PARTIE 1 :
LA NATURALISATION DES SOURDS
CHAPITRE 1 : L'INVENTION D'UNE CATEGORIE.
C'est au Moyen-Age que la communication par les signes fut pour
la première fois favorablement accueillie7, par l'Eglise. La
communauté religieuse, en effet, acceptait de baptiser, marier,
confesser au moyen des signes et de l'écrit. Astreints à la
règle du silence, les moines bénédictins avaient
eux-mêmes adopté un langage gestuel qui devait permettre aux
moines du monde entier de se comprendre. Ce projet fut vain. Les moines
l'abandonnèrent ou créèrent des variantes à ce
langage. L'historienne Aude de Saint-Loup déclare que ceux que l'on
appelle à l'époque les sourds-muets étaient mieux
intégrés à la société que les autres «
handicapés », parce qu'ils vivaient parfois au sein de ces
communautés religieuses ou parce qu'ils travaillaient. Robert Castel
relativisera la place du travail dans l'intégration sociale au
Moyen-Age, considérant que l'incapacité de travailler
était compensée par l'appartenance à une communauté
territoriale, laquelle portait secours à ses membres, par charité
chrétienne8. Mais si le travail n'est pas un facteur
essentiel d'intégration, il reste que le regard de la communauté
sur ces individus, au handicap invisible et qui pouvaient travailler, ne
pouvait être le même que celui porté sur un individu
marqué physiquement par l'infirmité. Le sourd-muet au Moyen-Age
n'est donc pas exclu de la société, même si sa langue
naturelle diffère des autres langues, parce qu'elle repose sur l'usage
des signes et non pas sur la parole. Cependant, à compter du
XVIème siècle, des procédés vont
être élaborés pour faire parler les sourds-muets issus
de
7 Aude de Saint-Loup, Les sourds-muets au Moyen-Age, Mille
ans de signes oubliés, dans Le Pouvoir des Signes, 1989,
P11-19.
8 Robert Castel, Les Métamorphoses de la question
sociale, P.99.
7
l'aristocratie9. Mêlant les gestes,
l'écriture et l'articulation artificielle, ils leurs permettront
d'hériter du patrimoine familial et de contracter car, selon le droit en
vigueur, la volonté individuelle ne peut se manifester que par la
parole. Donc, dans un premier temps, seule cette élite recevra une
éducation, par l'intermédiaire de précepteurs.
L'éducation de masse est envisagée au cours de la deuxième
moitié du XVIIIème siècle. La philosophie
universaliste des Lumières imprègne le siècle et affecte
la représentation de l'homme. Parce qu'ils sont déclarés
être tous égaux, la nation française qui se construit
s'impose d'inclure tous les hommes à son projet unitaire, celui d'une
République qui deviendra en 1792 une et indivisible. La
méthode d'enseignement élaborée par l'abbé de
l'Epée, basée sur ce que l'on appelle alors le geste, aura les
faveurs de la Révolution. Destinée aux sourds-muets, elle
participera à leur inclusion sociale, en adéquation avec les
politiques conduites par les révolutionnaires. Il reste que la
consolidation de l'Etat nation, à la fin du XIXème
siècle, conduira à l'interdiction des signes, au motif qu'ils
éloignent le sourd-muet de la société des parlants.
I- LA REVOLUTION FRANCAISE ET LE PARADIGME DE
L'INCLUSION SOCIALE.
Alexis de Tocqueville a montré que la Révolution
française marque la fin d'une étape, celle de la transformation
de la société féodale en une société
démocratique. La volonté de rompre avec l'Ancien Régime
est formellement inscrite dans la Déclaration des Droits de l'Homme et
du Citoyen, dès son préambule. Le texte va formaliser l'abolition
des privilèges et donner naissance à un corps social,
une société unie et égalitaire. Influencés par
l'esprit des Lumières, les hommes de 1789 vont reconnaître des
droits naturels à l'homme, aux nombres desquels la liberté et
9 Jean-René Presneau, Le son « à la lettre
», dans Le Pouvoir des Signes, 1989, P21.
8
l'égalité : Les hommes naissent libres et
égaux en droits10. L'individu devient alors un sujet de
droit. Pour autant, l'impératif démocratique qui animait les
instigateurs du nouvel ordre visait la restitution du pouvoir au peuple, par
l'affirmation de la souveraineté populaire. Qu'en est-il alors de
l'individu, quand c'est au peuple que revient la souveraineté ? C'est
l'élu de la nation qui va donner corps à la société
française et place à l'individu: le principe de toute
souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps,
nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane
expressément11. Ainsi, l'Etat-Nation qui se constitue
va-t-il centraliser et exprimer la parole du peuple, par les lois. Pour
garantir l'unité de la nation, l'Etat va, au nom de
l'égalité de tous les citoyens, inclure le citoyen à la
société. Et pour concrétiser et rendre effective cette
entreprise d'incorporation sociale, les révolutionnaires vont activement
mettre en oeuvre une politique d'unification linguistique. Dans ce contexte, la
méthode gestuelle développée par l'abbé de
l'Epée bénéficiera des faveurs des milieux politiques de
l'époque.
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