A- De l'unité républicaine à
l'unification linguistique.
C'est en 1792 que la Convention va décréter que la
République française est une et indivisible. Le passage de la
société divisée, celle de l'Ancien Régime, à
une nation qui se veut « une », n'est possible que par un changement
de paradigme. Pour pallier aux inégalités naturelles,
l'égalité des droits est proclamée en 1789. Cependant, ce
projet universaliste fera abstraction des différences, des
particularismes. Les individus ne seront pas intégrés mais inclus
à la nation. Pour soutenir cette entreprise, une politique d'unification
linguistique verra le jour, pour faire en sorte que le français s'impose
sur l'ensemble du territoire national.
10 Article Premier de la Déclaration des Droits de l'Homme
et du Citoyen.
11 Idem, article 3.
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1/ L'égalité ou « la passion de
l'inclusion 12».
La révolution de 1789 est une révolution
individualiste, en ce sens qu'elle accorde un statut juridique à
l'homme, lequel se voit doter d'un nouveau droit, celui de participer à
l'élaboration de la norme, par l'intermédiaire de ses
représentants. Mais ce que la loi va exprimer, ça n'est pas une
volonté propre à des catégories d'individus ou à
des individus singuliers : « La loi est l'expression de la
volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir
personnellement ou par leurs représentants à sa formation. Elle
doit être la même pour tous (...) 13». Ainsi
en 1789, les politiques ont-ils pensé un système politique total,
au nom de l'unité de la nation, sur la base d'un postulat :
l'égalité des hommes. Les lois sont alors conformées
à l'expression majoritaire et, par avance, toute pensée
minoritaire est discréditée. Déjà en 1762,
Jean-Jacques Rousseau, le théoricien de la République, croit
fermement à l'égalité des hommes et préconise
l'égalité en droit contre les inégalités
naturelles. Dans son Contrat Social, il dépeint un citoyen
obéissant au pouvoir politique et soumis à la volonté
générale, parce qu'il est persuadé que l'idée
majoritaire est sa propre volonté. En effet, l'homme de la
société des égaux ne se pense plus que comme la partie
d'un tout. Cette aliénation de l'homme, qui se dessaisit de sa
liberté individuelle pour la donner à un tout repose sur
l'intériorisation d'une idéologie, posée comme
réelle et universelle. Cette idéologie, c'est celle de l'Etat,
qui diffuse ses nouvelles valeurs par le droit. De cette construction juridique
nait ce que Pierre Rosenvallon nomme « l'âge de
l'abstraction 14». La
réalité est mutilée par l'identification totale à
des idées, abstraites. L'homme n'est plus qu'un « sujet
collectif 15», le peuple est une masse, une entité
aux contours obscurs : « Dans la démocratie, le peuple n'a plus
de forme : il perd toute densité corporelle et devient positivement
nombre, c'est-à-dire force composée d'égaux,
12 Marcel Gauchet, Gladys Swain, La pratique de l'esprit
humain, PV.
13 Article 6 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du
Citoyen.
14 Pierre Rosenvallon, Le peuple introuvable, 1998.
15 Idem P13.
10
d'individualités purement équivalentes sous le
règne de la loi 16». La loi Le Chapelier de 1791 en
est l'expression concrète. Elle consacre l'intérêt
particulier et l'intérêt général. Entre l'individu
et l'Etat, il n'y a pas de place pour les intérêts collectifs, les
rapports sociaux. L'Etat ne devient alors qu'une agrégation d'individus
et absorbe, par la centralisation administrative, toute dimension collective.
Marcel Gauchet et Gladys Swain en concluent à une « philosophie
de la domination » : « le fondement du social est en haut,
du côté du pouvoir et des forces de réunion et de
coercition, la cohésion du corps social est ontologiquement
première, l'inclusion de l'individu dans le collectif et sa
subordination sont natives 17». Effectivement, l'homme de
1789 n'est plus membre d'une catégorie particulière de la
société française. L'homme de 1789 est un individu
isolé, indépendant, incorporé à la nation
française par un Contrat Social qui le modèle en citoyen. En
définitive, la Révolution française a transformé en
profondeur la place de l'homme dans la société. Les
différences, les particularismes sont fondues dans une
société homogène. La Révolution donne naissance
à société de semblables. Mais pour autant, la
réalité sociale est naturellement
hétérogène. La multitude de langues pratiquées en
France manifeste cette diversité. Pour conformer l'homme à leur
image, les hommes de 1789 vont alors tenter d'imposer l'unité nationale
par l'unité linguistique. La langue devient un symbole de la
République, une et indivisible : « pour extirper tous les
préjugés, développer toutes les vérités,
tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans la masse
nationale, simplifier le méchanisme et faciliter le jeu de la machine
politique, il faut identité de langage 18». La
politique de la langue et la construction de la nation vont de pair.
2/ La politique d'unification linguistique.
La politique de la langue menée par les Constituants
n'avait de révolutionnaire que son nom. Déjà sous l'Ancien
Régime, l'ordonnance Villers-Cotterêts de 1539 visait à
16 Idem P14.
17 Marcel Gauchet, Gladys Swain, La pratique de l'esprit
humain, P388.
18 Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une
politique de la langue, Le rapport Grégoire, P341.
11
l'extension de la langue de l'Etat, contre le latin et les
langues régionales. S'en suivront des Edits, à partir de la
deuxième moitié du XVIIème siècle qui imposeront
l'emploi exclusif de la langue française dans la perspective de le faire
entendre des sujets du royaume et d'« offrir au roi l'hommage de ses
sujets 19». Une même volonté centralisatrice
et unificatrice de l'Etat français conduira les révolutionnaires
à poursuivre cette politique de la langue. Comment le citoyen peut-il
s'identifier à la Révolution s'il ne comprend pas les lois
votées en son nom ? L'idée première de la traduction des
décrets dans les langues du peuple, décidée le 14 janvier
1790, sera abandonnée en 179320. Dans l'esprit des
révolutionnaires, les pays à idiome sont le lieu de la
contre-révolution. Dès 1790, l'abbé Grégoire avait
élaboré un questionnaire destiné aux gens de la
campagne pour préparer sa politique de destruction des langues
régionales et mesurer le niveau de diffusion de la pensée
révolutionnaire hors de Paris. La séparation récurrente,
dans le discours de Grégoire, entre « eux » et « nous
» démontre sans ambiguïté que la politique linguistique
initiée par Grégoire vise à l'unification d'une France
divisée21. Mais l'ouvrage
collectif de Michel De Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel nous en dit
plus sur l'idéologie révolutionnaire. Les réponses
apportées au questionnaire de Grégoire feront l'objet d'analyses
épistémologiques, qui ancreront l'entreprise
révolutionnaire dans l'histoire, celle du mythe biblique de Babel, celle
d'une pluralité linguistique fautive, qu'il faut réorganiser,
rationaliser et simplifier pour que la langue devienne à nouveau
universelle. L'outil de la rationalisation, ce sera la science. La science au
service du politique. La méthode cartésienne de recherche de la
vérité par la science avait déjà bouleversé
le XVIIème siècle. C'est aussi à la même
époque, en 1635, que sera créée l'Académie
française, chargée de clarifier la langue française. Les
Encyclopédistes s'en feront les héritiers. Ils travailleront
à reconstruire une langue primitive, originelle, naturelle dont
s'empareront les acteurs de 1789 pour concrétiser leur
19 Patrick Cabanet, Dictionnaire critique de la
République, P910.
20 Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une
politique de la langue, P13.
21 Michel de Certeau, Dominique Julia, Jacques Revel, Une
politique de la langue, P56.
12
projet universaliste. Ainsi, le Rapport sur la
nécessité et les moyens d'anéantir les patois et
d'universaliser l'usage de la langue française remis par
l'abbé Grégoire en 1794 a-t-il une double ambition. Tout d'abord,
celle de redessiner les contours d'une langue pure, parfaite, simple,
originelle et unique, pour l'imposer à l'humanité entière.
Et parallèlement, celle d'unifier le pays en instrumentalisant la
langue, en imposant le français au nom de l'unité de la Nation.
En conséquence, les gens de campagne, les «
sauvages22 », vont se voir interdire
l'usage de leurs langues, qualifiées de
« pathologie
sociale23». Ces langues, essentiellement
véhiculées par l'oral, ne sont pas intégrables au
système de parenté imaginé. Désormais, «
la République est une langue, et la langue une République
24».
Dans cette période fusionnelle, la France universaliste et
civilisatrice va accorder une place aux signes, alors que l'oralisme,
l'apprentissage oral de la langue nationale, est défendu ailleurs en
Europe. Les sourds-muets feraient-ils exception à la politique
linguistique révolutionnaire ? Se verraient-ils accorder le droit
à l'usage de leur langue naturelle dans un pays en proie à
l'unification linguistique ? Les signes ont été portés
à la connaissance des politiques par un ecclésiastique,
l'abbé de l'Epée, un entendant. Sa découverte des signes
est née d'une rencontre avec deux soeurs jumelles sourdes, en 1760. Il
entreprend alors de développer ce moyen de communication pour
éduquer les sourds-muets et les socialiser. L'abbé de
l'Epée est un homme en avance sur son temps. Son projet sera repris et
intégré au nouvel ordre révolutionnaire.
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