A- Un problème porté dans l'espace
public.
La France n'est pas devenue ce pays homogène tant
désiré. En 1830 et 1848, l'universalisme républicain
trouve ses limites, dans un climat de tensions sociales bouleversant. La nation
est tiraillée entre son projet politique unitaire et un peuple qui clame
sa diversité. Les sourds-muets participeront à ce mouvement de
réalisation, de concrétisation du peuple, en affirmant leur
identité singulière, loin de l'image véhiculée par
l'Etat, aidé des médecins.
1/ Contre l'universalisme républicain.
La première mobilisation de la communauté sourde
trouve son origine dans les attaques portées contre leur langue par les
administrateurs de l'institution parisienne, dans les années 1830. Ce
combat est engagé par une élite sourde formée au sein des
Instituts, où l'« enseignement mutuel », les
meilleurs élèves devenant à leur tour professeurs, a
permis la consolidation du langage des signes72. Un Comité de
sourds-muets voit le jour à Paris en 183473. Il est
présidé par Ferdinand Berthier, le doyen des professeurs
sourds-muets de l'Institut parisien. Un banquet est organisé en
mémoire à l'abbé de l'Epée, qui les a
regroupés. Des membres de la communauté sourde internationale y
sont conviés, ils viennent d'Europe, des Etats-Unis et d'Amérique
du Sud. Les sourds-muets déclarent appartenir à une
minorité linguistique. Ce que revendiquent les sourds-muets, c'est une
identité autre, une différence, non pas parce qu'ils seraient
malades, mais parce que leur langue naturelle se distingue de la langue
parlée. Dans les années 1880, après le Congrès de
Milan, la réaffirmation d'une identité sourde-muette se retrouve
dans le vocabulaire de la langue des signes. En opposition à la
classification opérée au sein des Instituts entre les
sourds-muets, ceux qui signent, et les sourds- parlants, qui utilisent
72 François Buton, L'Etat et ses catégories
comme objets d'analyse socio-historique, dans Historicités de
l'action publique, 2003, P71.
73 Bernard Mottez, Les Sourds existent-ils ?, 2006,
P340.
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l'articulation artificielle, les sourds-muets désignent
les autres, ceux qui ne partagent pas leur identité et leur langage, par
le signe « parlants »74. Entre temps, le Comité
parisien est devenu Société universelle, une
Société qui transcende l'Etat-Nation. A l'évidence, les
sourds-muets se considèrent comme un peuple international75,
comme une catégorie particulière de la nation certes, mais qui
dépasse les frontières de la nation française. La
légitimité nationale est clairement contestée, au moment
où le courant socialiste internationaliste prend de l'ampleur. Les
sourds-muets se sont donc attachés à se distinguer socialement,
en tant que minorité linguistique. Tout au long du
XIXème siècle, le terme « minorité »
est d'ailleurs largement et diversement employé. Cette notion «
permet de rassembler commodément sous une même expression des
manières très différentes de nouer représentation
politique et classification sociale. Elle fait aussi le lien entre les diverses
appréhensions de l'égalité électorale, renvoyant
aussi bien au registre de l'égalité quantitative (la
minorité comme résidu arithmétique) qu'à celui de
l'égalité qualitative (la minorité comme forme
générique des divers groupes dominés) 76».
Dans l'idée de faire ce lien entre la réalité sociale
et la représentation politique, les sourds-muets français vont
s'investir dans le champ politique.
2/ Pour une meilleure représentation
politique.
La multiplication des conflits sociaux, qui affectent la
première moitié du XIXème siècle,
rendent compte de la rupture entre un idéal républicain, qui a
conduit à l'abstraction de la société française, et
la demande sociale de reconnaissance politique d'une société
hétérogène. Les représentants du peuple parlent au
nom d'une masse informe, indissociable, qui néglige la
représentation concrète de la réalité sociale. Les
clivages sociaux sont pourtant bien réels. La séparation qui se
consomme entre républicains et socialistes en est une preuve. En 1848,
le suffrage universel masculin est établi. Néanmoins, le
système représentatif reste guidé par la philosophie de
74 François Buton, L'Etat et ses catégories
comme objets d'analyse socio-historique, dans Historicités de
l'action publique, 2003, P76.
75 Bernard Mottez, Les Sourds existent-ils ?, 2006,
P279.
76 Pierre Rosenvallon, Le peuple introuvable, 1998,
P150.
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l'égalité, au nom de l'universalisme
républicain. Toutes les voix se confondent et se perdent dans la masse.
Pour autant, les sourds-muets, à l'instar de la classe ouvrière,
luttent pour une représentation politique qui tienne compte des
divisions sociales. En 1848, Ferdinand Berthier se présente aux
élections législatives qui se tiennent à Paris. Les
revendications de la communauté sourde-muette s'organisent autour de
deux axes principaux. Tout d'abord, la reconnaissance de la langue des signes
au sein des Instituts, pour que l'enseignement soit dispensé dans la
langue naturelle des sourds-muets. Mais aussi le rattachement des institutions
au Ministère de l'Instruction Publique car, à l'époque,
ces établissements sont placés sous la direction de la
Bienfaisance du Ministère de l'Intérieur, au même titre que
les hospices, les asiles ou les pénitenciers77. Ce que
Ferdinand Berthier souhaite alors, c'est la représentation politique
d'une minorité linguistique, que le processus bureaucratique a
rangé parmi les déficients, et l'intégration de cette
identité particulière au système institutionnel ordinaire.
La question de la représentation proportionnelle, instaurée en
Angleterre en 1860, a été posée sous le Second Empire pour
assurer une meilleure représentation politique des minorités
sociales. Mais cette « technique de pacification sociale
78», qui induit un accroissement des pouvoirs du
parlement, ne verra pas le jour en France. Tout comme le projet de loi
présenté par Léon Blum le 27 avril 1937, visant à
rattacher l'enseignement des élèves « déficients
sensoriels » au Ministère de l'Education Nationale. L'espoir de
voir se réaliser une des revendications majeures de Ferdinand Berthier
s'est envolé avec la démission du gouvernement, deux mois plus
tard79.
Alors que les succès électoraux des socialistes en
1890 et la création de la CGT en 1895 attestent du renforcement de ce
mouvement général pour la reconnaissance, la théorie de la
dégénérescence pénètre en France. Le
célèbre inventeur du téléphone,
77 Voir à ce sujet la contribution d'Yves Bernard dans la
revue internationale Surdité, décembre 2001, P75.
78 Pierre Rosenvallon, Le peuple introuvable, 1998,
P162.
79 Dominique Gillot, Le droit des Sourds : 115
propositions, 1998, P63.
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l'américain Graham Bell, recommande dès 1884, dans
son « Mémoire sur la formation d'une variété sourde
de la race humaine 80», de légiférer sur le
mariage entre sourds-muets ou entre personnes ayant des sourds-muets dans leur
famille, pour éviter une dégénérescence de la race
humaine81. L'apparition de cette théorie, dans une France
déstabilisée, n'est pas le fruit du hasard. « Il est
alors possible de demander à la biologie, et spécialement
à la génétique, de résoudre toutes sortes de
troubles sociaux 82».
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