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Le rôle du storytelling dans la réconciliation nationale.

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par Sophie-Victoire Trouiller
Institut Catholique de Paris - Master 2 géopolitique et sécurité internationale 2014
  

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Première partie : Le processus de réconciliation nationale

Il est d'abord nécessaire d'étudier les origines et les typologies du storytelling dans le processus de réconciliation nationale. Puis nous examinerons le rôle qu'il joue dans les deux étapes de la réconciliation que sont la coexistence et l'empathie.

1 : Origines et typologies du storytellingde réconciliation nationale

Si ce concept d'origine anglo-saxonne naît à la fin du XXe siècle, « l'art de raconter des histoires », est peut-être aussi vieux que l'humanité et est employé partout dans le monde. En effet, la transmission d'un message par le récit est à la base de la communication entre les individus, en particulier dans les civilisations orales comme les Indiens d'Amérique ou certaines peuplades du Pacifique ou d'Afrique. Dans un but pédagogique, le récit fait d'abord appel à la raison et à l'émotion, et mobilise simultanément plusieurs de nos sens. C'est d'ailleurs l'occasion de partager un bon moment quel qu'en soit le cadre (amis, famille, entreprise, école...). Diana Hartley, consultante en entreprise, le démontre bien en lisant un livre pour enfants devant les dirigeants d'une entreprise de renommée mondiale peu désireux de se voir traités comme des enfants :« Je commençais à lire l'histoire de Harold et le crayon mauve sur un ton chantant en détachant les mots et en m'arrêtant en bas de chaque page afin de montrer les images à ma classe de dirigeants. Je les observais pendant ce temps et commençais à voir leurs traits s'adoucir, car ils écoutaient l'histoire non pas avec leur intellect, mais avec cette part d'enfance qu'ils avaient conservée (...) Notre héros, Harold, les ramenait vers un temps de leur vie où tout était possible. (...) Ces dirigeants de haut niveau étaient prêts à croire (...) en la simple possibilité de jouer et de créer ensemble quelque chose d'innovant et de brillant »12(*).

Les vertus pédagogiques et cathartiques du conte pour enfants sont d'ailleurs bien connues. Le conteur français Yannick Jaulin observe que les récits « peuplent nos inconscients, nous aident à nous structurer et fondent notre construction identitaire »13(*), ce qui semble compatible avec la réconciliation nationale par laquelle une nouvelle identité individuelle et collective se construit. Le journaliste David Carr considère même que la structure narrative existe déjà dans le monde réel avant qu'elle soit racontée, chaque événement, qu'il soit historique ou quotidien, s'inscrivant dans un contexte temporel. Mais pour mener à la réconciliation, les hommes politiques, assistés de leurs conseillers, créent un récit structuré qui simplifie le conflit selon deux tendances : soit ils banalisent des phénomènes marginaux, soit ils rejettent la responsabilité du conflit sur un autre pays. Il est d'ailleurs difficile de distinguer des typologies de storytelling, celles-ci changeant totalement selon le niveau d'analyse utilisé comme base. Des diverses questions que l'on peut se poser sur le récit émergent les distinctions entre eux.

D'abord, comment le récit est-il né ? On peut distinguer le récit spontané et le récit commandé par une autorité.

Mais que contient ce récit ? Tout de suite, on peut faire la différence entre un récit "manichéen"(au sens commun du terme) qui oppose les vainqueurs aux vaincus, et un récit "monolithe" qui unit tous les personnages autour de souffrances bravement surmontées. « Dans le meilleur des cas, observe l'historien Guillaume Le Quintrec, il s'agit de comprendre comment s'est constituée la communauté nationale ; dans le pire des cas, il s'agit de fabriquer et d'imposer une version officielle de l'histoire »14(*).

Dernière question : quel est le destin de ce récit ? On distingue ici le récit « transitionnel», appelé à évoluer avec le temps, et le récit « dogmatique»dont la modification est taboue, voire légalement interdite. Nous nous appuierons sur ces différentes typologies de storytelling pour comprendre son impact sur la réconciliation, que cet impact soit positif ou négatif.

Concernant les récits nationaux, en dehors des histoires imposées par les hommes politiques, que l'on pourrait qualifier de storytelling « institutionnel», il en existe d'autres, plus individuels, susceptibles eux aussi, de contribuer à la réconciliation nationale. Ce sont ceux de certains ressortissants de l'Etat en transition, parfois assistés par des ONG, qui créent des groupes de parole pour raconter le conflit qu'ils ont vécu et envisager les besoins de leur société. L'agencement de ces récits donne un montage structuré dans lequel chaque protagoniste est censé reconnaître les épreuves qu'il a surmontées durant le conflit et ses demandes. Ce « conflict zapping»15(*), peut également être qualifié de storytelling relationnel, la réconciliation nationale reposant sur la confiance et la coopération entre les individus qui acceptent l'histoire parce qu'ils en sont les auteurs. Il crée donc une identité nationale bien plus complexe que le récit étatique.

Bien avant les hommes politiques d'aujourd'hui, les monarques ont souvent eu recours à l'art du réciten demandant à des artistes, qu'ils soient poètes, dramaturges ou musiciens... d'user de leurs talents pour chanter leurs louanges. C'est donc dès l'antiquitéqu'est né le storytelling de la coexistence,les récits de guerres se terminant par la fédération de petites entités dans une histoire commune, et parfois, contre un ennemi commun. Mais ce récit peut être spontané et utilisé pour la réconciliation nationale ou bien commandé dans ce but par une autorité politique.

Probablement issue de l'oeuvre de plusieurs auteurs, L'Iliade relate la dernière année de la guerre de Troie, le récit fédérant les cités grecques contre les Troyens, leur ennemi commun. Homère, ou les divers conteurs qui se cachent sous ce nom, insistent sur la victoire et le courage des troupes achéennes venues de plusieurs cités (Agamemnon le Mycénien, Ulysse d'Ithaque, Ménélas de Sparte...), pour combattre des ennemis pleins de vertus.Les Achéens,auxquelsle lecteur grec s'identifieévidemment, font figure d'êtres supérieurs dont la gloire serait entachée s'ils s'en prenaient à des adversaires sans courage et sans talent.

En fin de compte, toutes les cités grecques sont englobées dans une nation commune, fédérées contre la vaillante Troie qui, comme par hasard, appartient à l'Asie Mineure où prospèrent les colonies issues descités de Grèce européenne. Bien plus tard, Tito utilisera ce storytelling d'unité nationale contre d'autres peuples, pour narrer le combat de la Yougoslavie contre l'occupation allemande, italienne et bulgare durant la seconde guerre mondiale. Mais la conception polythéiste qui préside dans les oeuvres antiques témoigne d'une ouverture au monde grâce à laquelle l'éloge concomitant d'Achille et d'Hector ou de Didon et d'Enée, offre des perspectives de valorisation plus large. Dans des récits issus de la culture monothéiste, même révisée par l'athéisme, cette ouverture sera plus rare, Tito étant loin de faire l'éloge des hauts faits historiques des nations qu'il a combattues.

L'Iliadea eu un tel succès que les Romainss'en sont inspirés pour repenser l'unité autour de Rome en valorisant les peuples quiaideront à son expansion.Au Ier siècle avant notre ère, l'Empire romain a dû traverserles guerres civiles entre César et Pompée, puis Octave et Antoine. La paix revenue, Auguste,par le biais de Mécène, sollicite Virgile pour écrire un poème visant à la réconciliation nationale, L'Enéide. Le canevas insiste sur les liens qui unissent la nouvelle Troie, Rome, à ses alliés et anciens ennemis. L'oeuvre connaîtra un immense succès. Elle prépare les Romains à passer de l'étroitesse d'une romanité limitée à l'Urbs, à l'universalité de la citoyenneté romaine étendue à tout l'Empire. Alors que L'Iliade vante la communauté de destins des cités grecques distinctes, L'Enéidevante les efforts de tous pour l'agrandissement d'une petite ville des bords du Tibre. En quelque sorte, L'Iliade est un chant fédéral alors que L'Enéide est un chant impérial. Virgile justifie la supériorité des Romains par des origines troyenne et divine totalement inventées. Il donne même à Rome un pouvoir de domination sur les nations barbares dans une prophétie énoncée par Jupiter : « Tes talents seront d'édicter les lois de la paix entre les nations, d'épargner les vaincus et de réduire par la guerre les orgueilleux »16(*).

Dans sa vision d'un empereur représentant Dieu, la propagande romaine inspirera les monarchies absolutistes et les Etats totalitaires des siècles suivants. De l'épopée duBeowulf (VIIe siècle) célébrant l'union entre les Angles et les Saxons, aux Lusiades de Luis de Camoëns vantant la vision unificatrice de la colonisation à la portugaise, de nombreux peuples occidentaux ont utilisé la littérature pour faire accepter de nouvelles appartenances nationales et de nouvelles formes territoriales.

Plus tard, en 1872, dans un tableau intitulé American Progress, le peintre américain John Gast représentera une femme personnifiant les Etats-Unis du XIXe siècle, portant la lumière de la civilisation vers l'Ouest. Cette oeuvre est une allégorie du concept de l'« évidente destinée » (Manifest Destiny), selon laquelle les Etats-Unis, peuplés de migrants européens persécutés, ont vocation à répandre la démocratie dans le monde. Défendue par les démocrates républicains vers 1840, cette théorie est encore d'actualité et se reflète dans l'interventionnisme américain.L'opposition entre la civilisation gréco-romaine et les nations barbares a, par ailleurs, persisté jusqu'à nos jours, devenant l'opposition entre les peuples civilisés et les peuplesà évangéliser ou à « démocratiser ».

Les récits écrits par plusieurs auteurs étant par définition relationnels, ils permettent une synthétisation de l'Histoire que l'on retrouve dans les commémorations. Réunissant la population lors d'une cérémonie honorant une cause (révolutions, abolition de l'esclavage, colonisation ou décolonisation...), les fêtes civiques s'accompagnent,en règle générale,d'un « culte laïque des grands hommes », permettant de donner des héros et des personnages fédérateurs à un discours censé avoir le souffle de l'épopée. Les individus sont alors invités, quel que soit leur parti, à se réconcilier pour continuer le projet commun.

Ces personnages se renouvellent : au Jean Moulin du discours de Malraux au Panthéon, viennent s'ajouter, pour recomposer le récit,le soldat d'Afriqueou le Normand bombardé du discours prononcé par François Hollande à l'occasion du soixante-dixième anniversaire du Débarquement du 6 juin 1944.

Mais aujourd'hui, la commémoration tend à laisser la place au « devoir de mémoire »et à la « repentance », storytelling négatif qui, à la dualité héros-ennemis, en substitue une autre : celle de la victime et du coupable.Non seulement cette notion part d'un concept négatif, mais aussi est souvent la source d'un storytelling dogmatique qui empêche l'Histoire de jouer son rôle, comme nous le verrons dans le cas des lois mémorielles.

Né avec la mondialisation et internet, le storytelling connaît une évolution particulièrement importante dans les médias, l'art du direct remplaçant peu à peu le récit. Les médias sont des moyens techniques par lesquels les individus communiquent des informations et des idées pouvant être soutenues ou critiquées. Mais ces moyens s'étant diversifiés avec les progrès technologiques, de nouveaux avantages et inconvénients sont apparus. A titre d'exemple, les événements relatés par la presse écrite sont communément replacés dans leur contexte, ce qui permet au lecteur d'en comprendre les fondements et de garder un sens critique ; en revanche, les journaux télévisés ou radiophoniques adoptent une position plus descriptive, leur but étant de plonger le téléspectateur ou l'auditeur dans les sensations du direct. On assiste alors à un tourbillon de récits différents où l'on parvient mal à distinguer la réalité de la manipulation qui se mélangent dans une mise en scène distrayante. Cette volatilité du storytelling médiatique est accrue par le recours de plus en plus massif aux relations virtuelles des « social networks » : aujourd'hui, chacun peut publier ses idées sur internet, mélanger vie privée et événements historiques, informations vraies ou fausses pour mieux convaincre.

La coexistence permettant la volonté de réconciliation entre les adversaires, elle se met en oeuvre grâce à un storytelling institutionnel. Au contraire, l'empathie s'installe dans une société grâce à un storytelling relationnel fondé sur la confrontation d'individus ordinaires.

* 12 Christian Salmon, op. cit. p. 6 et 7.

* 13 Jeanne Bordeau, op. cit.

* 14 Guillaume Le Quintrec, « Le manuel franco-allemand, une écriture commune de l'histoire ».

* 15 La notion de « conflict zapping » est une allusion au conflict maping bien connu des étudiants de relations internationales, car il permet de distinguer, dans un conflit, les périodes de relative stabilité par rapport aux crises les plus violentes.

* 16Cité par Hervé Coutau-Bégarie, dans « Les médias et la guerre », Bibliothèque stratégique, 2005, page 115.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault