Le rôle du storytelling dans la réconciliation nationale.( Télécharger le fichier original )par Sophie-Victoire Trouiller Institut Catholique de Paris - Master 2 géopolitique et sécurité internationale 2014 |
IntroductionLa réconciliation nationale peut se définir comme « le processus de prise en charge de l'héritage de la violence passée et de la reconstruction des relations brisées qu'elle a engendrées »1(*). Garantissant la paix elle vise essentiellement, dans l'esprit de la plupart des chercheurs, à apporter un sentiment de sécurité et de confiance grâce à la reconstruction de la politique et de la société par des acteurs nationaux ou internationaux -ces derniers pouvant apporter une aide précieuse, sans pour autant administrer le pays durant sa transition vers un autre régime.La réconciliation est,en effet,un processus destiné à dissiper les différends politiques. Il faut cependant en chercher les motifs et comprendre ce qu'elle implique pour la population, faute de quoi elle peut avoir un effet négatif. Or ses objectifs dépendent des visions que se font les individus ou les groupes sur le conflit qu'ils viennent de vivre. Ces expériences étant différentes d'un groupe à l'autre, et même d'un individu à l'autre, constituent des récits en conflit. Les objectifs de la réconciliation sont alors presque aussi nombreux que les individus, ce qui constitue déjà une de ses limites. La portée symbolique du mot « réconciliation » est également très importante, certains individus le jugeant « insupportable », voire « indécent », car totalement réducteur2(*). Pour les dirigeants de la société en transition, le défi consiste donc à tenter de donner aux adversaires une volonté de coexistence qui, avec le temps, laisse place à l'empathie, tout cela sans forcément évoquer la réconciliation. En effet, l'apparition du mot réconciliation dans leurs discours est souvent vue par la population comme une justification pour favoriser leurs desseins politiques. La première réussite du storytelling est donc de « vendre » ce concept sans nécessairement l'évoquer. Après une période de conflit, la coexistence de plusieurs parties adverses sur un même territoire peut être imposée par un armistice, conclu par une organisation internationale qui envoie des représentants pour s'interposer physiquement entre les belligérants. Mais la volonté de coexistence entre eux ne se révèle que lorsque la soif de vengeance disparaît. Les relations évoluent ensuite vers une coopération minimale entre d'anciens ennemis, celle-ci devant obligatoirement passer par laconstruction d'une mémoire collective et d'un récit du conflit qu'ils viennent de vivre afin d'éviter que le passé ne devienne une nouvelle source de tensions.Or, généralement définie comme « un ensemble de représentations du passé communément acceptées »3(*), la mémoire collective détermine la conduite des parties après le conflit et peut,en réalité, s'orienter vers des récits simplistes qui ont des fondements historiques douteux. La vérité est donc au coeur de la réconciliation nationale, puisqu'elle constitue le fil conducteur reliant la volonté de coexistence à l'empathie. Concrétisée par des mesures à long terme comme des excuses symboliques, l'éducation et la mémoire, l'empathie est caractérisée lorsque la victime envisage les raisons de la haine que son agresseur a éprouvée à son égard, tandis que l'agresseur comprend la souffrance et la colère de sa victime.Or cette compréhension mutuelle entre deux anciens adversaires demande souvent un long délai, comme en témoigne une rescapée du génocide rwandais : « J'ai pris le temps de haïr tout le monde. Cela m'a pris dix ans. J'ai eu besoin de ce temps pour la haine. A présent, je peux commencer à réfléchir à la réconciliation »4(*). Lors d'un colloque ayant pour sujet « La fin des conflits et la réconciliation », José Maïla observe que « la réconciliation détermine une manière d'envisager le passé qui rend possible la vie du temps présent. Loin d'être seulement une volonté de tourner la page, elle suppose une démarche active pour revisiter la mémoire et permettre l'écriture d'une histoire qui fasse vivre une société jadis déchirée en adéquation avec elle-même et en paix avec les autres. (...). Ni occultation du passé, ni oubli des violences, elle est démarche d'exorcisation des peurs et des haines et ouverture sur l'avenir ». Outre le fait qu'il permette d'accepter la réconciliation, on peut comprendre l'importance du récit dans ce processus, l'écriture de l'histoire permettant non seulement d'exorciser les peurs et les haines, mais également d'imaginer un avenir commun. Il est donc nécessaire de comprendre comment le récit est constitué et comment il suscite l'émotion. La praticienne des résolutions de conflits Julia Chaitinobserve : «A story or a narrative combines either real or imagined events that connect in such a way to provide a chain of events that are recounted to others »5(*). Présentant la destinée d'un agent à travers des événements se déroulant dans le temps6(*), la narration doit avoir une structure particulière : une situation initiale, un élément perturbateur, des péripéties, la résolution et la situation finale. C'est donc, comme l'observent Nicole Girou et Lissette Maroquins, « le récit d'une transformation ». C'est pourquoi son sens dépend de sa structure, le narrateur changeant l'agencement des événements selon l'importance qu'il désire leur attribuer. Ainsi, par la puissance de persuasion dont son auteur se sert pour communiquer des faits imaginaires ou réels, l'histoire peut sanctifier une victime et punir son bourreau, « transformer les salauds en héros », humaniser chaque partie aux yeux de ses adversaires ou tout simplement « communiquer ce que nous sommes »7(*). C'est souvent dans la fiction du récit que réside la plus grande force de l'émotion, celle-ci étant censée générer l'envie d'agir chez les individus. Le storytelling, quant à lui, est la reconstruction du passé par des personnes qui cherchent à embellir ou à dénigrer l'histoire d'un groupe. Souvent employé dans le management et la communication politique, il consiste à mettre en scène une histoire pour susciter des émotions génératrices d'actions chez le public cible. On y a donc souvent recours dans un but de réconciliation nationale, son rôle étant de construire un récit accessible et acceptable pour tous. Dans ce domaine, le storytelling est censé aider les individus à être conscients de leurs origines et de leurs besoins essentiels afin de construire une mémoire collective mêlant le passé, le présent et même l'avenir dans un récit. Experte de la communication et du langage, Jeanne Bordeau définit le storytelling comme étant « le fondement même de l'humanité depuis qu'elle existe et communique entre semblables », car « nourri de l'art du récit, apte à provoquer l'émotion et à solliciter l'intelligence sensible »8(*). Plus critique, Christian Salmon, grand spécialiste du storytelling, y voit une « arme totale de désinformation » ayant contaminé les institutions politiques après avoir sévi dans les entreprises.Il constate que si l'art du récit est en effet très ancien, grâce aux progrès technologiques, il acquiert une nouvelle puissance à partir des années 1980 en s'imposant à toute la société dans divers domaines (économie, politique, droit, psychologie, journalisme, pédagogie...)8(*).Grâce à un mélange entre le mythe et la réalité, l'histoire racontée ne serait utilisée que pour « infiltrer et manipuler les consciences » et deviendrait si convaincante qu'elle surpasserait toute explication logique. Si Christian Salmon voit le storytelling commeun « outil de propagande » au service de l'« impérialisme narratif », Jeanne Bordeau et lui s'accordent à lui donner un rôle positif consistant à surprendre le public en ajoutant du sensible, du rêve, de l'émotion dans un discours purement factuel. Qu'il soit employé par un Etat ou par une entreprise, le récit, né d'un groupe plus ou moins restreint d'individu, a vocation à être connu et accepté par tout un pays, voire par le monde entier. Dans les deux cas, il permet aux participants d'exprimer leur créativité pour améliorer l'avenir. Si dans un Etat, le storytelling permet la réconciliation nationale, dans une entreprise,cette réconciliation doit se concrétiser soit par la résolution d'un conflit, soit par une fusion avec une autre entreprise9(*). Mais l'Etat comme l'entreprise peut posséder un récit interne et un récit externe, ce dernier n'étant que l'image renvoyée aux étrangers ou aux consommateurs. Ainsi, la connaissance de l'histoire d'une entreprise permet au consommateur de donner un sens au produit qu'il achète. De même, le récit d'une nation ressoudée invite le visiteur étranger à s'intéresser à ses ressortissants et à son histoire. Dans un conflit, il faut prendre en compte l'aspect socio-politique (indépendance, souveraineté, moyens militaires, économie...), mais aussi l'aspect socio-psychologique (perception de l'identité nationale par les différents groupes, écriture d'un récit commun et préservation de l'image de l'Etat pour ses adversaires)10(*). Ces deux aspects dépendent étroitement l'un de l'autre, si bien que la mémoire collective d'une société influence la politique qui y est menée tout en pouvant être modifiée par les hommes politiques et les médias selon les circonstances. Le Journal of Peace Researchn'associe le concept de storytelling à celui de réconciliation nationale que dans le cas où les parties au conflit se réunissent et expriment leurs souffrances et leur colère afin de confronter leurs expériences et d'en faire un récit acceptable pour chacun11(*).Si de tels projets ont en effet été réalisés par des praticiens de la gestion de crise (en Israël et Palestine) ou par des ONG (au Rwanda), les premières exhortations à la réconciliation viennent bien souvent des hommes politiques qui n'hésitent pas à enjoliver la réalité pourfournir aux individus des arguments pour se fédérer autour d'eux. Ce mémoire vise à démontrer que comme dans une entreprise, le storytelling de la réconciliation nationale a deux axes essentiels : la cohésion interne et une image inspirant confiance au public extérieur. Son objectif est donc d'examiner comment le storytelling peut provoquer les émotions susceptibles de permettre une réconciliation nationale et comment ce récit peut être transmis à ceux qui n'ont pas vécu le conflit. Puis nous étudierons les obstacles potentiels à la réconciliation. Ce travail s'appuie essentiellement sur des textes universitaires concernant le processus de réconciliation nationale et le storytelling. S'y ajoutent des entretiens que nous avons pu avoir avec Stéphane Dangel, consultant en storytelling dans les entreprises et Carol Grosman, praticienne de la résolution de conflits. * 1International IDEA, « La réconciliation après un conflit violent », 2003, page 5. * 2Valérie Rosoux, «La gestion du passé au Rwanda, ambivalence et poids du silence », page 39. * 3Rafi Nets-Zengut, «Transformation of the official memory of conflicts», 2013. * 4Nathalie Burnay, « Transmissions : passation, identité narrative et reconnaissance ». * 5Julia Chaitin, «Narratives and story telling», 2003 : « Une histoire ou un récit est constitué d'événements réels ou fictifs qui sont agencés de manière à former une chaîne d'événements susceptibles d'être racontés aux autres ». * 6 Nicole Girou et Lissette Maroquins, « L'approche narrative des organisations », 2005. * 7 Christian Salmon, op. cit. page 59. * 8Jeanne Bordeau, « la vraie histoire du storytelling », 2008. * 8 Christian Salmon, « Le storytelling : la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprit », éditions La Découverte, 2007, page 11. * 9 Stéphane Dangel, entretien par mail avec l'auteur, 18 juillet 2014. * 10Gabriel Salomon, "A Narrative-Based View of Coexistence Education", 2004. * 11Journal of Peace Research, Volume 48, N° 1 ,pp115-125, «Does contact work In Protracted Asymetrical conflict? Appraising 20 years of reconciliation-aimed encounters between Israeli Jews and Palestinians«, January 2011. |
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