I.3 La morale des temps Modernes
Jean Jacques Rousseau est l'un des plus illustres philosophes
du siècle des Lumières et eut une influenceintellectuellereconnue
sur la révolutionFrançaise. Arthur Schopenhauer le
considère comme le «plus grand des moralistes modernes
». Schopenhauer disait : « Ma théorie a pour elle
l'autorité du plus grand des moralistes modernes : car tel est
assurément le rang qui revient à Jean Jacques Rousseau, à
celui qui a connu si à fond le coeur humain, à celui qui puisa sa
sagesse non dans les livres ,mais dans la vie ; qui produisit sa doctrine non
pour la chaire, mais pour l'humanité ; à cet ennemi des
préjugés, à ce nourrisson de la nature , qui tient de sa
mère le don de moraliser sans ennuyerparce qu'ilpossède
la vérité et qu'il émeut les coeurs
.»10 Il faut cependant souligner d'emblée que
le principe de la pitié définie par Rousseau dans
différentes oeuvres peut bien apparaître comme un mystère
difficile à expliquer. Les spécialistes de la question
comme Paul Audi reconnaissent ainsi qu'elle pose «
des problèmesdoctrinauxinextricables. »11
Mais au-delà de ces problèmes notre propos sera de montrer en
quoi la pitié peut être considérée comme la
condition de
10 Arthur (Schopenhauer), trad A- Burdeau, Le fondement de la
morale, Paris, Aubier-Montaigne, 1978,p 162. 11Pierre(Audi),
Rousseau, Ethique et passion, Paris, puf 1997 p 137.
11
reconnaissance de l'autre et donc comme un fondement de la
morale. Ce faisant nous essaierons de voir en quoi la pitié est à
l'origine de tout sentiment d'appartenance et de toute communauté.
Dès le discours sur l'inégalité Rousseau
a défini ce «principe de l'âme» qu'est la
pitié. En voulant renouveler la connaissance de l'homme,
ilélabore une anthropologie dont le but est une
réductiongénétique destinée à voir ce qu'il
est, abstraction faite de l'évolution historique. Ainsi, deux principes
pré rationnels sont mis en évidence par Rousseau ; l'amour de soi
et la pitié lorsqu'il s'exprime : «Méditant sur les
premiers et les plus simples opérations de l'âmehumaine,
jÿcrois apercevoir deux principes antérieurs à la raison
dont l'un nous intéresseardemment à notre bien-être et
à la conservation de nous-mêmes et l'autre nous inspire une
répugnance à voir périr ou souffrir tout être
sensible etprincipalement nos semblables. »12
Rousseau veut dire ici deux choses .Tout d'abord que l'homme
est naturellement porté à se préférer
lui-même à tout autre dans la vie. Il peut donc en certains cas
s'opposer violemment à un autre si sa vie en dépend. Mais il
n'est ni naturellement ni gratuitement méchant ou pervers, car sa
brutalité ne va pas au-delà de ses intérêts. En
cesens, la méchanceté n'est pas le propre de l'homme social et de
sa raison raisonneuse. Ensuite, Rousseau montre chaque homme comme tout
être vivant, éprouve une aversion innée pour la souffrance
d'autrui. Aussi, la pitié n'est-elle pas le fruit d'un raisonnement qui
viendrait tempérer la brutalité de ses affections. C'est un
moment instinctif et naturel, en deçà de tout raisonnement. Si le
triste spectacle du monde ne nous permet pas souvent de le voir à
l'oeuvre, c'est que la facilité des passions sociales est parvenue
à l'étouffer. Pour ne pas être en contradiction avec sa
conscience, il suffit de « s'argumenter un peu » comme dit Rousseau.
Mais, « l'homme sauvage n'a point cet admirable talent et faute de
sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au
premier sentiment de l'humanité.»13. Pour Rousseau,
la pitié vient donc modérer dans chaque individu
l'activité de l'amour en
12 Rousseau(J.J), op, cit, préface,
p125-126.
13 ibidem p. 156
12
soi-même. En cela, elle concourt à la
conservation de l'ensemble de l'espècequi, sinon, serait promise
à une rapide extinction.
Dans l'Essai sur l'origine des langues, Rousseau note que la
pitié nécessite le support de l'imagination et de lumières
pour que chacun puisse êtretouché par la souffrance de l'autre.
Pour lui, « la pitié bien que naturelle au coeur de l'homme
resterait éternellement inactive sous l'imagination qui la met en
jeu(..) Comment imaginerai-je des mots dontje n'ai aucune idée ? Comment
souffrirai-je en voyant souffrir un autre sije ne sais même pas qu'il
souffre, si j'ignore ce qu'ilya de commun entre lui et moi ? Celui qui n'a
jamais réfléchi ne peut être ni clément ni pitoyable
; il ne peut pas non plus êtreméchant et indicatif. Celui qui
n'imagine rien ne sent que lui-même ; il est seul au milieu du genre
humain. »14
La pitié permet en effet la naissance et l'affirmation
de toute conscience morale. Comme nous l'avons vu, la pitié
tempère en l'homme l'instinct de l'amour de soi-même. Cette
modification opérée à la fois par le sentiment et la
raison «produit l'humanité et la vertu
».15La pitié est donc l'appui naturel et
pré-rationnel de toute morale. L'important pour nous est alors de bien
voir que dans la société, les hommes forment une
communauté morale : « De cette seule qualité (la
pitié), découlent toutes les vertus sociales. En effet, qu'est-ce
que la générosité, la clémence, l'humanité,
sinon la pitié appliquée aux faibles, aux coupables, ou à
l'espèce humaine en général ? La bienveillance et
l'amitié même sont à bien prendre, desproductions d'une
pitié constante fixée sur un objet particulier : car
désirer que quelqu'un ne souffre point, est-ce autre chose que
désirer qu'il soit heureux ?16
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