Comment les commissions vérité et réconciliation s'efforcent-elles de remplir leurs objectifs?( Télécharger le fichier original )par Sophie-Victoire Trouiller Institut Catholique de Paris - Master 1 Géopolitique et relations internationales 2013 |
3: A quoi sert la recherche de la vérité ?La vérité a d'abord un effet thérapeutique sur les victimes, qu'elles la délivre ou qu'elles en prennent connaissance. Pierre Hazan met en avant le fait que c'est moins l'esprit de vengeance qui les anime que le souhait de comprendre comment et pourquoi ces violences leur ont été infligées. Cet objectif de vérité permet donc aux victimes d'exprimer leurs souffrances et aux agresseurs d'expliquer leurs motivations. C'est ce travail qui participe au premier chef à la réconciliation. A un échelon plus vaste, la vérité sert aussi à découvrir les circonstances qui ont déclenché le conflit, ainsi que la responsabilité des institutions. Ses observations permettront éventuellement d'améliorer par la suite leur fonctionnement. Le principal travail des CVR est de prouver publiquement la culpabilité des anciens dirigeants alors qu'eux-mêmes ont mis en place une vérité officielle qui attribue bien souvent toute la responsabilité aux victimes, dissidents ethniques ou politiques, présentés comme les coupables. Les CVR doivent donc transformer en vérité des témoignages considérés jusqu'alors comme des mensonges, les victimes n'ayant en général aucun moyen objectif de prouver les souffrances qu'elles ont subies. Ainsi, par leur action, les commissions luttent contre une bonne partie de l'opinion publique conditionnée par des années de propagande officielle pour inverser, preuves à l'appui, la responsabilité des violences infligées. Priscilla Hayner affirme que le besoin de rechercher la vérité dépend du degré de dénégation de la part du gouvernement à l'égard des victimes. Dans certains pays, la négation des crimes a été organisée dès le départ. Au Guatemala, les zones où ils avaient lieu étaient bloqués pour éviter d'occasionner des rumeurs à leurs propos66(*). Dans d'autres endroits on a, comme à Katyn, attribué cyniquement à l'opposant un massacre montré au grand jour. En Afrique du Sud, la phraséologie officielle désignait les opposants comme « criminels » et « terroristes », cet usage finissant par s'étendre à l'international. Ce n'est qu'en 2000, bien après l'accession au pouvoir de son membre éminent, Nelson Mandela, que l'ANC a quitté les listes des organisations terroristes internationales. Dans le vocabulaire de la Commission présidée par Desmond Tutu, la vérité devait donc servir à « rétablir l'ordre moral » en réhabilitant les victimes, en reconnaissant les fautes des dirigeants et en instaurant de nouvelles règles permettant au pays de s'engager dans un processus de démocratisation. Théoriquement, les commissions dévoilent toute la vérité dans leurs rapports. Ainsi, pour le général Clément-Bollée, « la commission vérité, justice et réconciliation, c'est la vérité, toute la vérité et rien que la vérité ». Toutefois, si la Commission du Tchad, créée en 1991, a été la première à publier les noms des principaux auteurs d'exactions ainsi que leurs photographies67(*), il n'y a eu que peu de répercussions pour les intéressés, qui n'ont pas été jugés68(*), alors que le rapport recommandait que ces personnes soient évincées du nouveau gouvernement et des nouvelles forces armées.
Concernant la Commission d'Afrique du Sud, la publication des noms des tortionnaires dans son rapport est considérée comme leur punition. En effet, qu'ils soient amnistiés ou non, ils sont tous mentionnés, ainsi que la municipalité où ils résident. Selon Stéphane Leman-Langlois, il s'agit d'une « sanction non officielle » et d'un « contrôle social informel »69(*). Cependant, parfois, la vérité n'est pas entièrement dévoilée par les commissions. En effet, dans certaines d'entre elles, d'autres limites sont imposées aux victimes. Les responsables de certaines de ces institutions, comme la Commission pour la Clarification historique du Guatemala (Comision para el Esclaricimiento historico), créée en 1994, et l'Instance Equité et Réconciliation du Maroc créée en 2004) ont exigé des victimes de ne pas désigner nommément les personnes à qui elles imputaient leurs souffrances. Au Salvador, les membres de la Commission avaient hésité à publier les noms des auteurs d'exactions, se disant qu'il était du ressort des instances judiciaires de le faire. Mais en définitive, ils avaient jugé la justice du Salvador encore trop corrompue pour accomplir cette mission de manière efficace. C'est pourquoi la Commission a fini par désigner les noms d'une quarantaine de hauts responsables dans son rapport, dont le ministre de la Défense et le président de la Cour suprême, en dépit de l'avis du gouvernement70(*). En riposte, le président de la République tenta de retarder la publication du rapport, soulevant un autre problème de la manifestation de la vérité : la sécurité des témoins face aux vengeances. Cinq jours après la publication du rapport de la Commission, une amnistie absolue et inconditionnelle était accordée par le gouvernement à ceux qui étaient accusés d'actes graves de violence71(*). La Commission n'a pas approuvé l'amnistie, mais n'a pas non plus pressé le gouvernement de poursuivre les auteurs d'exactions qu'elle avait nommés. Pour justifier ces scrupules concernant la dénonciation des criminels, l'un des responsables de la Commission chilienne, l'avocat José Zalaquett, a affirmé que « nommer des auteurs de violations sans qu'ils puissent se défendre équivaut à sanctionner pénalement une personne sans qu'il y ait eu procès équitable »72(*). En particulier, lorsqu'il s'agit d'en désigner certains sans les nommer tous, comme dans le cas du Salvador, il considère cette position comme abusive, puisqu'elle crée une inégalité entre les accusés publiquement dénoncés et les coupables qui restent totalement impunis73(*). En revanche, José Zalaquett ne désapprouve pas la dénonciation des coupables par la Commission d'Afrique du Sud, puisqu'ils ont pu se défendre lors de la procédure d'amnistie. Une fois que la CVR a accompli sa mission, elle passe parfois les commandes au judiciaire. Certaines commissions recommandent en effet aux tribunaux nationaux de poursuivre certains individus coupables des violations des Droits de l'Homme les plus graves. Elles coopèrent alors avec les tribunaux en fournissant certaines archives qu'elles ont pu récupérer. C'était le cas de la Commission du Libéria qui a publié dans son rapport une vingtaine de noms de responsables auxquels elle accordait l'amnistie, les autres devant être jugés74(*). Les commissions qui ne souhaitaient pas dénoncer les coupables dans leurs rapports se sont donc concentrées sur la réhabilitation de la vérité historique et le réconfort des victimes, ne faisant aucune recommandation de poursuites pénales à l'encontre des criminels qu'elles avaient identifiés. Deux de ces commissions méritent d'être étudiées, intéressantes de par leur différences de contextes : le Maroc et le Guatemala. Au Maroc, en 1965, le roi Hassan II met en place un régime répressif pour mettre un terme à toute contestation de son pouvoir. Ce régime durera jusqu'au début des années soixante-dix, où deux tentatives de coups d'état militaires sont déjouées. La demande d'indépendance du Sahara occidental donne l'occasion au roi de réunir le reste de son peuple autour de lui, multipliant les occasions d'abus et de violences dans tout le royaume. En juillet 1999, après les tentatives de démocratisation du régime et des négociations avec le Polisario (Front politique armé du Sahara occidental), une commission d'arbitrage indemnise de nombreuses victimes de la répression. Cependant, elle est beaucoup critiquée pour son manque de transparence. En 2004, le nouveau roi Mohamed VI crée sur recommandations du CCDH, une nouvelle commission, l'Instance Equité et Réconciliation, dans le but de poursuivre la réforme entamée par son père. Elle est chargée d'enquêter sur les violations des Droits de l'Homme qui ont eu lieu depuis l'indépendance du Maroc en 1956 jusqu'à l'établissement de la Commission d'arbitrage en 1979. C'est une période très longue par rapport à celles des autres commissions. Bien que la Commission marocaine ait eu à déterminer la responsabilité de l'Etat dans les violations des Droits de l'Homme commises au cours de cette période, elle avait pour consigne de taire les noms des auteurs d'exactions. Le roi considérait en effet que le fait d'invoquer des responsabilités individuelles relevait de l'interprétation historique et par conséquent du seul ressort des historiens. Le seul objectif de cette instance devait être la réconciliation des Marocains avec eux-mêmes et avec leur histoire. Il n'y a donc pas eu non plus de confrontation entre victimes et tortionnaires. Au Guatemala, la Commission pour la Clarification historique a elle aussi pris la précaution de taire les noms des coupables. Elle intervient pourtant dans le cadre particulièrement préoccupant d'accusations de génocide. L'exil du trop socialiste Jacobo Arbenz en 1954, puis la succession de régimes militaires appuyés par les Etats-Unis, vont déboucher sur 34 ans de guerre civile. Menant une lutte à outrance contre la guérilla communiste, l'action des "patrouilles d'autodéfense civiles" va conduire des dizaines de villages à être rayés de la carte. La Commission pour la Clarification historique sera créée dès 1994, deux ans avant même la signature de la paix - assortie d'une amnistie. Le rapport de la Commission qualifie d' « actes de génocide » les exactions commises par les groupes armés contre certains groupes ethniques, notamment les Indiens mayas (83% des victimes75(*)). Ces deux exemples tendent à prouver que tant que la vérité ne va pas jusqu'à la désignation des coupables, l'impunité encourage la poursuite des crimes. Il est à noter que selon Priscilla Hayner, la Commission Vérité et Réconciliation d'Afrique du Sud et l'Instance Equité et Réconciliation du Maroc font partie des commissions les plus efficaces. Or l'une a désigné les coupables en considérant cette dénonciation comme une sanction, l'autre a opté pour l'amnistie systématique. La question de la dénonciation des criminels reste donc posée. En effet, la dénonciation publique d'auteurs de graves violations des Droits de l'Homme, sans que ceux-ci puissent se défendre, peut avoir des effets non négligeables. Elle peut d'abord nuire à leur réputation et à leur famille, mais également donner l'occasion aux coupables de prendre à partie les victimes qui ont témoigné ou les membres des commissions qui les ont dénoncés. Autant de risque qui peuvent compromettre la réconciliation nationale en formant à nouveau des rivalités entre les groupes. Pourtant, dire toute la vérité, c'est aussi nommer les responsables des violences essuyées par la société. C'est d'ailleurs très important lorsque le système judiciaire de l'Etat ne fonctionne pas assez bien pour intenter des procès. Ces deux principes nécessitent une conciliation et ont suscité beaucoup de débats entre les commissions. Les commissions en Argentine et à Haïti semble les concilier chacune à sa façon. En effet, la Commission argentine laissait les victimes donner les noms de leurs agresseurs si elles les connaissaient, mais ne pouvaient pas juger les actes perpétrés, ce rôle étant dévolu à la justice76(*). Pour sa part, la Commission haïtienne ne publiait les noms des coupables que si leur culpabilité ne laissait aucun doute possible77(*). Notons cependant que la Commission haïtienne avait dressé une liste de coupables qui devait rester confidentielle, mais qui finalement a été publiée dans un journal77(*). Selon Priscilla Hayner, il est aujourd'hui devenu clair que les commissions ne peuvent désigner les coupables dans leurs rapports que si trois conditions sont remplies77(*) : - les individus qui risquent d'être nommés doivent être informés des charges qui pèsent contre eux. Signalons cependant qu'il n'y a pas obligatoirement de confrontation entre le criminel et sa victime si la commission considère qu'elle constituerait un danger pour cette dernière, - les auteurs d'exactions doivent pouvoir répondre à ces témoignages, - ils doivent être informés que les conclusions des commissions n'équivalent pas celles d'un éventuel procès. Pour Priscilla Hayner, la distinction entre les commissions qui doivent dénoncer les coupables et celles qui ne doivent pas le faire réside dans leur objectif principal. Si une commission se contente de rechercher la responsabilité des institutions dans le conflit, il n'y a pas lieu de dénoncer les coupables, qui se retrouvent dans une situation où ils ne peuvent pas se défendre. En revanche, lorsque la responsabilité des individus est également recherchée, la commission peut les dénoncer. Selon Etienne Jaudel, cependant, publier le nom des coupables en ayant le souci de prouver leur culpabilité dans les faits qui leur sont imputés, implique une procédure qui n'est pas à la portée de toutes les commissions. En effet, les témoignages ne sont pas toujours fiables, d'autant que l'intensité des événements et les traumatismes accroissent la subjectivité des témoins et des victimes. Mais les commissions ne doivent pas seulement recueillir les témoignages des victimes. Selon Alexandre Boraine, membre de la Commission d'Afrique du Sud, elles doivent aussi accorder beaucoup d'attention aux institutions, afin que les dirigeants voient leur responsabilité engagée du fait des errements de la légalité et des violations des Droits de l'Homme qui en ont résulté. Il est donc nécessaire de comprendre comment de tels actes peuvent voir le jour. Ainsi, Jacques Sémelin tente d'expliquer comment peuvent naître les rivalités entre les diverses composantes de la société. Pour lui, lorsque les individus « perdent leurs repères », chacun abandonne son individualité propre pour rechercher une identité commune au détriment d'un autre groupe qu'ils combattent. Cette identité se fonde sur la nationalité, la langue, la religion, la culture ou l'éducation77(*). Les persécutions vis-à-vis de l'autre groupe deviennent essentielles pour pouvoir réagir dans le chaos issu du conflit, comme si le groupe persécuté était le seul responsable. Ainsi, poursuit Jacques Sémelin « L'idéologie entend s'imposer à tous par la terreur, et en retour, la terreur justifie tous ces crimes au nom de l'idéologie »78(*). Reste à déterminer quand l'individu est susceptible de « perdre ses repères ». Bien souvent, c'est une accumulation de causes qui conduisent les pays à de telles extrémités. Selon Jacques Sémelin, la chute des cours mondiaux de café a entraîné une perte de repères pour les Rwandais, étant donné que c'était leur principale ressource agricole79(*). Dans de telles circonstances, le pays touché ne peut s'en sortir ni par des réformes économiques, ni par une coopération internationale, car, c'est « l'âme du peuple qui (...) semble atteinte, déboussolée, paralysée ». Ces causes n'auraient jamais conduit au massacre si des « leaders d'opinion » n'avaient pris un groupe d'individus pour cible, encourageant la population à s'en débarrasser pour résoudre la crise80(*). Ce phénomène est bien souvent orchestré par des intellectuels (artistes, médecins, ingénieurs, enseignants...), qui radicalisent leurs discours pour le salut de leur pays81(*). * 66 Priscilla Hayner, op. cit., page 26. * 67 Priscilla Hayner, op. cit., page 32. * 68 Priscilla Hayner, op. cit., page 127. * 69 Stéphane Leman-Langlois, op. cit. * 70 Etienne Jaudel, op. cit., page 82. * 71 Priscilla Hayner, op. cit., page 91. * 72 Pierre Hazan, « Commissions Vérité : amnistie sans amnésie ». * 73 Priscilla Hayner, op. cit., page 141. * 74 www.trial.org, La Commission Vérité et Réconciliation du Libéria. * 75 FIDH, « Le rapport « mémoire du silence » », 1999. * 76 Priscilla Hayner, op. cit., page 109. 83 Fanny Benedetti», Haiti's Truth and Justice Commission». 84 Etienne Jaudel, op. cit., page 82. 85 Priscilla Hayner, « Unspeakable truth », pages 129 et 130. * 77 Jacques Sémelin, « Purifier et détruire : usages politiques des massacres et génocides », page 55. * 78 Jacques Sémelin, op. cit., page 62. * 79 Jacques Sémelin, op. cit., page 36. * 80 Jacques Sémelin, op. cit., page 33. * 81 Jacques Sémelin, op. cit., page 97. |
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