Le plaidoyer politique d'associations féministes et de promotion de la santé des femmes à Bruxelles. Quels apports à de nouvelles façons de porter les revendications ?( Télécharger le fichier original )par Timothée Delescluse Université Catholique de Louvain - Master en Sciences de la Santé Publique 2015 |
2. La journée pour promouvoir la santé des femmesDans la même optique d'analyse ancrée, nous allons dans cette partie revenir sur une autre action de plaidoyer des associations. Le 28 mai 2015, à l'occasion de la journée internationale de la santé des femmes, la PPSF a organisé pour la 3ème édition une journée de réflexion sur la place du soin aux autres (le Care) au sein de notre société. Ouverte au public, elle était intitulée : « Le jour où j'ai arrêté d'être seule à m'occuper des autres ». Cette journée avait pour objectif de dénoncer et trouver des solutions alternatives à la répartition inégale entre les hommes et les femmes du Care. Pour bien la comprendre, nous définirons brièvement le Care puis nous présenterons le déroulé de la journée à laquelle nous avons pu participer. Nous dégagerons ensuite des éléments utiles à l'étude du plaidoyer dans ces associations. Nos données sont issues d'observations et des documents récoltés lors de la journée. 76 PV groupe de travail 59 Le Care et son inégale répartition entre les hommes et les femmes : Le Care est défini par Tronto comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer ou réparer notre «monde» en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible »77. C'est un processus actif avec quatre aspects étroitement liés : « Se soucier de » ; « Prendre en charge » ; « Prendre soin » ; « Recevoir le soin ». Elle précise que le care est indissociable de la notion de charge « Se soucier de quelqu'un ou de quelque chose implique davantage qu'une simple envie ou intérêt passager, mais bien plutôt l'acquiescement à une forme de prise en charge ». La principale critique faite par le courant féministe porte sur le fait que cette « sollicitude » accentuerait la distinction entre les hommes et les femmes en l'assignant majoritairement aux femmes et cela impacterait négativement leur santé. L'objectif de ce colloque et des autres activités est de partager cette « sollicitude » (et sa charge) avec tous, en recherchant des solutions concrètes alternatives et collectives. Selon Sen, ces inégalités persistent aussi parce qu'elles sont acceptées par les victimes « l'opprimé finit par accepter cet ordre inégal pour se transformer en un complice implicite » et d'ajouter « cette idée (Les femmes se sacrifiant pour les autres) ne sert pas les intérêts des femmes mais sert plutôt à justifier l'ordre établi »78 La journée s'est déroulée en deux temps. Le matin était consacré à des présentations en plénière par deux intervenantes et l'après-midi, des ateliers en grands ou petits groupes. Le matin, en introduction, deux travailleuses de VF, association impliquée dans la PPFS, ont défini le care et l'ont présenté comme une affaire de société avec une responsabilité collective des citoyens et citoyennes. Cependant, ce « soin aux autres » serait de façon systématique assigné aux femmes. Le rôle maternant et d'aide aux autres serait construit socialement et amènerait la femme à devoir choisir entre ne pas s'investir dans le soin aux autres et culpabiliser, ou s'investir dans le « care » mais le faire bénévolement. En effet, beaucoup d'activités du « Care » ne sont pas valorisées financièrement. Les intervenantes ont poursuivi en posant la question de savoir si les femmes pouvaient réellement faire ce choix. Enfin, cette assignation socialement construite impacterait le quotidien et la santé des femmes. L'objectif de cette journée était de débattre et réfléchir aux enjeux du « care » comme valeur de société. Il y a alors l'envie de rendre visible le travail de care porté par les femmes et de ne pas en faire une affaire uniquement de femme. 77 TRONTO J. (2008) « Du care » Revue du MAUSS Vol.2 (32) p 243/265 78 SEN (1967) cité par GILARDONE M. (2009) « Inégalités et de genre et approche par capabilités : quelle mise en dialogue ? » Revue Tiers Monde Vol. 2 (198) p. 357-371 60 Voici un extrait de la note d'intention de la journée : « La maternité est, par exemple, une expérience qui justifie bien souvent cette assignation du care en désengageant les hommes des tâches liées au soin des autres. Nous souhaitons interroger le Care en lien avec la maternité et en dehors de celle-ci, y compris le choix de ne pas devenir mère, et leur impact sur la santé des femmes. Le point de départ de nos interrogations est féministe et le processus collaboratif que nous souhaitons mettre en place, alliant nos réflexions à nos expériences professionnelles et personnelles, visent à créer un savoir et une intelligence engagés sur la matière »79. Et en conclusion de l'introduction : « Nous devons décortiquer nos réalités pour faire de réels choix. Le care n'est pas une affaire de femmes, c'est une affaire de société. Il faut donner à chacune les moyens pour, à son rythme, le bousculer, le questionner, l'interroger afin de plus le partagé ». En seconde partie, une intervenante du « Monde selon les femmes », une autre asbl de la plateforme, a exposé sa présentation intitulée : « Masculinité et Care ». Celle-ci s'apparentait aux formations que donne l'Asbl sur le genre et questionnait la place des hommes dans le « care » et les mouvements féministes. Pour commencer, elle a fait un retour historique sur la notion de virilité et ce qu'on entend par « masculinité ». Puis, elle a décrit les mouvements d'hommes qui se sont créés en réponse aux mouvements féministes. L'un, dit « masculiniste » est considéré par l'intervenante comme anti-féministe et vise à défendre les droits des hommes. L'autre courant dit, « Pro-féministe » est en lien avec les mouvements féministes et veut « repenser les relations de subordination ». En lien avec ce mouvement et pour conclure, l'intervenante a proposé trois pistes d'actions pour un partage des tâches de Care au sein de la société: « Mettre en place un travail concerté entre mouvements féministes et les hommes pro-féministes ; un travail des hommes pour le changement individuel et collectif sur la notion de genre ; un engagement politique pour lutter contre les structures de pouvoir masculin ».80 La dernière partie de la matinée était réservée à Thérèse Clerc. Cette femme de 84 ans était impliquée dans les mouvements féministes des années 60 en France. Elle était invitée lors de la journée pour présenter son projet d'habitat collectif, à Paris, pour femmes séniors appelé « Baba Yaga ». D'après son intervention, l'objectif de ce projet était « d'aider celles qui veulent rester autonomes » et de proposer « des fonctions innovantes à la vieillesse », en 79 LALMAN L. (2015). La Sollicitude a-t-elle un sexe? Enjeux du care et de la maternité. Document distribué à la journée du 28 Mai 2015 80 Extrait de la présentation 61 créant par exemple « Une université Populaire des Vieilles et Vieux » ou des rencontres intergénérationnelles au sein de la structure. Elle a aussi présenté son passé de militante dans les mouvements de libération des femmes. Dans l'après-midi, l'objectif était d'échanger à partir de témoignages sur les choses concrètes qui peuvent être mises en place pour mieux répartir les tâches du Care entre les hommes et les femmes. Dans un premier temps, en grand cercle avec tous les participants, des personnes ont témoigné en réponse à l'appel qui avait été fait pour la journée : « Vous vivez seule, à plusieurs, en famille, en couple, en habitat groupé, en communauté ou autrement et vous avez expérimenté des pratiques alternatives ou innovantes pour une répartition plus juste des activités du care (activités qui permettent de maintenir, de prendre soin ou de soigner la vie des autres) ? Votre témoignage nous intéresse ! » Voici les quelques témoignages qui ont servi de base pour les ateliers en groupes : Plusieurs ont porté sur l'habitat groupé comme piste de solution à la charge du care. Par exemple, François qui a créé avec sa femme, « une maison communautaire inclusive ». L'objectif est de vivre sous le même toit avec sa famille mais aussi avec des personnes en difficulté et isolées. La vie communautaire permettant d'être un soutien dans les activités de la vie quotidienne. Il y a aussi eu un témoignage sur « Le Jardin du Béguinage » qui est un habitat groupé pour personnes âgées. D'autres témoignages portaient sur la création d'asbl qui permettent un soutien et une entraide collective. Par exemple, l'asbl « Solo mais pas seule » propose aux femmes divorcées un soutien dans les démarches administratives et juridiques et des ateliers pour un partage d'expériences. Enfin, Aline a témoigné sur le groupe de femmes et dont elle fait partie où l'objectif est de partager des expériences entre femmes pour « favoriser un échange des savoirs communs ». En fin de journée, deux personnes ont présenté une campagne d'associations féministes et autre (CADTM/VF /Le monde selon les femmes/Femmes CSC/ La marche mondiale des femmes). Celle-ci est en cours et s'intitule « V'là la facture ». L'objectif est de mesurer le coût des soins aux autres portés par les femmes et d'exiger que ce cout soit réinvesti en services publiques. A partir d'une fausse fiche d'impôt, les femmes sont invitées à compléter le nombre d'heures travaillées pour « la garde d'enfants en bas âge » ou « Soins aux personnes en grande dépendance »... Voilà le texte d'introduction qui présente l'animation : 62 « Nous sommes des féministes
indigné_e_s face à l'injustice et à la violence des
mesures d'austérité. Nous exigeons un audit féministe ! Au
nom du remboursement de la dette, les femmes perdent leurs droits les plus
fondamentaux . L'analyse et la participation à cette journée nous permet de souligner trois éléments du plaidoyer qui se retrouvent aussi dans ce que disent les informatrices. Premièrement le quotidien et le concret sont la source
de revendication du plaidoyer. Les ateliers et temps d'échanges
participent à ce partage d'expérience quotidienne et
amènent à une revendication. C'est aussi ce que souligne Fassin
« La participation politique des femmes des milieux populaires prend
sa signification par rapport à ce territoire qui leur est assigné
dans la division sexuelle de l'activité sociale, mais qu'elles se
réapproprient et qu'elles revendiquent à travers leur lutte
. Ensuite, on peut remarquer, notamment avec l'animation « Vlà la facture » que la revendication se fait en lien avec d'autres causes que le genre qui impactent négativement la santé des femmes. Nous retrouvons, une convergence et des analogies avec d'autres mouvements sociaux où les causes de mobilisations sont différentes (mouvements ouvriers, lutte contre le racisme...). Ceci est expliqué par Gayle Rubin : « les travaux de Freud et Levi strauss nous permettent d'isoler le sexe et genre « du mode de production » et de contrer une certaine tendance a expliquer l'oppression de sexe comme un réflexe de forces économiques (...) cela suggère une conception du mouvement des femmes comme analogue, plutôt qu'isomorphe, au mouvement de la classe ouvrière ». 82 81 FASSIN. D. Les enjeux politiques de la santé. Paris: Editions Khartala, 2000. Coll. « Hommes et Société » 346p. (p.236) 82 RUBIN G. Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe Paris : EPEL, 2010, 485p. 63 Pour finir, nous pouvons souligner que pour les associations rencontrées, réduire l'impact du genre sur la santé ne passe pas par une solution « radicale ». Elle doit aussi se construire avec les hommes. La non-mixité dans la revendication politique n'est pas systématique et les hommes sont même parfois invités à « rejoindre le mouvement ». Carine a propos du « care » «Il faut qu'il y ait une discussion et que ça soit vraiment mis sur l'ordre du jour des politiques. On peut faire des groupes mixtes et non mixtes (hommes et femmes séparés) par ce que je trouve que c'est aussi très important pour les hommes aussi qu'ils puissent parler de leurs difficultés et de cette nouvelle tâche aussi. » La conclusion de la présentation du monde selon les femmes lors de la journée sur le Care implique aussi les hommes dans « le changement individuel et collectif des hommes dans la notion de genre (...) et un engagement politique pour lutter contre les structures du pouvoir masculin ».
64 Discussion : Ce qu'on peut dire du plaidoyer de ces associations : Les parties précédentes nous ont permis de décrire le plaidoyer et de voir comment il se déploie dans les associations. Nous avons commencé à présenter certaines spécificités que nous allons approfondir dans cette partie. Le plaidoyer de VF/FS/PPSF possède certains traits caractéristiques utiles à mettre en exergue dans un contexte où les mouvements sociaux et associations adoptent des techniques de lobbying classique83. Dans un premier temps, nous expliquerons, par analogie avec la MTE, que le plaidoyer des associations s'enracine et se nourrit des réalités quotidiennes partagées par les femmes du mouvement. Ensuite, nous montrerons que le rôle émancipateur du plaidoyer est prédominant par rapport à ses autres fonctions possibles. Enfin nous verrons que les associations occupent une place intermédiaire dans son élaboration. Cette position entraine des conséquences parfois perçues comme négatives. Celles-ci sont acceptées ou limitées par certaines stratégies et méthodes développées par les membres de l'association. 1. Les caractéristiques du plaidoyer : 2.1. Un plaidoyer enraciné : La position intermédiaire des associations amène à avoir un processus de construction du plaidoyer qui s'apparente à la démarche du chercheur de la MTE. La théorie, et surtout le rapport final, serait la revendication issue du plaidoyer. Cette analogie nous permet de montrer que le plaidoyer est à la fois une manière de penser et de concevoir la revendication et une façon concrète de procéder. Dans un premier temps, nous pouvons nous arrêter sur les fondements de la MTE qui sont aussi des traits caractéristiques du plaidoyer des associations suivies : Tout comme la MTE, le plaidoyer est à la fois une démarche et une méthode. Le plaidoyer développé dans ces associations est en opposition avec un plaidoyer déconnecté des réalités vécues par les personnes défendues. La participation des femmes au plaidoyer n'est pas vu comme un moyen mais est le principal enjeu du plaidoyer. En plus d'être un paradigme, cette méthodologie « enracinée » s'inspire de différentes méthodes d'animations issues notamment de l'éducation permanente et obligent les travailleuses à être créatives dans les méthodes de revendications. 83OLLION E. (2015). Des mobilisations discrètes : sur le plaidoyer et quelques transformations de l'action collective contemporaine. Critique internationale Vol. 67 (2) 17-31 65 « Pour moi, le plaidoyer n'est pas qu'une stratégie de revendication à partir du moment où c'est aussi une manière de faire pour remonter la parole citoyenne. Cela doit se faire tout en utilisant des outils et un discours que les gens puissent continuer de s'approprier et comprendre. » Manue La théorie issue de la MTE est construite à partir d'un terrain donné. Le chercheur doit très tôt s'immerger dans ce terrain pour y récolter les données qui servent de point de départ à la théorie. Les associations défendent aussi cette position d'ancrage et d'enracinement où le plaidoyer émerge et se nourrit de ce qui est vécu et se dit dans les Maisons Mosaïques ou lors des ateliers et des rencontres. La notion d'enracinement montre aussi que le plaidoyer se nourrit et évolue constamment en fonction de ce qui se passe dans le contexte de vie des femmes. Carolle « Je travaille beaucoup plus sur le terrain. Ce qu'on y voit c'est plutôt de l'argumentaire, de la nourriture qui peut faire du plaidoyer en lien avec la réalité. Nous relayons ce qu'on observe. (...) c'est un travail ancré » « Pour le plaidoyer, on doit commencer par une réflexion ancrée avec les femmes» Carine A l'instar de la « comparaison constante », il y a un aller-retour régulier entre le plaidoyer qui se construit et ce qui est défendu et dit « à la base du mouvement ». Les associations revendiquent une proximité avec « cette base » pour avoir une justesse et exactitude dans le message qu'elles portent. Manue : « Nous allons porter ce message mais c'est important que les citoyennes continuent d'être en vis à vis avec nous et que les femmes non- professionnelles continuent de parler. Elles doivent pouvoir dire "tiens là ça ne nous correspond pas ce que vous dites, ce n'est pas là qu'on veut aller ». L'idée n'est pas d'écarter totalement une chose ou une autre mais rester dans le va et vient entre institutionnel, associatif, le politique et puis le citoyen parce que le citoyen, on le perd beaucoup plus vite que les autres. » Sur certains points, le plaidoyer est développé comme la théorie où le chercheur ne fait pas totalement partie du terrain qu'il observe. Les travailleuses de l'association jouent un rôle similaire au chercheur qui façonne et élabore une théorie, à partir des données, avec des outils et méthodes qu'il maitrise. Les travailleuses accompagnent les femmes dans le processus de plaidoyer sans parler à leur place mais les suivent jusqu'à la revendication, objet final du plaidoyer. 66 La suspension, dans le cadre de la recherche d'un recours aux cadres théoriques est la principale différence entre les deux processus. En utilisant la MTE, le chercheur met de côté la théorie lorsqu'il appréhende le terrain. A l'inverse, dans le cadre des activités de plaidoyer, les associations développent les activités avec une approche « féministe ». Ce bagage et ce prisme entrainent forcément un biais dans la construction de tout le reste du plaidoyer. Pour finir, les étapes de la MTE nous permettent de revenir sur les étapes concrètes de construction du plaidoyer. Pierre Paillé dit à propos de la MTE : « Une politique des petits pas dont le point de départ est une réalité locale et contextuelle qu'il s'agit de hisser à un niveau théorique par un travail méthodique de terrain »84 - La récolte de données s'apparente aux activités des maisons mosaïques ou les ateliers où l'objectif est d'être attentif à ce qui se dit et s'échange. - La codification et catégorisation s'apparentent au travail de relais d'information où les travailleuses repèrent des éléments qui sont récurrents. La prise de distance correspond à la montée des informations à un niveau supérieur qui permet d'aborder des sujets transversaux. Aline « On a dans les maisons mosaïques des relais qui captent les informations et sujets et nous le transmettent. (...) Ces réalités sont peut-être celles de beaucoup d'autres alors le mouvement s'en saisit.» - Les activités de mise en réseau permettent de comparer, regrouper et partager ce qui se dit dans différents secteurs. - La théorisation et modélisation regroupent toutes les démarches d'analyse, de construction de point de vue et d'argumentation du plaidoyer. Carolle « Pour affiner ce qu'on va dire, on va être à l'écoute de ce que les femmes des ateliers vont nous dire. »
84 PAILLE P. (2012) « Une enquête de théorisation ancrée : les racines et innovations de l'approche méthodologique de Glaser et Strauss » « In » GLASER B., STRAUSS A. 67 2.2. Différentes fonctions au plaidoyer : 2.2.1. Une fonction émancipatrice pré-dominante: La fonction émancipatrice et «capabilisante85» du plaidoyer est prédominante par rapport aux autres. Le plaidoyer est majoritairement utilisé par les travailleuses comme un moyen de mobilisation et dans une stratégie de renforcement individuel et collectif des femmes. Chaque activité et action est alors pensée dans l'objectif de fournir aux femmes des outils pour une plus forte implication politique et citoyenne. Cela se construit dans une optique de changement à l'échelle individuelle et sociétale. Carine : « Je ne sais pas si vous êtes au courant des notions comme "Capabilité". Nous avons traduit ça en capacité effective. Pour nous, c'est une pensée importante, à savoir chacune a dans son actualité concrète une amélioration maximum possible. A la fois dans le contexte social et culturel dans lequel vit une personne mais aussi pour une population. C'est ça qui est important, mais c'est difficile » Selon les personnes interrogées, ce rôle est justifié par le fait que les femmes rencontrées expriment une crainte, un désintérêt et une incompréhension envers le « monde politique » mais aussi parce qu'elles ont des conditions de vies (femmes isolées avec des enfants, sans revenu) qui ne leur permettent pas de s'investir. « Les femmes sont parfois isolées, elles ne travaillent pas, viennent de milieux populaires. Parfois, elles ne se sentent pas légitimes pour dénoncer. On leur renvoie une image culpabilisation, de ne pas avoir de place, de ne pas avoir de rôle ». Carolle Cet aspect est aussi confirmé par un rapport de l'Observatoire de la santé bruxellois (2015) : « De nombreuses femmes ont exprimé leur déceptions et la rupture de la confiance envers le « monde politique » en raison des promesses de 2014 lors des élections mais pour lesquels il n'y a pas eu d'amélioration. » Pour VF, cette prédominance du rôle émancipateur s'explique par son histoire et son rôle d'association d' « éducation permanente » dont l'objectif est de permettre aux femmes d'acquérir : « Une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société ; des capacités d'analyse, de choix, d'action et d'évaluation ; des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique. 86 ». Ce renforcement des capacités de mobilisation vise à faire des femmes des acteurs politiques impliqués dans leur contexte de vie. 85 Cf. Encadré 86 FEDERATION WALLONIE BRUXELLES (2003) (Consulté le 12/05/15) « Disponible sur http://www.educationpermanente.cfwb.be » 68 Aline : « Je peux dire quelle philosophie nous avons. Nous ne faisons pas du lobby pour le lobby, nous faisons de l'éducation permanente, nous inscrivons le plaidoyer dans notre travail avec le public. A tous les niveaux de nos actions. (...) Le plaidoyer est une partie intégrante du travail d'éducation permanente(...) Notre philosophie est de ne pas uniquement en faire quelque chose qui appartient qu'aux spécialistes» Chez FS et PPSF, la dimension revendicatrice du plaidoyer est issue des objectifs défendus par « la promotion de la santé ». La Charte d'Ottawa, son texte fondateur fait du plaidoyer une de ses priorités : «Advocacy has been recognized as one of three major strategies for achieving health promotion goals, the others being enablement and mediation» 87 . Le plaidoyer est donc un moyen de favoriser une meilleure santé. Manue à propos de FS : « Chez FS c'est une démarche de promotion de santé, ils partent vraiment des vécus, des ressentis et font remonter une voix plus commune. »
Le processus plus valorisé que le résultat : Pour les travailleuses, le processus de construction du plaidoyer est plus valorisé que le résultat. Autrement dit l'important est de valoriser ce qui s'est fait lors des activités et tout au long du processus de construction du plaidoyer. Et ce, dans sa dimension « de terrain » ou « de revendication » Il s'agit de voir ce qui a été retenu comme connaissances et compétences réutilisables par la suite dans la vie quotidienne des femmes. L'objectif est aussi de permettre aux femmes d'être moins isolées et de rencontrer d'autres personnes qui partagent aussi les mêmes difficultés. 87 OTTAWA CHARTER cité par CARLISLE S. (2000). Health promotion, advocacy and health inequalities. Oxford universtity press Vol.15 (4), 369-376. 88 GLOSSAIRE « Les mots de Sen...et au-delà », Revue Tiers Monde 2009/2 (n° 198), p. 373-381. 89 RUGER J. (2010) Health Capability: Conceptualization and Operationalization Am J Public Health. Vol. 100(1): p.41-49. 69 Cet aspect est plus important que le résultat, c'est-à-dire la réponse politique à la revendication. En effet, les personnes interrogées reconnaissent avoir une faible influence sur les décisions politiques. Les revendications aboutissent rarement à une mise à l'agenda politique. Les membres de l'association et les femmes impliquées dans le plaidoyer ont parfois le sentiment d'être à contre-courant des décisions et priorités politiques. Héléne « Le plus important, c'est ce qui sera fait avec les femmes, dans ce processus, essayer d'avoir des éléments que les femmes pourront retirer individuellement et collectivement. C'est de l'empowrement90. C'est moins grave, si la ministre ne donne pas suite à notre rencontre, mais on l'a fait et ça c'est avec toute la préparation et la construction. Le processus est le coeur de tout ça »
Le plaidoyer et la revendication sont vus comme un défi : Le plaidoyer est vu comme un défi et une suite au parcours des femmes de l'organisation. L'accompagnement et le soutien qu'elles ont reçus lors des activités leur permettent de se sentir plus valorisées et légitimes de revendiquer en public ce qu'elles perçoivent comme injuste. Fouzia à propos de son expérience dans une activité sur les violences faites aux femmes : « J'ai besoin de dire : « j'ai été violentée ». Je n'ai besoin pas de m'excuser mais de me motiver. Et ça, ça c'est un combat quotidien. (...) C'est un défi, un défi de sortir de l'anonymat, d'aller sur les marches de la bourse. C'est le centre de Bruxelles. » 90 Cfr. Encadré Empowerment 91 CALVES A.-E., (2009) « « Empowerment » : Généalogie d'un concept clé du discours contemporain sur le développement », Revue Tiers Monde Vol.4 (200) p. 735-749 92 BATLIWALA (1990) cité par CALVES A.-E., (2009) 70 2.2.2 Les fonctions stratégiques et constructivistes du plaidoyer comme autre fonctions: Dans un contexte de restriction budgétaire et de flou institutionnel, une autre fonction du plaidoyer est la défense des intérêts et la ligne politique de l'association. Les associations sont majoritairement dépendantes des subsides pour mettre en place leurs activités. Or le système institutionnel belge est complexe avec différents niveaux de pouvoir qui rend compliqué les activités du secteur de l'action sociale et de la promotion de la santé. De plus, la sixième réforme de l'Etat accentue le flou que ressentent les acteurs du secteur associatifs quant à leur avenir. A titre d'exemple : un extrait du « Mémorandum Education permanente 93» : « Le secteur de l'éducation permanente : un secteur primordial qui subit de plein fouet les coupes budgétaires et les conséquences des politiques d'austérité (...) Par ailleurs, le transfert de certaines compétences en matière d'emploi vers les Régions, effet de la 6ème réforme de l'Etat, loin d'apaiser les esprits, soulève une interrogation majeure : « Quel avenir pour le secteur de l'Education Permanente ? » Conclusions similaires dans le secteur de la « Promotion de la santé 94» : « Face aux incertitudes du transfert de la promotion de la santé de la Fédération Wallonie-Bruxelles à la COCOF, le secteur bruxellois a décidé de ne pas rester les bras croisés et de s'organiser pour faire entendre sa voix dans l'intérêt des citoyens » Carine explique à ce sujet les difficultés pour l'association : « J'ai d'ailleurs un nouveau dossier qui a été refusé, c'est un autre problème pour le moment car on a un arrêt des subsides » Les associations sont dépendantes pour vivre, des activités et surtout du public qu'elles prétendent défendre. Le plaidoyer est alors une stratégie pour obtenir des subventions ou faire connaître ses convictions et positions au grand public et aux décideurs. Le plaidoyer s'apparente alors à des stratégies de communication. L'objectif de visibilité de l'organisation met de côté la fonction prioritaire d'émancipation défendue dans le cadre du plaidoyer. Le travail consiste plutôt à présenter ses activités et les situations vécues par le public auprès de 93 FESEFA (2014) « MÉMORANDUM FESEFA ÉDUCATION PERMANENTE : Propositions et recommandations post-électorales » (Consulté
en ligne le 20 juin 2015) « Disponible 94 CBPS (2014) « 6ème Réforme de l'Etat, le secteur de la promotion de la santé s'organise ! » Bruxelles Santé n°74, p.8-10 71 qui les associations travaillent. Obtenir un soutien financier permet alors de développer des activités utiles pour le public. Cette fonction du plaidoyer adopte des pratiques similaires au lobbying puisqu'il s'agit d'être au plus proche des décideurs. Il est développé par les salariés de l'association. Ceux-ci reconnaissent cette activité comme inévitable mais ne l'apprécient pas forcément. Aline « Ce qu'il peut se passer, c'est qu'au niveau des politiques, j'ai remarqué qu'il y avait des histoires de... ça vaut parfois la peine d'essayer de trouver des chemins (Signe d'un serpent avec la main (...) je me dis parfois c'est assez intéressant de faire des coups de gueule ou alors d'essayer d'avoir des fonds par d'autres chemins. C'est une question de réseau. Mais bon du coup, ça fait quand même mal. Pour les contrats de quartier, nous on a eu ce subside mais il y a une somme de fond que d'autres qui font un très bon travail dans le quartier n'auront pas » La dernière fonction du plaidoyer est de servir à diffuser une approche féministe des problèmes sociétaux. C'est ce qu'on peut appeler la « construction sociale ». Le concept de « construction sociale » montre que la santé et ses problèmes peuvent être, comme le mentionne Fassin « à la fois un construit social, au sens de ce que les agents traduisent dans le langage de la maladie, et une production de la société, au sens de ce que l'ordre du monde inscrit dans les corps. On peut donc, d'un côté, parler de sanitarisation du social et, de l'autre, de politisation de la santé »95. Une typologie de « construction sociale » permet de montrer différentes formes d'usage du terme. Selon Loriol96, dans tous les cas de figure, la notion renvoie « partiellement ou totalement à l'analyse de la connaissance du monde social, avant d'en venir éventuellement aux effets de cette connaissance sur le mode social lui-même (...) certains auteurs minoritaires y voient la production sociale d'une situation ou d'une institution concrète. C'est-à-dire de la façon dont un ensemble d'évolutions, de stratégies et de mécanismes sociaux a-priori distincts se combinent pour faire apparaître une situation ou une institution nouvelle. Ce résultat peut soit être vu comme intentionnel, soit au contraire comme non voulu par les acteurs en présence ». 95 FASSIN D (2005) « «Le sens de la santé. Anthropologie des politiques de la vie » dans « Anthropologie médicale. Ancrages locaux, défis globaux ». Chapitre 14, pp. 383-399. Québec: Les Presses de l'Université Laval; Paris: Anthropos , 467 pp 96 LORIOL M. (2006) « Réflexions sur la notion de « construction sociale » CNRS/Paris I 72 Dans les deux associations, le plaidoyer permet de participer à la construction sociale d'un problème « féministe ». Les problèmes des femmes et leurs situations de vie sont abordés à travers le prisme du féminisme qui rappelons-le se base sur la conviction que les femmes subissent une injustice spécifique et systématique en tant que femmes et qu'il est possible et nécessaire de redresser cette injustice par des luttes individuelles et collectives. Le plaidoyer est alors perçu, étudié et revendiqué à partir de cette conviction. Cette dimension se retrouve alors aux deux extrémités du processus du plaidoyer : à la fois dans les activités de terrain mais aussi dans le discours défendu lors de la revendication. C'est une particularité que signale Bereni où les associations ou mouvements de femmes « peuvent devenir des lieux de transformation de la conscience de genre en conscience oppositionnelle (...) remetant en cause la hiérarchie sexuée. »97 « L'éducation permanente féministe, consiste à construire avec les femmes un regard critique sur leur situation, l'analyser à l'aide de notre grille de lecture (lutte contre discrimination patriarcale, capitaliste et raciste) et qu'à partir de cette base elles identifient les idées d'action qu'elles veulent. » Aline. A titre d'illustration, lors de la journée pour promouvoir la santé des femmes, un atelier proposait à tout le monde de faire une conclusion participative. Il fallait répondre comme « qu'est-ce que je retiens de la journée ? Qu'est-ce que je dirais de cette journée à quelqu'un d'autre ? ». Les conclusions étaient écrites sur un bout de papier affiché à la sortie. L'un d'eux concluait « Je suis une féministe qui s'ignore ». 2.2.3. Des fonctions qui s'apparentent à des tentatives plus qu'à des succès Chacune de ces fonctions est perçue comme importante et prioritaire mais son impact peut être limité ou faire obstacle pour les associations. Premièrement, dans le cadre du plaidoyer, la défense d'une vision « féministe» dessert parfois. Les `grandes causes' (l'environnement, accès aux soins des migrants...) défendues par certains « plaideurs » de l'article d'Ollion sont un atout dans le plaidoyer98. A contrario, la défense d'enjeux féministes peut entrainer des réticences au sein du gouvernement ou dans les autres associations. En effet, les associations féministes ne sont pas toujours perçues comme 97 BERENI L. et REVILLARD A., (2012) « Un mouvement social paradigmatique ? Ce que le mouvement des femmes fait à la sociologie des mouvements sociaux », Sociétés contemporaines Vol.1 (85), p. 17-41 98 OLLION E. (2015). Des mobilisations discrètes : sur le plaidoyer et quelques transformations de l'action collective contemporaine. Critique internationale Vol. 67 (2) 17-31 73 novatrices dans leurs revendications et peuvent faire l'objet de préjugés. Cela peut entrainer des conséquences négatives comme le refus de subsides. « Je suis allée à cette rencontre avec l'appréhension que de nouveau, quand on vient d'un milieu féministe, ou en tout cas si on aborde la question du genre, très rapidement, les gens se disent 'oh elles vont encore nous emmerder avec leur histoire d'égalité, qu'elles l'ont déjà..' donc moi je pars toujours un peu tout doux et j'essaye de voir comment les gens réagissent » Manue « Alors ça on le reproche à ce projet qu'on a introduit. Parce que moi nous sommes de l'ancienne bataille de 68 et parfois c'est trop militant, trop féministe » Carine En second lieu, à l'instar de ce qu'en dit Ollion, le plaidoyer politique des associations reste à la marge des décisions politiques. Dans les deux associations, l'impact sur les décisions politiques est perçu comme faible et marginal. Même si elles obtiennent certaines « victoires » celles-ci restent négligeables par rapport aux ressources mobilisées pour les activités déployées. « Franchement c'est rare que l'on obtienne ce qu'on a demandé. Surtout en ce qui concerne le droit des femmes et vu le contexte politique actuel. Il y a parfois des petites victoires, heureusement. Il faut les fêter parce qu'elles sont précieuses, sinon on déprime. » Héléne Ceci peut être expliqué par le caractère parfois flou des revendications. Les activités de plaidoyer aboutissent rarement à des revendications et exigences précises. Elles permettent plutôt de faire ressortir des réalités qui sont complexes et difficilement résolvables par des politiques concrètes. « Nous faisons des actions dans le but de faire émerger des choses mais pas de dire on veut ça précisément. On fait plutôt une récolte d'analyse plutôt que des demandes concrètes. » Gisela Enfin, nous tenons aussi à nuancer la fonction émancipatrice du plaidoyer. Les activités de plaidoyer permettent aux femmes de rencontrer d'autre femmes, de se sentir écoutées, valorisées tout en acquérant certains outils qui permettraient une reprise du pouvoir. Mais beaucoup d'indices nous montrent que celle-ci reste aussi limitée. Le premier tient au fait qu'il n'y a jamais eu de mesure ou d'évaluation de l'éventuel impact que pourraient avoir ces activités sur les capacités acquises par les femmes. « Je pense que le quantifier, ce n'est pas simple et on est très mauvais là-dessus. Je pense que ce serait bien de voir en quoi on arrive à une capacitation pendant le parcours de plaidoyer et la capacité d'agir sur les politiques. Pour pouvoir justifier que le plaidoyer est un outil et un moyen à promouvoir pour réduire les inégalité sociales de santé, il faut pouvoir essayer de mesurer l'impact » Gisela. Notre participation à la journée de la PPSF nous as aussi permis de voir que les ateliers ne sont pas accessibles à tout le monde. Le discours utilisé lors des présentations par exemple était théorique et universitaire. Un groupe de femmes qui n'écrivait pas bien français99 a d'ailleurs quitté la salle lors de la matinée. Enfin lors de l'atelier en après-midi une femme a dit « C'est vrai que toutes ces solutions sont intéressantes mais moi je ne m'y reconnais pas. Je suis seule avec mes deux enfants, je ne vois pas du tout comment je pourrais vivre dans une maison communautaire ».
74 99 Observation faite à partir de la feuille de présence qui circulé. 75 2.3 Un plaidoyer a un niveau méso-social :Le plaidoyer de VF/FS et PPSF s'inscrit à un niveau méso-social à cheval entre des revendications individuelles liées à un contexte précis et des revendications collectives mobilisatrices à l'échelle nationale. L'articulation entre ces deux sphères est complexe et nécessite d'utiliser des méthodes d'animation et d'organisation particulières. Cette position méso-sociale confère aux associations deux rôles dans la construction du plaidoyer. D'un côté, elles se positionnent comme relais des revendications sociales locales et revendiquent un changement dans des pratiques quotidiennes. En effet, l'implication quotidienne des femmes dans le plaidoyer est « énergivore », il prend du temps et est parfois très technique créant une distance entre décideurs et citoyens. Le rôle des associations est alors de soutenir, valoriser, écouter et outiller les femmes dans leurs revendications. Les animatrices et membres des associations sont là pour accompagner les femmes qui souhaitent s'approprier un sujet et en faire un objet de revendication. Gisela : « Nous on est souvent en transmission de quelque chose, en relais du local vers le national. On est relais des réalités de vie des femmes. La politique ça fait peur aux femmes, c'est loin, et là c'est à nous de lever ce frein-là, c'est notre boulot, d'outiller, rendre possible et légitimer la parole. D'un autre côté, cette position permet d'avoir une plus grande légitimité auprès des décideurs car elles forment un mouvement qui mobilise beaucoup de personnes. De plus, elles construisent et leur revendication à travers la plateforme politique, ce qui leur permet d'être un poids dans l'échiquier politique. Aline : « Pour nous ça reste au coeur de notre plaidoyer, d'un côté, on outille notre public pour qu'elles se sentent en capacité et légitimité et de l'autre côté on tape sur la table en disant : "on est un mouvement d'éducation permanente, la parole qu'on vous renvoie, c'est la parole des femmes, vous allez les écouter."» Manue : « L'objectif est de pouvoir accompagner en proposant des supports, des techniques de travail mais aussi arriver grâce à notre situation d'intermédiaire à décortiquer le système politique pour l'expliquer aux citoyen s. » 76 2. Des stratégies pour limiter les conséquences de cette position : La position méso-sociale des associations et leur processus de plaidoyer, à cheval entre mobilisation sociale et lobbying entraine des conséquences acceptées ou perçues comme négatives. Nous retrouvons d'ailleurs les mêmes enjeux que ceux présentés dans la partie théorique. Les associations développent alors des stratégies pour y remédier. Un plaidoyer moins structuré : Le plaidoyer de ces associations est moins « structuré » que dans les méthodes de plaidoyer de type lobbying car chaque groupe de femmes peut construire son propre plaidoyer. Les revendications se retrouvent à la fois au niveau local, régional ou national. Il y a des temporalités très différentes entre les revendications, certaines se construisent en quelques semaines d'autres sur plusieurs années. Gisela : « La grande complexité et richesse dans notre mouvement, c'est qu'on agit sur plusieurs niveaux (locales, lobbying, plaidoyer, revendications, outils, formations.). (...) Ce n'est pas linéaire et simple mais on accepte cette complexité. » Une division entre les acteurs impliqués dans le plaidoyer Tout au long du processus de plaidoyer, il y a une inévitable distinction entre les acteurs impliqués. Au début de la revendication, les acteurs impliqués sont les femmes des maisons de quartiers ou des ateliers, accompagnées par les travailleuses de ces structures. Puis la revendication s'inscrit sur un plus long terme et nécessite des compétences plus approfondies. Les acteurs impliqués sont alors différents. Il y a de moins en moins de femmes de la base et de plus en plus de professionnelles qui travaillent à temps plein sur le plaidoyer. Manue « Ça veut aussi dire, comment est-ce qu'on continue d'être dans cette démarche citoyenne : de continuer d'entendre les femmes et de ne pas commencer à faire une plateforme de professionnelles. Assez vite on va vers ça » Une transformation du discours : De plus, cette transformation des acteurs impliqués s'accompagne d'une évolution et une transformation du discours, ce qui est perçu comme négatif. Le plaidoyer qui a pour objet la revendication auprès des décideurs oblige parfois à un certain relativisme et entraine une « dépolitisation » du message. Carine « Avec le plaidoyer, on toujours l'impression de faire du relativisme, des compromis et c'est une grande discussion pour nous qui sommes souvent issues des mouvements militants ». 77 Cet aspect est lié au fait que dans les revendications, la voix du citoyen tend à être délégitimée par rapport à la voix de l' « expert ». En effet, il est difficile d'être entendu si les revendications sont issues de « l'expérience ». Aline : « Les femmes qui vivent toutes sortes de chose ont une expertise à donner : celle du terrain. Mais comme la décision politique est de plus en plus aux mains de spécialistes, d'experts, faire valoir la parole de non spécialiste ce n'est pas simple C'est un gros boulot de pouvoir dire que l'expertise nait de l'expérience » Des stratégies pour limiter ces conséquences : Cette distinction des acteurs et la transformation du discours sont perçues comme négatives par les travailleuses. Elles développent alors des stratégies spécifiques pour les limiter. Premièrement, les travailleuses ont quasiment toutes une « multi casquette ». C'est-à-dire qu'elles sont souvent amenées à travailler comme animatrice, à s'impliqué dans la recherche de financement, à participer à des rencontres inter-associatives ou encore à l'élaboration d'un document ou d'une action de plaidoyer. Gisela « Tout travail chez VF est multiple et multitâche, on est à la fois animatrice, formatrice, secrétaire, à l'écoute des femmes puisqu'on participe aussi beaucoup aux actions» En second lieu, les actions et interventions sont pensées pour s'adapter aux disponibilités des femmes qui veulent s'impliquer. Celles-ci peuvent intervenir quand elles veulent et quand elles peuvent. Par exemple, la PPSF est ouverte aux associations mais aussi à toute personne volontaire qui veut venir à titre individuel. De plus, nous l'avons vu, les outils de plaidoyer sont très variés et cherchent à être le plus créatif possible pour assurer la participation des femmes. Gisela « Il faut permettre à chacune de participer là où elles désirent. Là où elles se sentent à laisse. Pouvoir dire qu'on cherche à porter sa parole et son témoignage jusqu'au bout. Et montrer qu'il est partagé par d'autres » Enfin comme nous l'avons vu dans l'analyse du groupe de travail, la construction du plaidoyer s'inspire de la méthodologie de l' « intervention sociologique » d'Alain Touraine qui tente d'impliquer les femmes dans l'élaboration du plaidoyer. Les groupes de travail des associations, qui amènent parfois à une revendication s'inscrivent dans la pratique de « restitution » de l'intervention sociologique, C'est-à-dire que cette méthodologie « relève d'une approche plus compréhensive, en offrant l'opportunité à des acteurs de donner du sens à leur expérience sur la base d'un travai co-construit avec les sociologues. (...) elle tente de lier un raisonnement général et une expérience particulière »100. Ces temps permettent aux femmes de discuter et contester des raisonnements dans l'objectif de présenter et restituer une analyse liée à leur expérience. La participation des femmes permet une meilleure compréhension du discours de plaidoyer et de réduire sa technicité.
78 100 COUSIN O. ; RUI S. (2011), « La méthode de l'intervention sociologique. Evolutions et spécificités » Revue Française de science politique. (Vol.61) p.513-532. 79 |
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