1.5.3. Justification des instruments qui permettent
l'observation
En sciences humaines, le chercheur dispose de plusieurs
techniques correspondant à différents types de questionnement.
L'observation et l'entretien sont des méthodes de production de
données permettant une analyse. Utiliser l'enquête de terrain, les
entretiens sont des démarches pertinentes pour l'objet de ma
recherche.
1.5.3.1. L'entretien
L'entretien provoque la construction d'un discours dans lequel
les enquêtés ont la possibilité de s'exprimer, de
s'expliquer, de nuancer leurs propos, de les éclairer, de commenter les
descriptions de situations. L'enquête par entretien s'inscrit dans
certaines traditions sociologiques, comme celle de la sociologie
compréhensive de Max Weber, dont l'objet particulier est l'action, qu'il
définit comme « un comportement compréhensible » parce
que les individus y attachent un sens, une représentation qui leur est
propre. Pour savoir « comment ça fonctionne », je me suis donc
adressée aux étudiants pendant l'exercice de leur apprentissage.
Ils ont, de fait, adopté un statut d'informateurs sur des contextes
sociaux dont ils ont acquis une connaissance pratique par leurs
expériences. La production de ces informations peut donc constituer un
outil intéressant d'extraction de savoirs pratiques à condition
que je pense à les orienter vers la description des expériences
qu'ils ont vécues personnellement. Cela revient à guider leurs
récits de vie vers une forme que Daniel Bertaux nomme «
récit de pratiques ». Ainsi, l'entretien est un dispositif
pertinent lorsqu'on veut comprendre et analyser le sens que les individus
donnent à leurs actions et aux situations qu'ils ont vécues.
« Lorsqu'on veut mettre en avant les systèmes de valeurs et les
repères normatifs à partir desquels ils s'orientent et se
déterminent... [l'enquête par entretien] donne accès
à des idées incarnées et non pas
préfabriquées, à ce qui constitue les idées en
croyance et qui, pour cette raison, sera dotée d'une
34
certaine stabilité34 ». La
méthode de l'entretien et parce qu'il ne s'agit pas seulement de «
faire décrire », mais aussi de « faire parler sur35
», est heuristique car elle ouvre la voie à la découverte de
faits et éventuellement de théories. Selon Paul M.
Rabinow36, les faits existent en tant que réalité
vécue, mais ils sont fabriqués au cours de processus
d'interrogations, d'observations et d'expériences. Dès lors, les
informateurs expliquent ce qui n'était encore qu'implicite lorsqu'ils
parlent sur ce qui, jusqu'ici, semblait aller de soi.
Le choix d'opérer par entretiens m'a également
permis des rencontres avec les étudiants. S'entretenir est davantage que
questionner, c'est avant tout une expérience singulière qui
comporte toujours d'incontournables inconnues, parfois des risques, mais qui
peuvent également être de l'ordre de la découverte de faits
jusque-là invisibles. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et
Jean-Claude Passeron37 expliquent que l'entretien est une sorte
« d'improvisation réglée » ; chaque moment de parole
est une situation susceptible de produire des effets de connaissances, mais qui
doit être réglée pour permettre cela, c'est-à-dire
qui nécessite des ajustements. Classiquement dans les ouvrages de
méthodes en recherche, la construction d'un guide d'entretien est
fortement conseillée pour permettre la conduite d'entretiens. Le guide
d'entretien est un outil d'enquête qui doit rester un moyen (et non le
seul) d'établir une relation avec l'enquêté. Il rassure
l'enquêteur, balise en quelque sorte l'entretien ce qui laisse penser que
le guide conduira au recueil d'un matériau suffisamment riche pour
être analysé et interprété38. Pour
autant, l'idée d'un guide d'entretien peut sembler sacrilège aux
yeux des vieux routiers du terrain qui font confiance à leur instinct,
au bricolage et qui travaillent sans boussole39. Le nombre croissant
d'étudiants qui choisissent d'effectuer un travail de terrain dans le
cadre de masters ou de thèses nécessite peut-être que les
conseils d'apprentissage changent d'échelle : l'enquête de terrain
doit devenir disponible au plus grand nombre et sans doute moins une
expérience initiatique confidentielle40. L'explication des
conditions nécessaires à la production d'informations semble
nécessaire. Pour moi, c'est l'unique raison qui
34 A. Blanchet et A. Gotman, L'Enquête et
ses méthodes : l'entretien. Paris. Armand Colin. 2001. p. 27.
35 A. Blanchet et A. Gotman, op. cit, p.
40.
36 Paul M. Rabinow, anthropologue américain,
spécialiste de Michel Foucault, dont il a contribué à
diffuser l'oeuvre dans le monde anglo-saxon.
37 P. Bourdieu, J.C. Chamboredon, J.C. Passeron,
Le métier de sociologue. Paris. Mouton/Bordas.
1968.
38 S. Beaud, F. Weber, Guide de l'enquête de
terrain. 2010. Paris. La Découverte. p.178.
39 S. Beaud, F. Weber, op. cit, p. 9.
40 S. Beaud, F. Weber, op. cit, p. 9.
justifie un guide d'entretien. Car l'enquête s'apprend
en se faisant, d'une manière sinueuse et chaotique. «
L'enquêteur ne cesse d'explorer différentes voies qui se
révèlent être parfois des impasses ou des chemins de
traverse. Ce n'est qu'après de long détours qu'il retombe sur ses
pieds [...] Rien ne peut remplacer les essais et les erreurs personnels, la
rencontre directe des difficultés, le doute, l'expérience de la
solitude du terrain.41 »
Les entretiens que j'ai menés sont des entretiens
approfondis avec des étudiants pédicures-podologues qui m'ont
parlé longuement (environ une heure chacun), qui s'interrogent
eux-mêmes en même temps qu'ils verbalisent leurs histoires et
impressions. Chaque entretien est une interaction solennelle avec un minimum de
mise en scène : j'ai choisi une petite salle pour écouter les
étudiants ; je leur ai offert un café ou un thé ; nous
étions assis l'un en face de l'autre, une petite table entre nous
servait à poser nos tasses de café et le magnétophone que
j'ai utilisé ; j'étais habillée d'un jean et d'un pull,
évidement sans blouse, pour qu'ils oublient un temps que je suis aussi
une formatrice pédicure-podologue.
Ces entretiens sont également des interactions
personnelles où chacun des enquêtés s'engage fortement. Ces
temps de parole aboutissent à des avancées, à des
découvertes puisqu'ils me livrent des points de vue dont je peux trouver
les clés.
Cette « improvisation réglée » est un
travail difficile mais très intéressant car je n'ai jamais
vraiment su, au préalable, comment chaque rencontre se
déroulerait.
|