I / Démocratisation et développement :
l'état de la question
Dans ce chapitre, nous développerons les grandes
théories des sciences politiques portant sur le concept de
démocratie traitant dans une première partie sur la
démocratisation et la transitologie, pour dans un second temps
s'intéresser à l'école de la modernisation.
A / Théorie de démocratisation et de la
transitologie :
Dans cette partie, nous nous appuierons sur plusieurs
théories développées par différents auteurs pour la
plupart déjà étudiés durant le séminaire.
Tout d'abord, nous analyserons la position de l'un des pionniers
de la théorie de la démocratisation, à savoir Robert Alan
Dahl, en expliquant sa vision et notamment son concept de « polyarchie
».
Par la suite, nous nous intéresserons à un auteur
qui aura été inspiré par les idées de R.Dahl, il
s'agit du professeur de science politique Samuel Huntington notamment connu
pour son essai « Le choc des civilisations ». Cet auteur traite des
avantages possibles émanant d'un système autoritaire en
particulier au niveau du développement économique.
Nous développerons également les idées de
Larry Diamond, professeur de science politique.
Il est l'un des premiers à lancé le débat
sur ce qu'il nomme des « Régimes hybrides ». Nous observerons
en quoi sa théorie a permis de sortir du carcan définissant des
régimes soit comme étant autoritaire ou démocratique sans
prendre en compte la possibilité qu'il puisse exister d'autres
systèmes.
Et enfin, nous nous intéresserons à une nouvelle
théorie, qui a notamment vu le jour après la troisième
vague de démocratisation qui débute en 1974 avec la «
révolution des Oeillets », et qui fonde la transitologie.
Robert Alan Dahl développe notamment dans ses ouvrages,
tels que «Introduction à la théorie
démocratique» (1956), "Analyse politique moderne" (1964), ou encore
« Les oppositions politiques dans les démocraties occidentales"
(1966). Dahl 8théorise le très influent concept de
polyarchie - type particulier de mode de gouvernement dans une
société moderne, qui diffère des autres régimes
politiques sur deux points : une tolérance relativement
élevée pour l'opposition et une marge de manoeuvre pour
influencer le comportement du gouvernement, y compris le changement des
dirigeants par des voies pacifiques.
Ce terme a été introduit par le politologue
américain Robert Dahl pour décrire le fonctionnement politique
des sociétés industrielles occidentales. 9Les
caractères constitutifs de la polyarchie sont la dispersion des sources
du pouvoir, le droit pour tous de participer à la désignation des
autorités politiques et une organisation qui tend efficacement au
règlement pacifique des conflits. Dahl a voulu éviter la
confusion, si dangereuse dans le vocabulaire de la science politique, des faits
et des valeurs, et il a clairement distingué l'idéal de la
démocratie du fait polyarchique, tout en admettant que les diverses
formes de la polyarchie puissent être considérées comme des
approximations, plus ou moins bonnes, de la démocratie.
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Robert Dahl, Polyarchy ; participation and opposition, New Haven,
Yale University Press, 1971. Ibid
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La polyarchie est pensée comme, 10 Ç un
système politique fondé sur la compétition politique
ouverte entre les différents groupes dans la lutte pour le soutien des
électeurs ». Dans la science politique moderne, il était le
premier en 1953 à dégager une pluralité d'institutions de
base communes aux démocraties libérales. Le terme est
utilisé dans le but de livrer une version "purifié" des
systèmes existants, et il en vient à la conclusion que des
institutions sont nécessaires (mais peut-être pas suffisante) pour
atteindre l'idéal de la démocratie.
R.Dahl identifie aussi les conditions suivantes qui permettent au
système polyarchique de se maintenir. 11D'abord, les
dirigeants politiques pour conquérir le pouvoir qui s'interdisent de
recourir à des moyens de coercition contre l'opposition (l'utilisation
des forces de sécurité, armée).
En résumé, les principales caractéristiques
de la théorie de la polyarchie, sont la possibilité de la
compétition politique, le droit de participer à la vie politique
et de la gouvernance sur la base de la coalition.
Toutefois il existe une tradition intellectuelle dont la
théorie est qu'un gouvernement autoritaire dans les pays à faible
et à moyen revenu, est meilleur pour encourager la croissance
économique ainsi que le développement social. Samuel Huntington
s'inscrit dans cette vision comme en témoigne certains de ses travaux
dans les année 1960.
L'idée majeur qu'il développe est l'importance du
fonctionnement autoritaire dans certains Etats dans la réalisation du
développement économique, et ce, car l'autoritarisme offre
plusieurs avantages. 12D'abord la planification à long terme
permet une meilleure prévisibilité et elle accroit la
possibilité de mener une vision dans le temps. Aussi, le chef de l'Etat
est délivré des exigences qu'induisent les calculs politiques
électoraux à court terme que connaissent les démocraties
occidentales. De plus, il n'y a pas la nécessité de
négocier
12 Samuel P. Huntington, Political Order in Changing Societies.
New Haven, CT/Yale University Press,1968.
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avec des groupes d'intérêts particuliers (patronat
ou syndicats par exemple). Cette autonomie vis-à-vis de ces groupes
concurrents induit un fonctionnement plus juste de l'Etat et de
l'administration ainsi qu'une protection de l'ensemble des citoyens.
Pour l'ensemble de ces raisons, il affirme la
supériorité des régimes non démocratiques. Ainsi,
d'autres théoriciens partagent cette tradition intellectuelle tel que
Joan Nelson, qui affirme que 13« la participation politique
doit être réduite, au moins temporairement, afin de promouvoir le
développement économique ». Cette école de
pensée n'est pas marginal, d'autres auteurs ont poussé plus loin
le raisonnement tel que Robert Kaplan qui «14 défie les
instincts libéraux de l'Occident », qui plutôt que d'avancer
la cause démocratique sont porteurs de conflits civils et
d'émergence de nouveaux autocrates. La pensée de Kaplan est
partagée par ceux qui affirment que le modèle démocratique
occidentale n'est pas exportable dans tout les pays du fait de
différences sociales et culturelles.
Dans le même objectif de définition, Larry Diamond
théorise le concept de 15« régimes hybrides
».Il met en avant les difficultés techniques qui empêchent de
cataloguer avec certitude les régimes politiques, et il désigne
plusieurs chercheurs qui remettent en cause la tendance à qualifier un
régime de «démocratique» sur la seule base de
l'organisation d'élections multipartites. Or, plusieurs pays aujourd'hui
fonctionnent avec ce type d'élection mais ne peuvent pas pour autant
prétendre être des démocraties (l'Algérie et le
Gabon par exemple). Ainsi, l'auteur met en évidence l'existence de
régimes hybrides ou il assiste à une plus forte augmentation de
formes autoritaires de multipartisme que de démocraties. De plus, il met
en exergue deux idées cruciales : d'une part, la corrélation
entre la taille et la population d'un Etat et le régime
démocratique en place (il est plus aisé selon lui de mettre en
place la démocratie lorsqu'on a une faible population dans un espace
réduit) et d'autre part le fait que dans l'évaluation d'un
régime politique, il est nécessaire de savoir si la violence
13 Samuel P.Huntington and Joan M.Nelson, « No Easy
Choice: Political Participation in Developing Countries », Harvard
University Press, 1976
14 Robert Kaplan, « Looking the World in the Eye »,
The Atlantic Monthly, 288, (5), décembre 2001, p. 68-82.
15 Diamond Larry, « Thinking About Hybrid Regimes »,
Journal of Democracy, 2002
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politique est clairement organisée par l'Etat ou le
pouvoir central comme moyen de pression sur l'opposition .
Ainsi, il distingue trois grandes catégories de
régimes politiques : les démocraties, les régimes
autoritaires et les régimes fermés. Entre les deux
premières catégories, il existe une zone grise, que Larry Diamond
nomme « régimes ambigus ». Chacune des deux premières
catégories contient deux sous-catégories : démocraties
libérales et démocraties électorales d'une part, et
autoritarisme compétitif et en autoritarisme non compétitif
d'autre part. L'auteur ajoute que 16l'autoritarisme non
compétitif transforme les échéances électorales en
façade démocratique car les règles normative de la
compétition politiques sont bafouées (bourrages d'urnes, ou
intimidation de l'opposition politique). Dans ces régimes, les
institutions politiques peuvent exister mais elles ne constituent pas de
contre- pouvoir nécessaire au bon fonctionnement d'une
démocratie.
Il est également intéressant de se pencher sur la
définition des systèmes autoritaires selon Juan Linz. Selon lui,
les systèmes autoritaires sont 17Ç des
systèmes politiques au pluralisme limité, politiquement non
responsables , sans idéologie élaboré et directrices mais
pourvu de mentalités spécifiques, sans mobilisation intensive ou
extensive- excepté a certaines étapes de leurs
développement- et dans lequel un leader ou, occasionnellement, un petit
groupe exerce le pouvoir à l'intérieur de limites formellement
mal défini mais, en fait, plutôt prévisibles
».
Aussi, selon Dankwart Rustow, 18le changement
opéré dans les pays arabes et les réformes qui ont suivi
le Printemps Arabe relèvent d'abord d'un mode de gestion et de
régulations de conflits sociaux (et de répartition des richesses
entre les élites au pouvoir) plutôt que d'un désir
réel d'instaurer un régime démocratique. En fait, il
affirme que la volonté de mettre en place un régime
démocratique n'est pas induite par des changements dans les valeurs des
élites mais a des choix stratégiques pouvant correspondre
à une perception du danger.
17 Linz Juan and Stepan Alfred, « Problems of Democratic
Transition and Consolidation », Baltimore, John Hopkins University Press
:39-52
18 Rustow Dankwart, « Transition to Democracy : Toward a
Dynamic Model », Comparative politics, 1970
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Guillermo O'Donnel et P.C Schmitter ne partagent pas la
théorie de la supériorité des gouvernements autoritaires
dans les Etats à faibles et moyens revenus de Samuel Huntington. D'une
part, ces théoriciens de la transitologie développe un
débat que l'on qualifie de gradualiste, dans le sens que 19la
démocratie ne s'obtient pas en peu de temps, c'est un processus long et
graduel : il n'existe pas de barrière stricte entre une
démocratie et une non démocratie. De ce fait la classification
des régimes politiques non démocratiques est incomplète
car il existe une zone grise non explorée. D'autre part, 20le
développement socio-économique n'est pas la pierre angulaire dans
le processus de démocratisation dans leur théorie mais c'est la
volonté et la capacité des classes privilégiées de
ces pays à militer en faveur d'une transition puis à assurer le
maintien de la démocratie.
Cela a pour conséquence des conflits avec les autres
groupes d'intérêts particuliers : 21« plutôt que
d'engager un débat futile sur les préconditions, il est
important, dit Philippe Schmitter, de clarifier comment le mode de
transition de régime détermine le contexte à
l'intérieur duquel les interactions stratégiques peuvent prendre
place parce que ces interactions, en retour, aident à déterminer
dans quelle mesure la démocratie politique va émerger et
survivre. ». C'est donc l'analyse du comportement des élites
qui est central dans leur thèse dans l'optique d'étudier les
transitions démocratiques. Cette théorie a été
développé par nombre d'auteurs ce qui a donné naissance au
courant de la transitologie dont la thèse principal est qu'il n'existe
pas de « préconditions ». Enfin, ils ajoutent que la
démocratisation peut emprunter plusieurs voies et signifier «
une sortie des autoritarisme » et même un retour à
l'autoritarisme peut avoir lieu.
Pour résumer, l'on se référera à la
contribution dans cet ouvrage du polonais Adam Przeworski. Après une
analyse des conditions possibles à la chute d'un régime
autoritaire et l'amorce de la construction d'un autre démocratique, il
tourne le regard de l'analyste vers
19 Guillermo O'Donnel et Philippe Schmitter, Transitions from
Authoritarian Rule,Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986.
21 Philippe Schmitter and Karl Terry, « What Democracy
isÉ. and it is not », in L.Diamond and Platnner (eds), The global
resurgence of democracy, Baltimore, John Hopkins University Press, 39-52
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deux caractéristiques des acteurs de la transition
démocratique. I22l y a d'abord les « risk
insentitive », les durs de la transition, qu'ils émanent de
l'ancien régime ou de ses opposants, et il y a ensuite les «
risk averse » ceux qui ont tendance aux compromis. Il finit par
souligner la maximisation des chances de la démocratisation naissante
par le jeu des démocrates les plus accommodants face aux durs qui jouent
le tout pour le tout en s'attaquant à l'entreprise naissante d'une
manière directe ou indirecte.
Ce que l'on peut conclure au sujet de la transitologie classique,
c'est son caractère empirique : elle part des expériences
historiques de bouleversements démocratiques des régimes
autoritaires pour tracer les contours d'une théorie capable de les
étudier ; son aspect normatif dans la mesure où ses acteurs
considèrent la démocratie comme quelque chose de souhaitable ;
c'est une théorie qui essaie de théoriser l'anormalité et
l'incertitude caractéristique des périodes transitoires
marquées par l'absence de règles claires du jeu politique ; c'est
une discipline qui a pour but l'analyse téléologique du jeu des
acteurs politiques de la transition.
Dans la même sens, A. Przoworski affirmé que
23« la démocratisation est porteuse d'un très
grand degré d'incertitude ». Mais l'élément
majeur reste la volonté d'étudier le comportement des
élites économiques et traditionnelles et on retrouve cela dans la
théorie de la modernisation de Martin Seymour Lipset, qui est l'objet de
notre deuxième partie
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