B- L'invention des Sourds.
Au début du XXème siècle,
l'eugénisme a le vent en poupe. L'idée de stériliser les
personnes jugées inaptes pour garantir la pureté de la
société se diffuse aux Etats-Unis et en Europe83. Les
sourds-muets font l'objet d'études, ils seront classés parmi les
inaptes, notamment dans le projet de loi « modèle » de
l'américain Henry H. Laughlin, qui ne sera pas mis en
application84. L'Allemagne nazie concrétisera ces
thèses par la loi du 14 juillet 1933 relative aux maladies
héréditaires et le décret du 1er septembre 1939,
permettant d'affliger la « mort de grâce » aux malades
incurables, dont les sourds-muets faisaient partie. D'abord
stérilisés, ils seront ensuite exterminés. Après la
Seconde Guerre Mondiale, une évolution notable dans le statut des
sourds-muets relève du vocabulaire employé pour les
désigner. Pour les médecins, les sourds-muets deviennent des
sourds, que l'administration française classera dans la catégorie
des déficients auditifs. Dans les deux cas, la représentation du
sourd reste celle d'un malade à soigner. Repris par la communauté
sourde, le terme Sourd s'écrira avec un S majuscule, marque de
l'appartenance à une communauté linguistique. Les Sourds ne
s'estiment pas muets, puisqu' ils
80 Graham Bell, Memoir upon the formation of a deaf variety
of the human race, Washington, 1884.
81 Yves Bernard, Les Congrès de sourds-muets
après Milan, dans la revue internationale Surdité,
décembre 2001, P69.
82 André Pichot, La société pure,
2000, P157.
83 Voir le chapitre d'André Pichot intitulé
Génétique et Eugénisme.
84 André Pichot, La société pure, 2000,
P214-215.
30
s'expriment par la langue des signes. Les études
américaines sur la langue des signes viendront légitimer ce
renouveau du combat pour l'intégration. Deux représentations de
la surdité vont à nouveau s'opposer : la vision médicale
et administrative, et la vision culturelle.
1/ Le sourd, un déficient auditif.
La loi de 1945 instaurant la Sécurité Sociale ne
traite pas du handicap. Au sortir de la Guerre, la catégorie des
sourds-muets, inventée par l'administration de 1791 et associée
à celle des aveugles, reste en vigueur. Mais le terme sourd va
être imposé par le secteur médical, avec le
développement de l'orthophonie et de la technique des prothèses
auditives85. Dire des sourds qu'ils sont muets reviendrait en effet
à discréditer les soins que le monde médical leur
prescrit. Les médecins poursuivent donc la mission qui leur a
été confiée au siècle précédent : il
faut guérir les sourds de leur maladie et les faire parler. La
surdité se trouve d'ailleurs répertoriée dans la
Classification Internationale des Maladies (CIM), établie en
1948 par l'Organisation Mondiale de la Santé. Désormais, la
surdité est entendue comme une déficience auditive,
divisée en quatre sous-catégories, selon le niveau de la perte
auditive (sourd léger, moyen, sévère, profond). Cette
vision médicale de la surdité sera formalisée dans le
rapport de François Bloch Lainé de 1967, commandé par le
premier ministre, Georges Pompidou et intitulé De l'inadaptation des
personnes handicapées. Outre le fait que ce rapport envisage les
personnes handicapées comme des personnes inadaptées à
leur environnement, donc à la société, il donne aussi
naissance à une sous-catégorie administrative, celle des
déficients auditifs, comme le suggère la classification
médicale. Les sourds se retrouvent ainsi classés, nommés
par rapport à ce qui leur manque : l'audition. Comme le souligne
l'ethnologue Yves Delaporte, « c'est le propre de l'ethnocentrisme,
partout et toujours, que de définir l'autre par ce qu'il a en moins par
rapport à soi. A la différence du racisme, il ne manifeste
aucune
85 Bernard Mottez, Les Sourds existent-ils ?, 2006,
P125.
31
hostilité vis-à-vis d'autrui ; il n'est fait
que de fausses évidences et de bonnes intentions (...)
86». Ce terme « déficient auditif » est
déjà en usage, notamment au sein des associations de parents
d'enfants sourds telles que l'ANPEDA (Association Nationale des Parents
d'Enfants Déficients Auditifs) ou l'UNISDA (Union Nationale pour
l'Insertion Sociale des Déficients Auditifs). Ces associations acceptent
et souhaitent la médicalisation de la surdité car elles
défendent une éducation oraliste des enfants sourds, en milieu
scolaire ordinaire87. Pourtant, les Instituts Nationaux de Jeunes
Sourds, sous l'autorité du Ministère de la Santé Publique,
ont aussi pour mission « de contribuer au dépistage, de
participer à la recherche et d'assurer un enseignement
»88. Ils intègrent donc la vision médicale
de la surdité. Mais ce que veulent ces associations, c'est l'insertion
sociale, l'intégration des sourds au système scolaire ordinaire,
non pas au nom de leur différence, mais au nom de
l'égalité. Ces revendications seront inscrites dans la loi
d'orientation en faveur des personnes handicapées de 1975, qui
élève « la prévention et le dépistage des
handicaps, les soins, l'éducation, la formation et l'orientation
professionnelle, l'emploi, la garantie d'un minimum de ressources,
l'intégration sociale et l'accès aux sports et aux loisirs »
au rang d'obligation nationale. Cette loi envisage la scolarisation des
enfants handicapés en milieu ordinaire, et l'enseignement
spécialisé, tel que décrit par Jean-Gaspard Itard au
XIXème siècle, reste en 1975 le lieu de la
ségrégation. En effet, les enfants handicapés «
pourront être accueillis dans des structures d'action
médico-sociale précoce en vue de prévenir ou de
réduire l'aggravation de ce handicap 89».
Toutefois, si l'éducation des élèves handicapés
relève désormais du Ministère de l'Education Nationale,
les « déficients sensoriels » feront exception à la
règle. Une circulaire conjointe du Ministère de l'Education
Nationale et du Ministère de l'Action Sociale du 8 juin 1978 s'accorde
sur le maintien des élèves sourds dans l'éducation
spécialisée. Serait-ce lié au « réveil Sourd
» qui va retentir
86 Yves Delaporte, Les sourds, c'est comme ça.
Ethnologie de la surdimutité, 2002, P361.
87 Bernard Mottez, Les Sourds existent-ils ?, 2006,
P361.
88 Décret N°74-355 du 26 avril 1974 du
Ministère de la Santé Publique et de la Sécurité
Sociale, article 2.
89 Article 3 de la loi du 30 juin 1975.
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avec force en France ? Dès 1976, le Ministère de la
santé a réintroduit l'enseignement de la langue des signes au
sein des Instituts90. Dans le sillage des mouvements identitaires
américains, les Sourds de France se sont à nouveau
mobilisés pour le respect et la reconnaissance de leur langue.
2/ Le « Réveil Sourd »,
une action collective pour la reconnaissance.
Au cours des années 1960, des mouvements identitaires vont
émerger aux Etats-Unis pour revendiquer la reconnaissance du pluralisme
des identités. Comme l'indique Laurent Bouvet, « ces
minorités combattent davantage au nom de la reconnaissance de leur
spécificité identitaire (leur différence) que de leur
inclusion dans le grand récit consensualiste américain
91». Effectivement, aux côtés des Noirs, des
Femmes ou des Homosexuels, les Sourds américains vont clamer leur
différence et revendiquer la reconnaissance de leur langue. Après
l'interdiction de la langue des signes en Europe, l'Université
Gallaudet, (Washington D.C.), devient le bastion du combat pour la
reconnaissance de la langue des signes, contre l'oralisme qui
pénètre les écoles américaines92. Les
Sourds français et américains entretiennent des relations
privilégiées, la langue des signes ayant été
exportée aux Etats-Unis par un français, Laurent Clerc,
élève de l'Institut National parisien. Avec l'américain
Thomas Gallaudet, ils fonderont tous deux la première école pour
Sourds, dans le Connecticut, dans laquelle l'enseignement est bilingue,
c'est-à-dire dispensé en langue des signes et en anglais
écrit. Le slogan du « Deaf power », le pouvoir Sourd,
« nous ne sommes pas des handicapés, nous sommes une
minorité linguistique 93», va
pénétrer en Europe, d'abord dans les pays scandinaves, puis en
France94. Ce mouvement sera accompagné par la diffusion des
travaux de Harry Markowicz, chercheur en linguistique au sein du laboratoire de
l'université Gallaudet, dirigé par William Stokoe. Les linguistes
sont
90 Arrêté du 15 décembre 1976.
91 Laurent Bouvet, Le communautarisme, mythes et
réalités, Paris, 2007.
92 Harlan Lane, Les Sourds aux Etats-Unis après
Laurent Clerc, dans Le pouvoir des signes, 1989, P218.
93 Bernard Mottez, op.cité, P129-130.
94 Ibid. P279.
33
formels, la langue des signes est une langue à part
entière, leurs locuteurs forment une communauté linguistique. En
France, en 1973, au retour d'un séjour aux Etats-Unis, des Sourds et des
parents d'enfants sourds vont fonder l'association 2LPE (Deux langues pour une
Education), pour diffuser la langue des signes et permettre un enseignement
collectif des enfants sourds en langue des signes95. Les acteurs de
ce mouvement demandent la reconnaissance de cette langue par les pouvoirs
publics et l'intégration des Sourds au système scolaire
français. S'ils refusent l'éducation spécialisée,
comme les associations ANPEDA ou UNISDA, ils refusent aussi de
considérer les Sourds comme des déficients auditifs, comme des
malades à soigner. A la fin des années 1970, les Sourds
français vont nationaliser leur langue, comme aux
Etats-Unis96, et donner naissance à la Langue des Signes
Française (LSF). Pour coller à l'espace de décision ? Ce
« réveil Sourd » va générer un véritable
engouement, pour la défense de la langue des signes. Vont être
créés, entre autres, le Théâtre Visuel International
(IVT) de Paris, l'Académie de la Langue des Signes Française et
des Centres Socio Culturels des Sourds. Relayé par les politiques,
l'activisme des Sourds conduira à la reconnaissance de la langue des
signes en tant que langue à part entière. Les Sourds pourront
officiellement recevoir un enseignement dans leur langue.
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