3. La Caisse nationale de crédit agricole
(CNCA), une banque des paysans ?
La plupart des paysans n'étant pas lettrés, donc
méconnaissant les mécanismes de prêt bancaire, et ne
constituant pas à cet effet un des clients solvables pour les banques
qui d'ailleurs ne sont pas proches, il fallait trouver une structure
financière propre aux paysans. D'où la création de la
CNCA.
3.1. Rôle et objectif de la CNCA
Créée en juin 1967 104 et
restructurée en 1973 pour mieux faire face au défi de la
révolution verte lancée quatre ans après, la Caisse
nationale de crédit agricole avait pour objectif principal, le
financement de toutes les activités ayant trait à l'agriculture,
l'élevage et la pêche, et accessoirement à la foresterie.
Son organisation associait le crédit à la vulgarisation et
à la commercialisation, car on estimait que le financement de
l'agriculture ne devait pas être une opération isolée, mais
une action s'inscrivant dans le cadre général de
l'éducation, de la formation de l'agriculteur. Elle devait conditionner
impérativement le succès des techniques modernes proposées
aux paysans traditionnels, tels que l'acquisition du matériel,
l'utilisation des intrants, entretien des plantations... La caisse se veut donc
plus incitatrice et souple dans ses transactions avec les clients en vue
d'éviter les mesures draconiennes qui détérioreraient ses
relations avec les paysans. Et pourtant c'est ce qui arriva.
3.2. Les réalisations de la CNCA
Dotée d'un conseil d'administration et d'un
comité de prêt chargé de l'administration
générale pour son fonctionnement, la CNCA était le
principal bailleur de fonds du monde rural avec un capital initial de 333 000
000 FCFA105 et de 16 succursales installées sur toute
l'étendue du territoire, afin de se rapprocher de sa clientèle
favorite, qui était les
104 L'ordonnance n° 25 du 14 juin créa la Caisse
nationale de crédit agricole.
105 Annuaire économique officiel de la République
togolaise, 1987, p. 58.
60
paysans. La caisse s'adresse prioritairement aux groupements
et coopératives pour s'assurer de la solvabilité, car la notion
de prêt et de son remboursement n'était pas encore très
nette chez le paysan. Pour cela, elle n'accorde donc son prêt qu'aux
paysans intégrés dans un groupement. La caisse proposait deux
sortes de crédits : le crédit à court terme ou les
prêts de campagne qui servent à financer les moyens de production
et la commercialisation des produits, et les prêts à moyen et long
terme qui sont souvent et surtout consentis en faveur de l'élevage et de
la production des cultures pérennes. Dans son mode opératoire,
elle ne s'adressait pas directement au paysan, elle se faisait relayer sur le
terrain par les Directions régionales de développement rural
DRDR, qui avaient succédé aux Sociétés
régionales d'aménagement et de développement (SORAD). Ce
sont donc les DRDR qui empruntent elles-mêmes du crédit agricole
qu'elles rétrocèdent aux paysans. Mais les difficultés ne
tardèrent pas à surgir mettant à mal cette
procédure, comme l'a remarqué Dogo (1983) en ces termes : «
Cette procédure ne durera pas. Les remboursements des prêts
s'étant tout de suite révélés faibles, (les) SORAD
étaient par conséquent contraintes d'utiliser des mesures
coercitives qui ont eu malheureusement pour effet le renforcement de la
méfiance des paysans au sujet de l'endettement »Dogo (1983 :
170-171) .
En fait la réussite d'un tel projet devait passer par
le changement de mentalité chez le paysan, pour qui le crédit
sert à faire face aux besoins socioculturels (scolarisation,
consommation en période de soudure, funérailles...) et non aux
besoins d'acquisition de terres ou de matériel pour son
aménagement, car la culture de subsistance lui paraît suffisante.
Dogo (1983) pensait qu' « Il faut faire évoluer le paysan de la
mentalité de l'économie de `'l'équilibre du
sous-développement» à celle de `'déséquilibre
dans le développement» »(Dogo, 1983: 172). Aussi, la
légitime préoccupation de la Caisse de se garantir contre le
risque de non-remboursement de ses prêts l'incitait-elle à limiter
la diffusion du crédit qu'aux seuls paysans encadrés dans un
projet ou membre d'une coopérative. Or, compte tenu du nombre
très faible de producteurs agricoles intégrés dans divers
projets de développement, l'ensemble du monde rural n'est pas à
même de profiter des facilités offertes par la Caisse. Ainsi, la
Caisse utilisait beaucoup plus souvent ses fonds dans d'autres secteurs
où les clients lui offrent un peu plus de garantie de solvabilité
à l'instar des sociétés et des
entreprises106. Il convient donc de remarquer que
sur l'encourt global des prêts accordés par la CNCA à
l'économie en septembre 1980 de 6 265 000 000 FCFA, seulement 2 101 000
000 FCFA étaient allés au
106 Pour plus d'informations, lire Maman, 2011,
p. 61.
61
secteur agricole, soit 33,54 %, contre 3 274 000 000 FCFA au
commerce et à l'artisanat, soit 52,26 %107.Il est
évident que le secteur rural pour qui la CNCA fut créée ne
bénéficia pas assez de ses services comme nous le fait savoir un
de nos enquêté : « Combien de paysans avaient
bénéficiés des prêts de la CNCA ? La banque de
crédit agricole doit être adaptée aux découpages
saisonniers. Allez y voir les statistiques, vous verrez que ce ne sont pas les
paysans qui ont mieux bénéficié de ces prêts
» (Y. Nagnango108). Selon lui, on devait ôter le
«A» de du sigle « CNCA », car il ne trouva pas son
importance dans la réalité. Cet avis est partagé, voire
confirmé par un autre enquêté : « Est-ce qu'elle
(la CNCA) finançait réellement les paysans ? Les conditions
(pièce d'identité, cautionnaire...) à remplir afin de
bénéficier des prêts, n'étaient pas à la
bourse des paysans. Ce sont les fonctionnaires qui prenaient des prêts
làba... les gens faisaient des prêts pour se marier avec.
Moi-même j'ai fait des prêts à la CNCA pour des besoins non
agricoles » (B. Akondo109). Comme les paysans n'arrivaient
pas à remplir les conditions des prêts, des structures
intermédiaires de microcrédits avaient vu le jour. Celles-ci
prenaient des prêts auprès de la CNCA, qu'elles offraient aux
paysans jusque dans leurs champs, sans garantie nécessaire, mais avec un
intérêt plus élevé que celui de la banque. Cette
pratique ne facilita pas le remboursement des paysans. Ainsi, ceux-ci
s'endettèrent, auprès de leur microfinance, qui à son tour
s'endette auprès de la CNCA110.L'apothéose de tous ces
errements fut la mauvaise gestion des fonds de la caisse, marquée par
des détournements spectaculaires la rendant ainsi bancale, et incapable
de jouer le rôle qui lui a été
assigné111.La CNCA n'avait donc pas été une
banque des paysans, mais une banque tout simplement.
Vus d'importants moyens mis en oeuvre dans le cadre de cette
révolution verte, un bilan de fin d'activité s'imposa.
107 Annuaire économique officiel de la République
togolaise, 1987, p. 58.
108. Y. Nagnango., ingénieur agricole, et Directeur
exécutif de la Centrale des producteurs de céréales (CPC)
du Togo, entretien du 28 mai 2014 à 12 h03, dans son bureau à
Tsévié.
109 B. Akondo, ingénieur agricole, ancien Chef
régional de la protection des végétaux à Kara,
entretien du 24 mai 2014 à17h 05, à son domicile à
Agoé.
110 S. G. Tchédré, ancien producteur de coton,
entretien du 31 mai 2014 à 10 h00, à Djarkpanga, et B. S. Akondo,
ingénieur agricole, ancien Chef régional de la protection des
végétaux à Kara, entretien du 24 mai 2014 à17h 05,
à son domicile à Agoé.
111 La CNCA disposait au cours des dix premières
années de révolution verte de substantielles lignes de
crédit, que lui ouvrent en particulier les instances financières
multilatérales, et qui lui permettent de travailler de façon tout
à fait satisfaisante, avant d'être littéralement
paralysée dans son action en 1987 par la découverte d'un
détournement de fonds considérable.
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