B- Le congrès de Milan et l'interdiction des
signes.
Après la défaite de 1870 contre l'Allemagne, le
nationalisme français « inspire le boulangisme, la
pensée de Maurras ou de Barrès, est un nationalisme susceptible,
volontiers xénophobe et exclusif 53». Ce
nationalisme ancré plus à droite, nostalgique de l'Ancien
Régime, est imprégné de conservatisme en réaction
à la centralisation administrative, à la démocratie,
à l'universalisme. Il se rapproche de l'Eglise traditionnelle et
s'inscrit dans « l' historicisme ». Cette idéologie
« met l'accent sur la singularité des destinées
nationales, l'affirmation de la diversité ; et il propose aux peuples de
retourner à leur passé, de cultiver leurs particularismes,
d'exalter leur spécificité 54». La langue
redevient l'objet d'étude des philosophes, des grammairiens. Elle est
à nouveau un outil pour constituer l'unité nationale. A Milan,
des experts se réunissent pour échanger sur l'éducation
des sourds-muets. Une résolution va discréditer les signes. Elle
sera adoptée à l'unanimité. Les politiques français
appliqueront cette décision, qui n'a pourtant aucune portée
obligatoire, et vont congédier les professeurs sourds-muets qui
officiaient au sein des Instituts.
52 André Pichot, La société pure,
2000. P33.
53 René Rémond, Le XIXème siècle,
1815-1914, 1974. P190.
54 Idem. P181.
21
1/ La proclamation de la parole pure.
En cette fin de siècle, des relations diplomatiques se
nouent en Europe. Dans le cadre d'une alliance, la France et le Piémont
se sont rapprochés55. Le choix de Milan pour tenir un
Congrès international en 1880 sur l'amélioration du sort des
sourds-muets, initié par la France et l'Italie, n'est donc pas
fortuit56. Deux ans plus tôt, un Congrès international
s'était déjà tenu à Paris pour débattre de
l'éducation des aveugles et des sourds-muets. L'abandon des signes est
suggéré, au motif qu'ils défavorisent l'inclusion sociale
des sourds-muets57. Puis, viendra le Congrès international de
Milan, qui proclame la supériorité de la méthode orale
déjà en vigueur en Allemagne, rejointe par l'Italie. Y
participent 256 congressistes, des éducateurs et des religieux pour
l'essentiel. Dix nationalités sont représentées mais les
français et les italiens sont largement majoritaires. Quant aux
sourds-muets, ils ne seront que trois à être invités, deux
français et un américain58. Ce Congrès
s'organise comme un procès, celui de la « mimique », qui
menace la diffusion de la parole pure. Des arguments médicaux et
religieux sont avancés. L'utilisation des signes
génèrerait des problèmes de santé, ceux
décrits par le docteur Itard, et la vulgarité du langage gestuel
serait une offense à la divine parole. Mais pour Christian Cuxac, les
raisons invoquées sont plus profondes encore59. Il s'agirait
en premier lieu d'un rejet du corps par la morale religieuse. Puis, d'une
volonté politique de relancer l'unification linguistique après la
défaite française de 1870 face à l'Allemagne. Enfin, d'une
réponse clientéliste à la bourgeoisie française qui
refuse la mixité sociale au sein des institutions. Un nombre important
d'écoles privées se sont créées en France mais la
formation des enseignants à la pratique des signes est trop longue pour
répondre à la demande d'inscriptions. L'institutionnalisation de
l'oralisme, en lieu et place des signes, serait plus efficace pour satisfaire
cette classe sociale. C'est pourquoi Christian Cuxac qualifie ce
55 René Rémond, Le XIXème
siècle, 1815-1914, 1974, P188.
56 Christian Cuxac, Le pouvoir des signes, 1989,
P101.
57 Idem.
58 Yves Bernard, Les Congrès de Sourds-Muets
après Milan, dans Surdités, décembre 2001,
P64-65.
59 Christian Cuxac, Le Congrès de Milan, dans
Le pouvoir des signes, 1989, P102-103.
22
Congrès de « mascarade »: «
tout le monde est par avance d'accord, le ministre (de l'Intérieur), les
rapporteurs comme les participants pour la plupart triés sur le volet et
dont les frais de séjour et de déplacement ont été
en partie payés par les frères Pereire 60».
Ces frères Pereire, descendants de Jacob-Rodrigues Pereire,
l'inventeur d'une méthode oraliste dans la première moitié
du XVIIIème siècle, ont en effet ouvert deux écoles
privées à Paris. A l'issue des débats, les votants
proclameront à l'unanimité l'interdiction des signes au motif que
«les signes creusaient le fossé entre minorité
silencieuse et majorité entendante 61». Les
résolutions adoptées reflètent clairement la
volonté inclusive qui anime les participants. Il faut « rendre
le sourd-muet à la société » (résolution
I), « l'enseignement des sourds-muets doit se rapprocher, le plus
possible, de celui des entendants-parlants » (résolution
III)62. Désormais, les Instituts vont se donner comme
priorité de faire parler les sourds-muets.
2/ Le réorganisation des Instituts.
« Pour apprendre une langue, il faut commencer par
l'isoler, il faut n'avoir affaire qu'à elle 63».
Ces propos auraient pu être tenus dans le cadre du Congrès de
Milan mais ils sont ceux du législateur français, en 1890. Les
préconisations d'Irénée Carré, le promoteur de
l'immersion linguistique, obtiennent les faveurs du Ministre de l'Instruction
Publique. L'objectif est alors d'imposer le français à
l'école, devenue obligatoire en 1882. La politique
révolutionnaire d'unification linguistique se consolide à la fin
du XIXème siècle. L'idée d'interdire les langues
régionales est réintroduite. Après le Congrès de
Milan, bien que les résolutions n'aient pas de portée
obligatoire, leurs effets se feront ressentir au sein des Instituts
français de sourds-muets. Ils n'auront d'ailleurs d'effets qu'en France,
l'Italie pratiquant déjà la méthode orale. Le
Congrès de Milan a bien servi de « couverture »
à l'Etat français
60 Idem P101.
61 Christian Cuxac, Le Congrès de Milan, dans
Le pouvoir des signes, 1989, P101.
62 Idem P105.
63 Patrick Cabanet, Dictionnaire critique de la
République, P913, citation de l'Instruction officielle du 15
juillet 1890.
23
pour reprendre le propos de Christian Cuxac64. Un
nouveau programme d'enseignement pour les enfants sourds-muets, acté par
le Ministère de l'Intérieur et le Ministère de
l'Instruction publique, entérine la méthode orale pure en 1889.
L'objectif est de démutiser les sourds-muets, par la
rééducation auditive, la lecture labiale et des exercices
d'articulation. Les médecins viendront à la rescousse de cette
politique unificatrice. Le discours médical a totalement
pénétré les consciences. Ainsi, dans son discours de
distribution des prix de 1887, le Directeur de l'Institut parisien
déclare : « Semblables au chirurgien qui remplace la jambe
perdue de son patient par une jambe de bois, nous suppléons à la
langue naturelle absente par une langue artificiellement donnée(...).
Les jambes de bois ne courent pas comme les jambes naturelles. Encore
rendent-elles quelques services 65». Rendre service, et
inclure, c'est aussi ce qui motive les recommandations des frères de
l'Institut nantais en 1893 : « Mettons dans leurs mains d'autres
livres que ceux faits spécialement pour eux. Ne les tenons plus dans un
monde à part. Ayons l'air de les traiter en entendants-parlants et
bientôt ils en prendront eux-mêmes les allures. Alors ils seront
vraiment de la société ». (La Persago P22). La
IIIème République achève le programme
révolutionnaire et renforce l'inclusion sociale des individus. Mais
l'interdiction des signes va conduire à l'éviction des
enseignants sourds-muets des Instituts66. Ces derniers ne seront
alors plus d'aucune utilité. Ils seront congédiés. L'Etat
réorganise les Instituts, au sein desquels médecins et
professeurs entendants s'évertueront à rééduquer
les élèves. En 1909, deux psychologues français, A. Binet
et Th. Simon, procèderont à une enquête statistique,
probablement contestable au regard des techniques actuelles. Néanmoins,
ils concluront dans leur rapport intitulé « Peut-on enseigner la
parole aux sourds-muets ? » : « pour épargner à ces
enfants les fatigues et les pertes de temps de l'enseignement oral qui,
après statistiques, échoue complètement et lamentablement
chez plus des quatre-
64 Christian Cuxac, Le Congrès de Milan, dans
Le pouvoir des signes, 1989, P101.
65 Cité par Yves Bernard, Surdité et
Intégration, dans la nouvelle revue de l'AIS, N°9, 2000, P41.
66 Bernard Mottez, Les Sourds existent-ils ?, 2006,
P50.
24
cinquièmes d'entre eux 67», il
serait préférable de revoir les méthodes d'enseignement.
Ces arguments ne trouveront pas d'oreille attentive au sein des
Ministères avant la fin du XXème siècle.
La politique inclusive à l'attention des sourds-muets,
commandée par l'Etat français, est un échec. Si le
français est devenu la langue de l'enseignement, les
élèves, internes au sein des Instituts, continuent à
pratiquer entre eux leur langue naturelle, la langue des signes, malgré
l'interdiction. Une identité sourde se perpétue au sein des
établissements collectifs. Ils deviendront très vite le lieu de
la revendication, celle d'une identité singulière.
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