Le plaidoyer politique d'associations féministes et de promotion de la santé des femmes à Bruxelles. Quels apports à de nouvelles façons de porter les revendications ?( Télécharger le fichier original )par Timothée Delescluse Université Catholique de Louvain - Master en Sciences de la Santé Publique 2015 |
Partie 2 : Deux cas illustratifs :Afin de mieux comprendre comment se déroule le plaidoyer dans les associations, nous allons dans cette partie le présenter à partir de cas concret d'actions. La première section décrit les activités d'un groupe de travail sur les déterminants de la santé des femmes et la seconde revient sur une journée organisée par la PPSF à l'occasion de la journée mondiale de la santé des femmes. 1. Le groupe de travail « Les déterminants de la santé de la femme »Ce groupe de travail nous permet d'illustrer différentes étapes du « Plaidoyer de terrain » et aborde le genre comme déterminant de santé. Il s'est mis en place chez VF en vue de « co-construire une approche féministe de la santé des Femmes » 68. Nous décrirons aussi d'autres actions qui se sont déroulées en lien avec cette activité. Les données sont issues des compte-rendus de rencontres et de documents internes à l'association. Ce travail prend racine dans des ateliers et dans les animations faites avec les femmes au sein des Maisons Mosaïque et dans différentes entités locales de l'association. Le lien entre mauvaise santé et situation d'injustice est perçu par les travailleuses et fait alors l'objet d'ateliers pour sensibiliser sur « l'impact des systèmes de domination sur la santé : patriarcat, capitalisme et racisme »69. Dans cet extrait, Carolle présente les motivations et origines du groupe de travail : « Ce qui est sûr c'est que pour toutes les questions de santé, on essaye avec les femmes et dans les analyses d'interpellation politique de faire le lien entre santé et discrimination H/F et de montrer que tout est lié. Travailler sur la santé des femmes c'est aussi travailler sur ces autres déterminants. Et ce n'est pas forcément évident. (...) Travailler sur ces déterminants est déjà un projet en soi. Donc on ne veut pas brûler les étapes en allant directement à des conclusions qu'on imagine. Peut-être qu'on se trompe et que c'est plus complexe que ça. Du coup, un travail va être fait en amont. Par exemple, il y a un groupe qui, depuis un an, analyse les facteurs qui influencent la santé des femmes. Ce qui va sortir de là va nous amener à une interpellation politique mais ça sera la fin d'un processus. Ce n'est pas quelque chose qu'on fait d'emblée. » Le groupe de travail est donc issu des questionnements, doutes et réflexions des 68 PV « Groupe de travail » 69Ibedem 53 animatrices. L'objectif principal était, en co-construisant cette approche globale et féministe de la santé de « pouvoir orienter nos projets santé au niveau local et identifier les enjeux principaux en matière de santé des femmes »70. Pour atteindre cet objectif le groupe de travail s'est réuni sur dix séances afin de répondre à la question « Par quoi et comment est influencée la santé des femmes ? ». Le genre et le sexe comme déterminants transversaux de la santé sont alors abordés tout au long des échanges et des rencontres. La méthodologie utilisée pour construire ce savoir est appelée « Méthodologie d'intervention sociologique » déjà utilisée au sein du mouvement dans d'autres groupes de travail. Son objectif, expliqué dans un livret mis à disposition des animatrices, est de « créer un savoir à partir de ce que vivent et constatent les femmes, sur une problématique qui les préoccupe avec une visée de changement en proposant des pistes concrètes de solution » 71.
Le travail se base sur quatre outils précis, à savoir : - Une grille de lecture en étoile pour rendre compte des différentes dimensions du problème inscrit au centre de l'étoile. Elle sert de référence au cours des rencontres et évolue en fonction des échanges. - Une ligne de temps - L'intervention d'experts 70 PV « Groupe de travail » 71 Ibedem 72 TOURAINE A. (1978) La voix et le regard, Seuil 1978 cité par Olivier Cousin (dir.) (2010) « L'intervention sociologique. Histoire(s) et actualités d'une méthode » Presses universitaires de renne, coll. « Didact sociologie » 177p. 73 COUSIN O. ; RUI S. (2011), « La méthode de l'intervention sociologique. Evolutions et spécificités » Revue Française de science politique. (Vol.61) p.513-532. 54 - La retranscription des débats Il y a eu dix séances de 2h environ entre le 22 avril 2013 et 2 juin 2014. Ci-dessous, un tableau avec le nombre de participantes et d'animatrices présentes tout au long des rencontres. Il y a, à minima, pour chaque séance, une animatrice et une preneuse de note. Nous pouvons remarquer que le nombre de participantes a fortement diminué au cours des mois. Tableau 5. : Détail des effectifs lors du groupe de travail :
Il existe deux types de séances, certaines sont dites « fermées » car la participation est limitée aux animatrices et participantes. Les séances dites « ouvertes » sont, quant à elles, des séances où des intervenants extérieurs sont invités à venir présenter leur vision et leurs connaissances sur le sujet abordé. Les femmes choisissent en fonction de leur réseau et de leurs envies les personnes qui interviennent. Les quatre personnes choisies sont : Carine Markestein (coordinatrice de FS) qui a abordé la surmédicalisation des femmes et la relation soignant-soignée ; Eric Colle (Mutualité Chrétienne) qui a expliqué la marchandisation de la santé ; Ariane Estenne (Vie Féminine) qui a discuté de la santé mentale des femmes et enfin Peter Verduyckt (Observatoire de la santé et du social de Bruxelles) qui a fait un retour sur la notion des déterminants et qui a présenté la situation de santé des femmes en région bruxelloise. Les séances se déroulent souvent de la même façon : Il y a toujours en introduction un temps convivial, de détente et de relaxation. On retrouve parfois des jeux pour faciliter les échanges entre les participantes. Puis vient le coeur de la séance où sont prévues les discussions pour réfléchir sur le sujet ou débattre en fonction de ce qu'a présenté l'intervenant. Pour finir, les participantes expriment les ressentis, attentes et doutes qu'elles ont eus lors de la séance. Les échanges sont facilités par des outils ludiques par exemple de photo-langages, où les participantes expriment ce qu'elles pensent à partir d'une image ou photo. Il y a aussi un « code de la route », établi dès le début des rencontres qui permet d'établir des règles de respect de parole tout au long des séances. Au terme des rencontres, les réponses à la question « Par quoi et comment la santé des femmes est influencée ? » formant une branche sont : 55 - « Les cycles de vie, l'utérus, les droits sexuels et reproductifs, l'éducation à la santé et aux droits reproductifs et sexuel, l'avortement - Le corps médical classique, la relation médecin-patient, l'accés au système de soins, la représentation féminine dans la recherche scientifique - La migration - Le logement - La monoparentalité - Les violences (sexuelles, économiques, morales, psychologiques et physiques), la violence conjugale - L'accessibilité économique, la précarité, l'argent - Le sport, l'alimentation, l'hygiène de vie - Les soins aux autres - L'isolement, l'organisation des soins, - Les tabous, l'entourage, la culture, la littérature et l'éducation - L'image des femmes dans les médias, l'influence de la pub, l'accés à l'information et les stéréotypes liés au sexe. » De plus des facteurs omniprésents transversaux ont été identifiés : « Le temps, la psychologie, la santé mentale, les politiques de santé, le sexe, l'environnement, l'environnement géographique et la santé physique. » En parallèle de ce groupe, les participantes ont participé à des actions de VF organisées lors de la « Caravelle des Droits des Femmes ». C'est une campagne nationale faite en 2014 pour promouvoir les droits de femmes. Elle a trois objectifs « Se réapproprier ses droits (comme outil de sensibilisation sur les droits) ; mettre en réseau et revendiquer de nouveaux droits74 ». Les femmes du groupe de travail ont proposé trois thématiques lors de ces rencontres qui ont eu lieu un peu partout en Belgique : - La santé mentale : « Des scénettes de stéréotypes » ont été imaginé pour aborder de façon humoristique les stéréotypes dont sont victimes les femmes « la dépressive, l'hystérique... ». L'objectif, en les jouant dans l'espace publique était de débattre autour de ces visions et de l'impact que ces stéréotypes peuvent avoir 74 CARAVELLE DES DROITS DES FEMMES - VIE FEMININE (Consulté le 25/04/2015) « Disponible sur http://www.viefeminine.be/caravelle/spip.php?article34. 56 sur la santé des femmes et aussi comment cela se transmet lors de l'éducation des enfants. « La désobéissante » : Une jeune femme désire être « pilote d'avion » et le dit à ses parents, en l'occurrence à son papa. « Papa je sais ce que je veux faire ! Je veux être pilote d'avion... ». Le Papa : « ma fille mais qu'est-ce que tu racontes ? TU ES UNE FOLLE ? Est-ce que tu as déjà vu une femme piloter un avion ? C'est un métier de mec... Tu ne vas pas être capable. » «Ta maman te l'a déjà dit, une femme c'est mieux qu'elle soit enseignante comme ça tu auras du temps pour tes enfants .... » « L'hystérique » : Une femme s'occupe des tâches ménagères, elle a l'air bien fatiguée. Son partenaire rentre, il n'y a pas du pain « Ce n'est pas possible, dois-je m'occuper de tout ? Même acheter du pain... ». La femme lui répond en criant « Quoi ? Tu rigoles ou quoi ????». L'homme « et ben, c'est parti, voilà comme elle crie, l'hystérique...». - La relation soignant-soigné : «L'Action Carte S.I.S » (Cfr. Annexe 3) proposait aux femmes rencontrées dans l'espace public de témoigner de leurs inégalités vécues dans le cadre d'une relation de soin. La carte S.I.S. était pour l'occasion rebaptisée « Carte Inégalitaire de Santé ». Il y a aussi eu un jeu de rôle où les femmes étaient invitées à (re)jouer une consultation médicale. - La santé des femmes ainées : Une pièce de théâtre intitulée « Quel toit pour vieillir » présentant les maisons de repos permettait d'alimenter un débat sur cette thématique. D'autres partenaires étaient présents lors de la rencontre comme « habitat et participation ». Le groupe de travail, nous l'avons vu n'est pas allé
jusqu'à une interpellation politique bien que cela était un
objectif au début des rencontres. « Le travail politique »
s'est cantonné à la création d'un outil d'animation
à réutiliser en interne. Dans l'idée, cet outil aurait
été une version simplifiée de la méthodologie de
l'intervention sociologique et visait à « Sensibiliser les
femmes à la lecture des déterminants de santé et une
approche globale et féministe , 75 PV du groupe de travail 57 pas jusqu'à l'interpellation mais permettent d'alimenter la réflexion et la prise de conscience nécessaire au plaidoyer. Les réunions du groupe de travail illustrent bien le double objectif de ces activités de « plaidoyer de terrain ». Elles permettent la construction d'un savoir commun partagé, issu du vécu des participantes où le genre et le sexe, perçus comme facteurs discriminants, occupent une place centrale. Cela constitue de la matière pour le plaidoyer et la mobilisation à différentes étapes. C'est aussi l'occasion d'apporter des connaissances et compétences aux femmes participantes dans une approche collective. Il y a l'envie de se regrouper et d'échanger sur la spécificité féminine en matière de santé. Gisela à propos du groupe : «le groupe voulait aller vers des revendications mais c'était plutôt du travail de déconstruction, d'analyse et faire émerger une lecture où le genre est un déterminant et en quoi être une femme influence ma santé différemment qu'en tant qu'homme (...) Parfois, on n'arrive pas jusqu'au bout mais ce n'est pas pour autant qu'il est moins valable que d'autre. L'important c'est que les femmes puissent se rendre compte et puissent aussi arriver à se regrouper». Les discours des intervenantes choisies par le groupe est mobilisateur et à considérer comme du plaidoyer politique, à visée collective. Le genre comme déterminant de santé est analysé comme un rapport de pouvoir. Par exemple, les trois enjeux principaux pour la santé des femmes présentés par Catherine Markestein illustrent bien cet aspect : « Le fécondité féminine et la société de production (le corps considéré comme « machine » productive » ; la consultation médicale traditionnelle (ou le rapport de domination dans une consultation médicale) ; Promouvoir le changement (ou de l'intime au politique) ». Nous pouvons aussi souligner certaines de ces interventions lors des questions-réponses : « Transformer l'intime en politique commence par la déconstruction des discours dominants » ; « C'est le libre choix de dire « oui » ou « non » qui est le plus important (...) il ne faut pas oublier que nous avons le pouvoir de décider de notre corps ». Arianne Estienne qui intervient sur la Santé Mentale va aussi dans ce sens-là: « Le défi est de questionner pour trouver des réponses ensemble. Une piste pour inciter la solidarité est de commencer par déconstruire les normes établies. (...) Le collectif est thérapeutique en soi, c'est là qu'on retrouve des ressources pour surmonter des moments difficiles ». 58 Dans les rubriques des PV, «Ressentis des participantes », nous pouvons souligner l'effet qu'ont ces interventions sur certaines participantes et l'importance de l'aspect collectif de ce type de rencontres. (Séance 1) « Nos attentes : « Espace d'écoute, de partage et d'entraide ; Décoder la santé du point de vue des femmes ». (Séance 2) « On constate qu'on connait les déterminants mais qu'on y réfléchit pas » « La lecture de l'étoile est très enrichissante » (Séance 4) « Nous avons l'impression que lors des séances précédentes nous avons oublié que nous sommes maitres de notre santé ». A propos de la relation soignant-soigné « Nous avons le droit de connaitre et de savoir ce qui nous arrive (...) Nous sommes les expertes, cependant il y a des limites ». Au sujet d'ateliers self help, où le but est de faire soi-même certains examens gynécologiques « Nous ne sommes pas prêtes à participer à des groupes d'exploration gynécologique. Cette réticence est peut être liée à la culture ou à l'environnement social qui nous entoure. En tout cas nous sentons que nous sommes sur le bon chemin». (Séance 6) « Nous avons énormément de travail à faire, le fossé entre politique et la réalité/besoins des femmes est très grand. Si chaque personne se renferme sur soi, il n'y a pas d'évolution. (...) Il est nécessaire de combattre ensemble. »76 |
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