II/ Concept de compétence et approche par
compétences
A/ Compétence et statut de la connaissance :
Le statut de la connaissance (Roegiers & De Ketele (col),
2000) a évolué avec le temps sous l'influence de
différents facteurs, entre autres, les conditions
socio-économiques régnantes et les résultats des
recherches scientifiques surtout en domaine de psychologie cognitive. Cette
évolution a aussi un impact sur l'apprentissage et sur « comment
une personne apprend ». Ceci a eu des répercussions sur le monde de
l'éducation que ce soit au niveau des contenus scolaires
programmés ou au niveau des pédagogies adoptées.
Toutefois, si la conception de connaître et donc de comment apprendre a
évolué, peut-on déduire aussi que cette conception a
évolué dans le même sens chez les acteurs éducatifs
? Ou bien y a-t-il des décalages entre ces évolutions ? Une
question qu'on tentera de vérifier aussi au niveau de cette recherche.
Mais avant, nous allons présenter en premier, l'évolution du
statut de la connaissance jusqu'à l'émergence du concept de la
compétence avant de ne présenter quelques interprétations
qui découlent des définitions de ce concept.
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1) Evolution du statut de la connaissance
:
Le statut de la connaissance a connu une évolution
à travers le temps et sous la pression de différents facteurs.
Cette évolution avait des influences sur les programmes scolaires et
donc sur l'enseignement. Nous allons présenter dans ce qui suit les
quatre grands mouvements qui ont influencé cette évolution, en se
basant sur les travaux de Roegiers & De Ketele (col), (2000).
a) Premier mouvement :
Le terme connaître correspondait, jadis, à la
connaissance des textes fondateurs de la civilisation et de leurs commentaires.
Les programmes contenaient les grands auteurs avec leurs productions qu'il
fallait étudier et transmettre au cours du processus scolaire. La
philosophie était la discipline la plus dominante.
b) Deuxième mouvement :
Au début du XXème siècle, par le
développement de dispositifs d'observation provoquée, on commence
à s'intéresser dans les programmes scolaires au
développement de « l'esprit scientifique ». Les deux guerres
mondiales ont contribué au développement de la science et au
besoin de la transmission des résultats de recherches afin de former des
chercheurs de plus en plus pointus dans leur recherche, des ingénieurs
capables d'utiliser les découvertes et des praticiens plus
performants.
Connaître dans ce cadre, correspondait à
l'assimilation des découvertes scientifiques et techniques. De ce fait,
les programmes scolaires correspondaient à un moment donné,
à des inventaires de connaissances à transmettre. Les disciplines
scientifiques surtout les mathématiques ont pris le dessus par rapport
à la philosophie et aux langues.
c) Troisième mouvement :
Le monde en devenant de plus en plus industrialisé, a
permis à deux courants de prendre plus de l'ampleur : le
taylorisme (cherchait à introduire plus de
rationalité et de rationalisation dans la gestion des processus de
fabrication en vue d'une production rapide et avec moins de défauts,
dans l'optique d'une plus grande rentabilité) et le
béhaviorisme (issu de la transposition de la
démarche des sciences dures aux sciences humaines, il était
également à la recherche d'une démarche plus rationnelle,
basée sur l'observable, à savoir ce
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qui est de l'ordre du comportement et non de l'intention
ou de l'ordre des processus inscrits dans la boîte noire (le cerveau
de l'apprenant). Ces deux mouvements, afin de réduire la
complexité, tentent de découper les objets d'études en
éléments plus simples et en séquences plus courtes
observables, où chaque élément de départ ou
stimulus est associé ou suivi d'un effet produit ou réponse...
Ces mouvements ont inspiré le monde de
l'éducation à travers la pédagogie par objectifs et la
pédagogie de maîtrise de Bloom. Selon ce pédagogue, on peut
enseigner n'importe quoi à n'importe qui (sauf les handicapés
mentaux) si on s'y prend bien (Roegiers & De Ketele (col), 2000). L'objet
de l'enseignement est de découper les connaissances en objectifs
suffisamment précis et hiérarchisés et s'assurer que les
objectifs prérequis soient réellement maîtrisés et
suffisamment stabilisés, avant de passer à un apprentissage
nouveau.
Ces mouvements ont eu pour conséquence une vague de
réforme des programmes durant les années 70 et 80. Les programmes
ne sont plus réfléchis en terme de contenus mais en termes de
capacité à exercer sur un contenu, ce qu'on
désire apprendre à faire sur ce contenu. Pour chaque
discipline, des objectifs généraux ont été
élaborés. Chaque objectif général était
décomposé en objectifs intermédiaires, puis en objectifs
spécifiques. Ces derniers sont à leur tour subdivisés en
objectifs opérationnels tout en précisant les conditions de
réalisation et les critères de maîtrise. Des questions
d'évaluations sont élaborées pour chaque objectif
opérationnel.
Connaître dans cette perspective correspondait à
la démonstration de la maîtrise d'objectifs traduits en
comportement observables.
d) Quatrième mouvement :
Dans ce quatrième mouvement, « connaître
» a changé de sens pour se diriger vers la démonstration de
la compétence. Cela peut être expliqué par les processus de
mondialisation, de globalisation, d'économie de marché, de
compétitivité croissante...qui ont poussé les entreprises
à créer leur propre service de formation continue afin de rendre
les personnes recrutées performantes dans l'accomplissement de leurs
tâches et dans la résolution des problèmes qu'elles peuvent
rencontrer. Ceci a entraîné la naissance du concept de
référentiel de compétence des métiers. Ces
référentiels, surtout pour les métiers de haut niveau,
exigeaient des compétences transversales et génériques,
s'exerçant sur des situations très diverses (recherche
d'information, interprétation de problème...). Des
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compétences que normalement l'école devrait
développer chez ses élèves. (Roegiers & De Ketele
(col), 2000)
Par ailleurs, des travaux réalisés par des
organismes internationaux (UNESCO, Banque Mondiale, UNICEF, PNUD...) ont
montré la nécessité de viser, par les systèmes
éducatifs, un rendement qualitatif en plus de celui quantitatif
existant. Ceci a entraîné la naissance de l'idée de
développer un curriculum basé sur l'apprentissage d'un ensemble
de compétences de base liées à la vie citoyenne,
nécessaire pour permettre à toute personne de vivre dans une
société caractérisée par un «
développement durable » (p. 35).
Plusieurs pays ont développé alors de tels
curriculums avec des appellations différentes : « basic skills
» ou « basic competencies » dans les pays anglo-saxons ; «
compétences socles » et « objectifs d'intégration
» successivement dans l'enseignement secondaire et primaire belge ; «
objectifs noyaux » dans l'enseignement suisse ; « compétences
minimales » dans certains secteurs de l'enseignement français
primaire ; « compétences par cycles » dans l'enseignement
primaire français ; « compétences de base » dans
plusieurs pays africains ;...(Roegiers & De Ketele (col), 2000).
2) Concept de compétence :
Le concept de compétence a connu une évolution
dans le temps et dans différents domaines (juridique, linguistique,
industriel...). C'est un concept issu du monde de l'entreprise et qui a
été développé dans le domaine pédagogique
dans le but d'articuler au mieux les savoirs enseignés à
l'école, et leur application dans le monde extérieur.
Dans la littérature scientifique, différentes
définitions sont avancées, avec des prises de positions parfois
divergentes (Jonnaert 2006). Tantôt ce concept désigne un
point d'arrivée marqué par un niveau de haute performance,
tantôt un processus dont le déroulement est ponctué par des
bilans d'évaluation. Les auteurs sont loin de s'entendre sur la
définition de ce concept -clé (Boutin, 2004).
Roegiers & De Ketele (col), (2000) nous font remarquer que
la confusion faite entre « performance » et « compétence
» donne une image négative de cette dernière. La
performance, selon toujours ces auteurs, relève du lieu de
production de la tâche (...). Elle désigne souvent un niveau
d'atteinte d'objectifs professionnels en regard d'une obligation de
résultats. La compétence relève du milieu de
formation (...). Elle se mesure en terme de potentiel à accomplir des
tâches données (scolaires ou professionnelles). Elle
complète
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d'autres compétences que possède la même
personne. De ce fait elle ne fait mesurer l'individu qu'à lui-même
et non par rapport à d'autres personnes.
a) Quelques définitions :
Nous présenterons dans ce qui suit, en premier, les
définitions de certains auteurs les plus rencontrés dans les
écrits pédagogiques marocains, en second, les quelques
interprétations qui découlent des définitions du concept
de compétence.
Selon Le Boterf (1995), la
compétence correspond à « un savoir agir,
c'est-à-dire un savoir intégrer, mobiliser et transférer
un ensemble de ressources (connaissances, savoirs, aptitudes, raisonnements...)
dans un contexte donné pour faire face aux différents
problèmes rencontrés ou pour réaliser une
tâche».
Pour De Ketele (1996) elle est un
ensemble ordonné de capacités (activités) qui s'exercent
sur des contenus dans une catégorie donnée de situations pour
résoudre des problèmes posés par celles-ci.
»
Perrenoud (1999), voit dans la
compétence une capacité d'action efficace face à une
famille de situations, qu'on arrive à maîtriser parce qu'on
dispose à la fois des connaissances nécessaires et de la
capacité de les mobiliser à bon escient, en temps opportun, pour
identifier et résoudre de vrais problèmes ».
Les savoirs, en tant que ressources, donnent
rarement la solution, ils permettent de poser le problème, d'envisager
des hypothèses, d'imaginer ce qui va se passer, de décider «
en connaissance de cause ». Donc les connaissances aident à penser,
à peser le pour et le contre, mais à certains moments, il faut
s'avancer en faisant aussi confiance à l'intuition, en prenant certains
risques. Pour en être capable, il ne suffit pas d'accumuler les
ressources mais il faut prendre du temps pour exercer leur
mobilisation.
L'acteur aux prises avec une situation complexe va
utiliser différentes ressources, les orchestrer et souvent aller
au-delà.
Pour Roegiers & De Ketele (col), (2000)
la compétence est définie comme « la
possibilité, pour un individu, de mobiliser de manière
intériorisée un ensemble intégré de ressources en
vue de résoudre une famille de situations problèmes.
»p.66
Selon Jonnaert & al. (2004,
2005): La compétence est la mise en oeuvre par une personne
en situation, dans un contexte déterminé, d'un ensemble
diversifié, mais coordonné de
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ressources (internes et externes10). Cette mise
en oeuvre repose sur le choix, la mobilisation et l'organisation de ces
ressources et sur les actions pertinentes qu'elles permettent pour un
traitement réussi de cette situation.
Toutes ces définitions montrent un point en commun
concernant les éléments suivants : - la compétence ne se
développe qu'en situation et dans un contexte donné ;
- elle fait intervenir différentes ressources ;
- elle est finalisée : la mobilisation se fait dans le
but de résoudre des problèmes après les avoir
identifiés ou pour traiter des situations.
Les ressources et les situations constituent apparemment les
éléments variables du concept de compétence. De quelles
ressources et de quelles situations s'agit-il exactement ? Selon
l'interprétation donnée à chacun de ces
éléments, l'application de la définition en pratique
pourrait changer.
Jonnaert et ses collaborateurs ont analysé les
principales conceptions de la notion de compétence
véhiculée par des champs disciplinaires utilisant
fréquemment ce concept. Ces champs sont rassemblés dans trois
catégories :
- catégorie A : didactique / pédagogie /
curriculum
- catégorie B : sociologie / psychologie du travail /
psychologie cognitive
- catégorie C : ergonomie / didactique professionnelle
La conception de compétence dégagée de
l'analyse de la catégorie C est la conception la plus claire et la plus
homogène. Selon cette catégorie, la compétence ne peut
être la simple description d'une action ou d'un comportement attendus,
elle est plus que cela. Elle correspond alors à une structure dynamique
organisatrice de l'activité, qui permet à la personne de
s'adapter à une classe de situations, à partir de son
expérience, de son activité et de sa pratique. Jonnaert
pense qu'il existe « un flou épistémologique » qui
entoure les propos de la catégorie A et qui rend l'utilisation de la
compétence aléatoire. Pour la catégorie B, le fait que
leurs propos sont limités à des finalités restreintes, ils
n'en permettent pas aussi l'utilisation de ce concept. (p.16)
10 Jonnaert parle de ressources internes
qui sont d'ordre cognitif (connaissances), d'ordre conatif
(motivation) ou d'ordre corporel (comportement), et ressources
externes, qui sont d'ordre social, d'ordre spatial et temporel ou
d'ordre matériel (documents..).
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b) Quelques interprétations du concept de
compétence:
Le sens donné au mot compétence(s),
d'après Boutin (2004), varie selon qu'il est employé par les
tenants de telle ou telle école de pensée. Il peut se faire dans
le cadre d'une perspective comportementaliste ou dans celui d'une perspective
constructiviste ou socioconstructiviste. Selon Boutin, les béhavioristes
utilisent le mot compétence pour désigner des comportements
observables et mesurables qui adviennent à la suite d'un apprentissage
donné, alors que pour les constructivistes, ils l'utilisent pour
illustrer une construction de capacités qui proviennent d'une
interaction entre individus engagés dans une démarche
commune.
Les cadres de références de ces écoles de
pensée sont différents et incompatibles. Ils conçoivent la
connaissance et le « comment se fait l'apprentissage » de
façon différente. Cela peut expliquer en partie
l'ambiguïté du concept quand il s'agit de l'appliquer par
différents acteurs éducatifs. Selon Boutin, malgré le fait
que le concept de compétence a été défini par
plusieurs auteurs, son opérationnalisation dans le domaine de
l'éducation reste encore flou (Boudin 2004) et même difficile. De
ce fait, Jonnaert & al. (2006) insistent sur l'importance d'une
clarification épistémologique quand il s'agit de
l'utilisation du concept de compétence. Chose qui est absente dans
plusieurs réformes curriculaire, y compris celle du Maroc.
Dans ce sens, Roegiers nous fait remarquer que même si
les curriculums adoptés par les différents pays qui se sont
engagés ces dernières années dans des réformes
curriculaire, portent tous le nom de « curriculum en termes de
compétences », ces curriculums désignent souvent des
réalités différentes. Les choix pédagogiques qui
les sous-tendent sont parfois radicalement opposés, mais toujours sous
un même vocable de « compétence » (Rogiers, 2004).
Les pratiques pédagogiques induites par ces curriculums ont
différentes orientations soit constructiviste
(Jonnaert 2002), intégratif (De
Ketele, 1996 ; Perrenoud, 1997 ; Rogiers, 2000, 2003 ; Rey, 2000),
néo-béhavioriste (dans le monde anglosaxon),
interdisciplinaire (Lenoir et Sauvé 1998 ; Maingain,
Dufour et Fourez, 2002) ou autres. Les changements qui en
découlent se déclinent de façon différente selon la
façon dont est comprise la notion de compétence qui fonde ces
curriculums (Roegiers 2004).
Ces confusions existantes dans la compréhension et
l'utilisation du concept de compétences, surtout au niveau de
l'élaboration des programmes scolaires, peuvent être dues, selon
Jonnaert & al. (2006), au fait qu'il existe au niveau de la
littérature pédagogique,
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un important corpus théorique et empirique en relation
avec la pédagogie par objectifs, avec de nombreuses recherches
construisant et appuyant les outils et les méthodes utilisés par
cette pédagogie dans l'élaboration des curriculums. Et c'est avec
ce cadre de référence riche, que certains experts
conçoivent les nouveaux curriculums par compétences.
Par ailleurs, ce manque de clarification que connaissent le
concept de compétence et les différents entendements qu'il fait
véhiculer est expliqué par une carence dans le cadre
théorique (Belisle et Linard, in Boutin 2004) et même par
l'absence d'un cadre de référence clairement établi.
Plus précisément par l'absence d'une théorie des
compétences permettant de faire la nuance entre les
différentes facettes du concept tout en montrant comment elles
s'articulent entre elles (Jonnaert & al. 2004 ; 2005). Les deux
modèles (béhaviorisme et cognitivisme) utilisés
actuellement comme cadre de référence au concept de
compétence et à l'approche par compétences sont
insuffisants d'après Belisle et Linard (in Boutin 2004), pour
prendre en compte un niveau de fonctionnement cognitif réflexif et
synthétique nécessaire à la mise en oeuvre de
véritables compétences. Un cadre théorique reste
à développer pour l'approche par compétences.
Perrenoud (1999) explique les choses autrement. Pour lui, la
compétence est un nouveau mot-clé, créer pour nous donner
l'impression qu'il y a un enjeu et un nouveau défi. Si le langage
est nouveau, l'approche par compétences répond à un vrai
et ancien problème de l'école. Ce problème est en
relation avec la mobilisation du savoir scolaire à l'extérieur de
l'école. Actuellement, l'école veut s'en occuper dès la
scolarité de base car on estime que tous ont besoin de savoirs et de
compétences.
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