B- Le projet de l'abbé de l'Epée, conforme au
nouvel ordre.
Très tôt, les révolutionnaires se sont
emparés de la question de l'instruction publique pour agir sur le corps
social et travailler à son homogénéisation. L'école
doit former
22 Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une
politique de la langue, P121.
23 Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une
politique de la langue, P19.
24 Patrick Cabanet, Dictionnaire critique de la
République, P910.
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les nouveaux citoyens de la nation. L'abbé de
l'Epée a lui-même consacré la dernière partie de son
existence à l'éducation des sourds-muets, en communiquant avec
eux par l'intermédiaire d'une méthode mixte, dite «
méthode gestuelle ». L'adéquation entre le projet
initié par l'abbé de l'Epée, sa méthode
d'enseignement, et la politique révolutionnaire va donner lieu à
la création des Instituts de Sourds-Muets.
1/ L'instruction au service de l'unification.
Dès 1790, Talleyrand invite les Constituants à se
pencher sur les vertus de l'instruction pour accomplir le projet
révolutionnaire et « imprimer dans l'âme des citoyens
25» les nouvelles valeurs nationales. La politique de
l'instruction publique va donc avoir pour objectif de façonner les
français à l'image du système nouvellement
institué, de construire une identité nationale. Avant la
Révolution, seuls les enfants sourds-muets issus de l'aristocratie
recevaient une instruction, par l'intermédiaire d'un précepteur.
Après sa rencontre avec les deux soeurs jumelles, l'abbé de
l'Epée entreprend de regrouper les sourds-muets et d'ouvrir une classe
chez lui, à Paris. Alors que le courant majoritaire au sein de l'Eglise
craignait que l'éducation ne vienne bouleverser l'ordre social,
l'abbé de l'Epée, proche du courant janséniste,
considérait pour sa part que l'éducation permettait de rendre les
hommes à Dieu. Dans son unique ouvrage intitulé La
véritable manière d'instruire les sourds et muets,
daté de 1774, l'abbé de l'Epée déclare que les
sourds-muets appartiennent à « une classe vraiment malheureuse
d'hommes semblables à nous 26», qu'il faut
éduquer et socialiser, en vue d'assurer leur salut devant
l'éternel. L'idée d'une similarité entre les hommes, de
leur inclusion sociale par l'éducation collective, convient à
l'idéologie révolutionnaire qui sera ordonnée quelques
années plus tard. C'est pourquoi, avant sa mort à la fin de
l'année 1789, l'Assemblée Nationale s'est préalablement
engagée auprès de l'abbé de l'Epée à
poursuivre son oeuvre27. En 1791, la Constituante va
25 Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une
politique de la langue, P12.
26 Cité par Bernard Mottez, Les Sourds existent-ils
?, P14.
27 Le pouvoir des signes, P49.
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créer l'Institut National des Sourds-Muets, à
Paris. Son directeur est l'abbé Sicard, disciple de l'abbé de
l'Epée, qui ouvrira un deuxième institut à Bordeaux en
1793. Les deux écoles seront placées sous la tutelle du
département de l'Intérieur. Les Instituts vont ainsi devenir le
lieu de l'unification. Ils le seront d'autant plus que la méthode mise
au point par l'abbé de l'Epée rejoint aussi la politique
linguistique de l'abbé Grégoire.
2/ La méthode gestuelle, une méthode
révolutionnaire.
La méthode élaborée par l'abbé de
l'Epée allie le français écrit, les gestes et
l'articulation. Elle vise à simplifier et rationaliser la langue
française pour la rendre accessible aux sourds-muets. Dans son ouvrage,
l'abbé de l'Epée affirme clairement ses intentions : «
l'unique moyen de les rendre totalement à la société est
de leur apprendre à entendre des yeux et à s'exprimer de vive
voix 28». A l'évidence, l'abbé de
l'Epée ne considère pas la langue des sourds-muets comme une
langue à part entière, comme une langue constituée d'une
syntaxe et d'une grammaire propre. Il souhaite que ses élèves
accèdent à la connaissance du français écrit et
à la parole. Cette méthode mixte est donc une transposition du
français, au moyen des signes. Ce que l'on appelle de nos jours le
français signé. S'il n'a pas rédigé un
Dictionnaire, comme il était d'usage à l'époque, son
successeur, l'abbé Sicard, grammairien de formation, s'y attellera. La
méthode de l'abbé de l'Epée obtiendra ainsi les faveurs de
la Révolution, parce qu'elle ne bouleverse pas l'ordre établi et
mieux encore, parce qu'elle s'y inscrit pleinement. L'abbé
Grégoire, lui-même, dans son rapport de 1794, préconisait
de s'inspirer de cette méthode pour corriger les « anomalies
» de la langue française. Il considère, en effet, que
les enfants sourds-muets « qui apprennent la langue française
ne peuvent concevoir cette bizarrerie, qui contredit la marche de la nature
dont ils sont les élèves ; et c'est sous sa dictée qu'ils
donnent à chaque mot décliné, conjugué ou
construit,
28 Cité par Jean-René Presneau, Comment
faisait-on parler les « muets » avant le Congrès de
Milan, dans la revue internationale Surdités, P29.
15
toutes les modifications qui, suivant l'analogie des choses,
doivent en dériver 29».
Certes, l'institutionnalisation du projet initié par
l'abbé de l'Epée a été favorisée par une
relation privilégiée30 entre l'abbé Sicard et
les membres d'une Société philanthropique proche du pouvoir. Mais
au départ, ne serait-ce pas la rencontre entre deux croyances, qui
visent toutes deux à unifier la société française,
par l'apprentissage du français, qui aurait permis la tutelle de l'Etat
français sur l'éducation des sourds-muets ? N'est-ce pas aussi ce
qui aurait conduit au rejet de la méthode oraliste allemande, alors
qu'elle visait elle aussi à faire parler les sourds-muets ? Samuel
Heinicke, contemporain de l'abbé de l'Epée, avait effectivement
mis au point une méthode au sein de l'institution des sourds-muets de
Leipzig, qu'il avait fondée, laquelle excluait tout recours aux
signes31. Comme le souligne l'historien Günther List, cette
méthode reposait sur un enseignement individuel, sur
l'intériorisation par l'élève de la méthode,
c'est-à-dire sur « l'assimilation acceptée et mise en
oeuvre par les sujets eux-mêmes 32». Contre ce
« processus isolant 33», la France avait fait le
choix de l'éducation collective, pour l'inclusion sociale. La
méthode allemande n'est donc pas conforme à l'esprit de la
Révolution. C'est donc la méthode de l'abbé de
l'Epée qui trouvera toute sa place dans la République
française.
Le processus d'inclusion des sourds-muets est entamé. Leur
langue n'est pas une langue à part entière et l'éducation
qui leur est offerte vise avant tout à les faire parler et
accéder au français. Elle bénéficie ainsi des
faveurs de la politique révolutionnaire et la méthode gestuelle
sera placée sous la protection de l'Etat. Cependant, ce dispositif
inclusif ne répondra pas aux attentes des politiques. A la fin du
XIXème siècle, l'Etat français interdira l'usage des
signes au sein des Instituts.
29 Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une
politique de la langue, Rapport Grégoire, P350.
30 François Buton, Historicités de l'action
publique, P66.
31 Günther LIST, Le pouvoir des signes, P58.
32 Idem P57.
33 Ibid.
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