à rendre leurs armes en leur expliquant les modalités du désarmement. C'est parfois le seul moyen de mener à bien cet objectif, le mode de vie nomade des soldats les rendant très difficiles à approcher et à informer individuellement. Sans être des acteurs directs du storytelling, ces émissions créent un « fond sonore » qui va dans le sens d'une attention mutuelles portées aux parties en présence.

D'autres émissions à vocation réconciliatrice confrontent plusieurs auditeurs dans une discussion afin de trouver une solution à un problème actuel, à l'instar des groupes de paroles. Patrick De Favre Bintene définit les programmes à vocation réconciliatrice comme « des émissions d'information générale sur des thèmes controversés ou sur des problèmes de société, traités dans une optique d'intégration, de réconciliation nationale et/ou de cohabitation pacifique »60(*).

Certaines ONG ont des initiatives plus originales, où la réalité est confrontée à la fiction. C'est le cas du Search For Common Ground (basé dans plusieurs pays essentiellement africains) qui propose notamment des bandes dessinées sur des thématiques de paix comme les élections, la lutte contre l'impunité et le processus DDR(Désarmement, Démobilisation, Réinsertion). L'ONG produit également des séries télévisées comme Equipe, qui raconte l'histoire d'une équipe de football féminin dont les membres sont confrontées aux enjeux d'un conflit qui peut s'apparenter à celui de la RDC (violences sexuelles, impunité, corruption, réconciliation...), tout en menant leur équipe vers la victoire. Le slogan « Si on ne collabore pas, on ne marquera pas » résume bien le storytelling appelant à la coexistence et à la coopération. De même, le feuilleton radiophonique Notre voisin, notre famille, met en scène la vie quotidienne de deux familles burundaises, évoquant des tabous comme le viol, le Sida ou le retour des réfugiés, ces enjeux étant mis en scène autour du thème de la fraternisation.

Souvent, l'empathie a beau gagner certains individus, il est difficile de créer une empathie nationale. Un survivant ne se retrouve pas toujours dans le récit d'un de ses compatriotes, fût-ilde son propre camp.Ainsi, une survivante du génocide rwandais observe :« Un rescapé, c'est quelqu'un d'exténué à qui on ne peut pas demander d'identifier son drame à d'autres drames du Rwanda »61(*).

Même dans un cas où l'empathie est nationalisée, comme en Afrique du Sud avec la croyance de l'hubuntu (« humanité commune »), elle n'est pas nécessairement liée au pardon pour la victime, de même qu'elle n'empêchera pas toujours la récidive du bourreau. Elle ne mène d'ailleurs pas forcément une société vers l'harmonie et la réconciliation, si la culture du conflit est trop présente. Pourtant, les initiatives destinées à provoquer l'empathie invitent l'individu à ouvrir son esprit sans nécessairement remettre totalement en cause sa propre perception du conflit.

* 43Dennis J.D. Sandole, Sean Byrne, Ingrid Sandole-Staroste, op. cit. p. 185. « Une approche psychologique traditionnelle de la compréhension, en particulier dans un cadre thérapeutique, par laquelle l'un des acteurs (le thérapeute), doit tenter de comprendre la vision du monde de l'autre (le patient), pour la communiquer à cette personne ».

* 44Courrier international au quotidien, Vu d'Israël, « Gaza, l'ennemi n'a ni nom ni histoire » et Vu de Palestine, « Si, les morts ont un nom », 28 juillet 2014.

* 45 « Nos observations durant les conférences ont montré que ce projet était efficace et qu'il avait un impact positif sur le public ».

* 46 Carol Grosman, entretien par mail avec l'auteur, 17 mai 2014.

* 47 « Je pense que ce projet constitue ma part du travail pour aider à la réconciliation entre Israéliens et Palestiniens ».

* 48Libération, Aude Marcovitch, «A Tel-Aviv, une place de la paix pour répondre aux bombes à Gaza », 31 juillet 2014.

* 49« Que sait-elle de moi? On n'a pas tué son fils. (...) Je suis consciente que ce sont des gens qualifiés, mais je pense que les seules personnes qui peuvent vraiment aider les victimes sont celles qui ont surmonté les mêmes épreuves »50.

* 51« Tout a commencé quand j'ai rencontré Thelma. Nous avions besoin d'aide et nous ne savions pas où aller pour nous satisfaire. (...)Dès que j'ai parlé à Thelma, j'ai pu me débarrasser d'une grande partie de la frustration que je gardais en moi. Et Thelma était sur la même longueur d'onde que moi, parce qu'elle avait perdu un fils, et son mari aussi ».

* 52« J'ai rencontré des prisonniers républicains - vous savez, durant les visites- et ils me disaient: "Nous sommes vraiment, vraiment désolés pour votre fils, mais c'est comme ça que ça se passe en prison". Des prisonniersrépublicains étaient venus et m'avaient dit qu'ils étaient vraiment désolés pour mon fils, et ils étaient sincères? Oui, décidément, nous devons aussi écouter l'autre camp ».

* 53 « Quand j'étais en prison, si quelque chose se passait... comme le jour de l'attentat d'Enniskillen, tout le monde pleurait, tout le monde, catholiques et protestants, dans l'hôpital du Maze. Je ne l'oublierai jamais. Je me suis fait de bons amis là-bas, protestants et catholiques, et leurs histoires sont les mêmes que les nôtres ».

* 54 Handicap international, op. cit. page 38.

* 55 Handicap international, « Retour d'expérience, accompagner les traumatismes par le retissage des liens sociaux et communautaires », 2009.

* 56 Christian Salmon, op. cit., p. 48 et suivantes

* 57 Givat Haviva, Annual report, 2013.

* 58 FIDH: Les commissions vérité: l'expérience marocaine.

* 59 UNESCO, op. cit. page 40.

* 60Mémoire de Patrick De Favre Bintene, « Problématique du rôle controversé des médias dans la résolution des conflits en RDC : analyse critique de l'opérationnalité concrète des médias dits pour la paix », université de Kinshasa, 2010.

* 61 Valérie Rosoux, « Rwanda, appel et résistance au pardon ».

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait"   Appolinaire