II- LA CONSOLIDATION DE L'INCLUSION.
L'école communale n'est pas en mesure d'enseigner les
méthodes de l'abbé de l'Epée. L'éducation des
sourds-muets n'est envisagée que dans le cadre de l'éducation
spécialisée. Les Instituts créés à partir de
1791 renvoient le sourd-muet, transitoirement, dans une société
en marge de la société, pour les rendre ensuite à la
société. Pour autant, ces Instituts ne comportent qu'une
soixantaine de places chacune. Le dispositif éducatif va alors
s'avérer insuffisant au regard de la population sourde. Pour renforcer
l'inclusion des sourds-muets, le politique va refonder leur éducation et
recourir à la médecine. Ces médecins vont intégrer
les Instituts dans l'optique de guérir les sourds-muets d'une pathologie
inventée. Puis le renouveau d'un nationalisme exacerbé à
la fin du XIXème siècle donnera lieu à l'interdiction des
signes, au nom de la supériorité de la parole pure.
A- La « biologisation » de la politique34.
Les Instituts de sourds-muets sont dans un premier temps un lieu
de transmission du savoir, où une éducation spéciale est
dispensée. Cependant, des doutes subsistent sur l'intelligence des
sourds-muets. L'arrivée des médecins au sein des Instituts, sous
la direction du pouvoir central, va transformer le regard sur la
surdité. Les sourds-muets ne seront plus des êtres
éducables, ils seront avant tout des malades à soigner.
1/ Emergence de l'éducation
spécialisée.
L'Institut National des Sourds-Muets est créé
à Paris en 1791. Il sera placé sous la protection de l'Etat, qui
va inventer une nouvelle catégorie administrative, regroupant les
sourds-muets et les aveugles35. Ces deux populations étant
privées
34 André Pichot, La société pure,
2000. P33.
35 François Buton, L'Etat et ses catégories
comme objets d'analyse socio-historique, dans Historicités de
l'action publique, 2003, P65.
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d'un sens, ce que l'on nommera ultérieurement le handicap
sensoriel, le pouvoir central les a arbitrairement rassemblées dans une
même catégorie. Les Instituts seront ensuite classés parmi
les établissements de bienfaisance en 1799, sous le Consulat, et
rattachés directement à l'Etat, au Ministère de
l'Intérieur36. A la fin du XVIIIème
siècle, ces écoles sont avant tout des « institutions
pédagogiques 37». Mais ces établissements
vont servir de « machine à socialiser 38»,
de sas, c'est-à-dire de lieu transitoire de la transformation des
individus à l'image de la société. Le docteur Itard
illustre parfaitement cette volontaire ségrégation. En 1842, dans
son « Traité des maladies de l'oreille et de l'audition », il
décrit son idéal pour l'assimilation des sourds-muets. Cet
idéal, c'est celui d'une « colonie organisée en
société 39» car «la restitution
à la dimension sociale passe par la séparation d'avec la
société globale 40». Ainsi, cette
mini-société isole collectivement les sourds-muets, pour les
rendre ensuite à la société. Le « monde des
égaux 41» s'installe, pour réduire
l'altérité, et la démarche vise à «
exclure en fait pour inclure en droit 42». Cependant, si
les établissements sont classés, les individus qui y sont
scolarisés restent invisibles. L'administration ne s'intéressera
à la population des sourds-muets et des aveugles qu'à partir de
1851, lors d'un recensement qui vise à classer ces individus selon leur
potentiel d'éducabilité43. Leur potentiel
d'éducabilité, c'est justement ce qui fait très vite
débat au sein des Instituts. En 1841, à l'heure où
l'Institut parisien devient établissement général de
bienfaisance, sous le contrôle d'un bureau spécialisé
du Ministère de l'Intérieur, l'objectif éducatif
disparaît44. Il s'agira alors de normaliser
l'anormalité. En 1920, les Instituts seront transférés au
ministère de l'Hygiène, de l'Assistance et de la
Prévoyance sociale.
36 Idem P66.
37 Idem P65.
38 Marcel Gauchet, Gladys Swain, La pratique de l'esprit
humain, Chap.VI.
39 Cité par Marcel Gauchet et Gladys Swain, P207.
40 Ibid.
41 Marcel Gauchet, Gladys Swain, La pratique de l'esprit
humain, Chap XVII.
42 Ibid.
43 François Buton, L'Etat et ses catégories
comme objets d'analyse socio-historique, dans Historicités de
l'action publique, 2003, P68.
44 Idem P67.
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Désormais il n'y a plus de doute, dans les
représentations collectives, la surdité devient une maladie
mentale, qu'il faut guérir.
2/ De la surdité à la déficience
intellectuelle.
Jean-Marc Gaspard Itard fut nommé médecin de
l'Institut National des Sourds-Muets de Paris en 1800, par le Ministère
de l'Intérieur. Elève de Philippe Pinel, ami d'Esquirol,
célèbres pour leurs tentatives de guérison de la folie et
acteurs de la politique asilaire, il sera missionné pour soigner
l'enfant sauvage de l'Aveyron, privé de langage, à l'Institut de
Paris. La représentation des sourds-muets à la fin du
XVIIIème siècle permettait-elle de concevoir le
traitement de l'enfant sauvage dans leur Institut ? Les sourds-muets
seraient-ils des sauvages relevant du rang animal comme le suggérait
Aristote ? En 1774, l'abbé de l'Epée n'avait pas cette vision des
sourds-muets. Pour autant il déclarait : « Nos Lecteurs
pourront être surpris de la bassesse de nos exemples ; mais je les
supplie de se souvenir que ce sont des Sourds et Muets que nous instruisons
45». A l'évidence, sa représentation des
sourds-muets les renvoyait à une sous-catégorie, celle des hommes
déficients intellectuels. C'est dans le même esprit, après
son expérience peu concluante avec l'enfant sauvage de l'Aveyron, que le
docteur Itard s'intéressera à la surdité. Fondateur de
l'ORL, il inventera l'articulation artificielle pour faire parler les
sourds-muets et permettre à ceux d'entre eux ayant suffisamment de
restes auditifs d'intégrer le système éducatif ordinaire.
Les autres seront classés dans la catégorie des déficients
intellectuels et seront pris en charge au sein des Instituts. L'enseignement
leur sera alors dispensé par l'intermédiaire des signes. La
surdité étant considérée comme une maladie mentale,
leur langue en deviendra l'expression, un symptôme. Pour soigner les
sourds-muets, le docteur Itard leur réservera des traitements
particuliers : purgatifs, vomitifs, perforation de la membrane
tympanique46... Deux arguments vont être avancés pour
justifier ces interventions : il est possible de guérir la
majorité des
45 Cité par Bernard Mottez, Les Sourds existent-ils
?, 2006, P15.
46 Bernard Jeudy, Surdité et Ethique médicale,
dans Le Pouvoir des signes, 1989, P141.
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sourds-muets et l'usage des signes interfère dans
l'apprentissage de la parole en provoquant des maladies respiratoires, par
l'inactivité de certains organes47. Toutefois, face à
une méthode qui ne fit pas ses preuves, l'Académie de
médecine préconisera en 1828 la réintroduction des signes
en complément de l'apprentissage auditif48. Pour autant,
dès l'année suivante, une circulaire interne à l'Institut
prévoit la disparition progressive des signes49. Le politique
reste le commanditaire dans cette entreprise collective. En 1861, un rapport de
l'Institut de Paris envisage même une séparation des enfants
sourds-muets selon leurs capacités à oraliser : « aux
intelligences inférieures, la langage des signes et les bribes de langue
écrite qu'il est possible de leur inculquer 50».
Les signes apparaissent alors comme le dernier recours, le moyen ultime
à mettre en oeuvre pour tenter de sauver les âmes malades. A la
fin du siècle, dans les représentations collectives, le
sourd-muet est clairement catégorisé dans la catégorie des
déficients intellectuels. Il n'est plus un homme semblable à
rendre conforme à la société, par l'éducation. Il
est un homme à soigner. A l'occasion d'une visite à l'Institution
de Bordeaux du président Félix Faure, le journaliste Gaston
Stiegler écrit dans « l'Echo de Paris » du 7 juin 1895 :
« Rien n'est plus désolant que le silence absolu de ces jeunes
bouches et le demi-silence de ces yeux ternes, reflets d'une intelligence
incomplètement développée. Je ne sais si la vue de ces
êtres élémentaires, de ces demi-humains, n'est pas plus
attristante encore que l'idée de la mort (...). Admirable et navrante
caricature de ceux que la nature a faits conformes à des types
ordinaires (...). 51». Y a-t-il encore une
frontière entre les Instituts de Jeunes Sourds-Muets et les asiles
psychiatriques ?
La logique inclusive instaurée par l'idéologie
révolutionnaire conduit ainsi à qualifier de pathologique tout ce
qui est hors de la norme. L'abbé Grégoire ne qualifiait-il pas
47 Michel Poizat, La surdité de l'histoire, dans
la revue internationale Surdités, P111.
48 Yves Bernard, Handicaps et Langages, dans La
nouvelle revue de l'AIS, P32.
49 Christian Cuxac, Le Congrès de Milan, dans
Le pouvoir des signes, 1989, P 100.
50 Jean-Jacques Valade-Gabel, Lettres, notes et
rapports, Grasse, 1894, cité par Yves Bernard dans
Surdité et Intégration, dans La nouvelle revue de
l'AIS, P33.
51 Extraits dans Le pouvoir des signes, 1989, P106.
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les langues régionales de pathologie sociale ?
André Pichot présente la
« biologisation » de la politique comme un moyen
efficace d'appréhender le social52. Elle simplifie la donne.
Le nouvel ordre politique qui émerge à la fin du
XIXème siècle conduira à l'interdiction pure et
simple des signes, au sein des Instituts Nationaux de Sourds-Muets
français.
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