1.5.2. Choix de la méthode d'enquête sur
le terrain
Une pratique de terrain permet de dégager des
connaissances objectives fondées sur l'observation concrète. Le
but de l'enquête peut être de vérifier des hypothèses
posées a priori. Pour autant, je partage une autre idée
de l'enquête et me réfère à Daniel Bertaux lorsqu'il
dit que l'enquête permet « de comprendre le fonctionnement interne
de l'objet social observé et d'élaborer un modèle de ce
fonctionnement sous la forme d'un corps d'hypothèses
plausibles27 ». Cette démarche inductive autorise des
allers-retours entre les observations, les concepts, les questionnements et la
problématique. Cette démarche permet de partir
d'expériences, de favoriser un questionnement des pratiques quotidiennes
en tenant compte de leur complexité, de ne pas dissocier ou opposer la
théorie et permet la construction progressive d'un objet
réellement enraciné dans un questionnement personnel. Ce
questionnement est confronté au terrain. Pour cela, il est
nécessaire d'inclure la perspective des acteurs, de « voir avec
leurs yeux », de s'approcher du point de vue du terrain28. Il
s'agit d'interroger les conditions de production du discours scientifique pour
situer les questions qui sont susceptibles d'émerger. Cette tension
entre le point de vue des acteurs et le point de vue du questionnement du
chercheur permet d'affiner la question de départ. « La
méthode expérimentale, considérée en
elle-même, n'est rien d'autre qu'un raisonnement à l'aide duquel
nous soumettons méthodiquement nos idées à
l'expérience des faits29. » Cela signifie montrer sans
fard les choses et les hommes tels qu'ils sont et porter une attention clinique
aux actions et aux relations. C'est être curieuse afin de pousser mes
investigations, d'observer dans le détail, de procéder par plans
rapprochés. Ne pas enfoncer des portes déjà ouvertes mais
chercher à éclairer les endroits encore obscurs de la
pièce.
Pour le chercheur de terrain, le cadre théorique guide
son regard afin de rendre compte d'une réalité et non de
la réalité. Cette phase symbolise la délimitation
conceptuelle choisie pour encadrer l'objet de recherche, celle qui permettra
une analyse de situation sous un angle particulier, décrit,
explicité. Car deux chercheurs sur un même terrain auront des vues
différentes des situations suivant l'angle de vue qu'ils ont choisi.
Une
vraiment! C'est tout le travail d'apprentissage du
métier sur le terrain. Avoir conscience qu'on marche toujours sur des
oeufs... ». Conversation privée.
27 D. Bertaux, Récit de vie. Paris.
Armand Colin. 2010. p.20.
28 S. Beaud, F. Weber, Guide de l'enquête de
terrain. Paris. La Découverte. 2010. p.81-83.
29 C. Bernard. Cours de pathologie
expérimentale. Revue des cours scientifiques. Paris.1864.
29
mise en cohérence progressive du questionnement, de la
situation et de l'objet est un processus de problématisation. Selon
Nicolas Perrin, enseignant-chercheur à Lausanne, ce travail des
pôles « questionnement, situation et objet » constitue un moyen
de construire une problématique de recherche cohérente et
pertinente, de faire évoluer son questionnement de recherche.
La démarche inductive peut être rapprochée
de la perspective ethnosociologique30: la stratégie
d'accès au réel n'est pas neutre puisqu'elle répond
souvent aux exigences mêmes de la problématique de recherche et de
l'orientation définie par le chercheur. Le choix de ma stratégie
d'accès à ce que j'appellerais « le réel »,
c'est-à-dire un certain type de terrain, a été dans une
certaine mesure également motivé par le souhait de
développer un peu d'originalité par rapport aux stratégies
plus classiques comme la démarche hypothético-déductive.
Mes premiers entretiens avec les étudiants m'ont permis de voir que le
terrain pouvait m'apporter d'autres éléments auxquels je n'avais
pas pensé. En détaillant les situations plus finement, j'ai vu
des éléments auparavant invisibles pour moi. Le terrain
était fertile : c'est lui qui allait rendre ma recherche passionnante,
et non pas les quelques hypothèses de départ que j'avais
formulées.
Cette perspective ethnosociologique est utilisée par un
certain nombre d'auteurs, dans des sens divers et pas toujours clairement
définis. Certains parlent de démarche
socio-anthropologique d'autres de méthode ethnographique. Georges
Lapassade31 définit l'ethnosociologie comme «
une démarche qui transpose à la sociologie le principe de
méthode des ethnologues: l'étude directe - in situ - de la vie
sociale ». Gérard Derèze, dans Éléments
pour une ethnosociologie des organisations, préfère parler
d'approche transdisciplinaire et empirique. Il situe et définit cette
approche, dans sa filiation interactionniste et qualitative. Selon cet auteur,
l'ethnosociologie est une approche :
- situationnelle, c'est-à-dire localisée et
contextualisante
- empirique, c'est-à-dire fondée sur
l'expérience et le recours indispensable au terrain
30 D. Bertaux, op. cit.
31 G. Lapassade, L'ethnosociologie. Paris,
Méridiens Klinckieck, 1991. Dans cet ouvrage, l'auteur montre en quoi
l'école de Chicago et l'ethnométhodologie ont nourri et
inspiré son approche ethnososociologique.
30
- dynamique, c'est-à-dire qu'elle doit construire son
objet dans le mouvement même de l'enquête et la
spécificité de son approche dans le mouvement même de la
recherche
- potentiellement distinctive, c'est-à-dire qu'elle
peut, au-delà de ce que l'ethnologie a tendance à proposer (des
approches totales non parcellaires), tenter de mener des approches qui
s'intéressent à des questions spécifiques
- ordinaire, c'est-à-dire que priorité est
donnée au sens commun, au sens donné par les acteurs
- cumulative, c'est-à-dire non nécessairement
comparative et non superpositionnelle : les réflexions,
propositions compréhensives de différentes études ou
recherches ne viennent pas se mettre les unes sur les autres mais les
unes dans les autres
- compréhensive et non explicative ou strictement
descriptive, c'est-à-dire qu'elle propose des interprétations
localisées
- extensive, c'est-à-dire qu'elle doit viser à
dépasser l'empirique et les interprétations localisées
pour tenter de formuler des extensions compréhensives
propositionnelles.
Plus brièvement, Gérard Derèze explique
que l'ethnosociologie s'intéresse aux pratiques, aux savoirs, aux
interactions et aux représentations. Cette méthode
d'enquête peut donc être conçue comme un ensemble d'actes
inter-reliés et interdépendants. Cette approche est de type
objectiviste dans le sens où elle n'a pas pour objet de saisir de
l'intérieur le système de valeurs ou les schèmes de
représentation d'une personne ou d'un groupe social. Elle a pour but
d'étudier un fragment de la réalité sociale-historique (un
objet social) et de comprendre comment ce moment s'est créé,
s'est transformé à travers les rapports sociaux, les
mécanismes, les processus et les logiques d'action qui le
caractérisent. Par «perspective ethnosociologique », on peut
désigner une recherche de type empirique basée sur
l'enquête de terrain, qui prend ses sources dans la tradition
ethnographique par ses techniques d'observation mais qui construit ses objets
en référence à des problématiques sociologiques.
C'est cette perspective que je retiens pour ma recherche.
31
Selon Daniel Bertaux, un monde social se construit autour d'un
type d'activité spécifique, généralement
centré autour d'une activité professionnelle. L'hypothèse
déterminante de la perspective ethnosociologique repose sur le fait que
les logiques qui règlent l'ensemble d'un monde social sont
également à l'oeuvre dans tous les microcosmes qui le composent.
Ainsi, si nous observons de façon approfondie un seul ou quelques-uns
des microcosmes, nous devons être en mesure de saisir les logiques
sociales du monde social.
Les recherches monographiques et sociographiques
réalisées par l'ethnologue comportent de nombreux
intérêts intrinsèques et ne se contentent pas de
décrire un terrain spécifique et d'en analyser la culture. Pour
Daniel Bertaux, en utilisant une perspective ethnosociologique, le chercheur
tente de passer du particulier au général en identifiant dans le
terrain observé des logiques d'action et des processus récurrents
qui seraient susceptibles de se retrouver dans plusieurs contextes
similaires.
L'hypothèse « si nous observons de façon
approfondie un seul ou quelques-uns des microcosmes, nous devons être en
mesure de saisir les logiques sociales du monde social, à condition de
multiplier les terrains d'observation et de les comparer entre eux » a
inspiré des interactionnistes symboliques comme Howard S. Becker et
Erving Goffman, de la sociologie du travail et de la sociologie des
organisations, eux-mêmes influencés par les travaux de l'Ecole de
Chicago. Avant la création d'un département de sociologie
à l'université de Chicago en 1892, cette façon de
procéder n'était enseignée que dans quelques
universités américaines au sein de départements de
sciences économiques et politiques. Le succès de cette
matière enseignée à Chicago fut très rapide. En
1907, plus d'un millier d'étudiants étaient inscrits et la
discipline se diffusait rapidement au sein des universités et des
collèges sous l'influence des professeurs de Chicago. L'histoire du
département de sociologie fut marquée par les fortes
personnalités de William Thomas et de Robert Park. A partir de 1915, ces
professeurs incitent les étudiants à se rendre sur le terrain
afin de recueillir les autobiographies de sous-prolétaires, de
délinquants et d'immigrants mais également à
réaliser des monographies, des études de communautés.
Robert Park concevait l'apprentissage de la sociologie en deux temps :
découvrir d'abord le monde extérieur avant de l'analyser et avoir
une expérience directe de la diversité des milieux sociaux. La
volonté de Robert Park était de confronter ses étudiants
à l'histoire tourmentée du peuplement de Chicago, à la
coexistence de multiples réactions aux contraintes du travail et de
l'habitat. Les étudiants se heurtaient ainsi aux barrières de la
langue et de
32
l'échange d'informations entre personnes issues de
milieux fortement éloignés32.Par sa volonté
d'inciter les jeunes étudiants à sortir des bibliothèques
pour aller sur le terrain, Robert Park voulait les voir affronter le monde
réel plutôt que de discuter sur les représentations des
autres sur ce monde.
Aujourd'hui, les sciences humaines sont sensées trouver
leur légitimité dans des recherches qui allient enquêtes
qualitatives et enquêtes quantitatives.
Le champ des sciences humaines, dites « molles » se
différencie des sciences dites « dures », les sciences de la
nature et les sciences formelles. Celles-ci sont toujours
considérées dans notre société comme synonyme de
sciences exactes. Pourtant, cette dernière expression est sensiblement
problématique, en particulier du fait de son caractère normatif.
Selon Thierry Rogel, professeur agrégé de sciences
économiques et sociales, « cette dichotomie est à la fois
portée par les débats sur les deux sciences, les
définitions vulgarisatrices de ce qu'est ou devrait être la
science ainsi que la partition institutionnelle et culturelle de
l'Éducation Nationale pour laquelle la filière scientifique est
uniquement celle qui correspond aux sciences dures ». Selon Léna
Soler, maître de conférences en philosophie, « l'opposition
sciences dures/sciences molles n'est pas à placer sur le même plan
que les autres classifications des sciences, dans la mesure où elle
repose essentiellement sur un jugement de valeur : parler de sciences molles
est évidemment péjoratif ». L'opposition sciences
dures/sciences molles coïncide globalement avec l'opposition entre, d'un
côté, les sciences de la nature et les sciences formelles,
débouchant sur la production de lois, et de l'autre, les sciences
humaines et sociales, considérées comme des sciences
interprétatives au sens où elles ne peuvent prétendre
être explicables par des lois. Ces dernières voient leurs
affirmations toujours produites en référence à des
contextes sociaux dont la caractéristique majeure est d'être
changeante. Pour autant, « cela ne signifie pas tant que ces assertions
sont relatives, c'est-à-dire de teneurs variables et donc
limitées et imparfaite, [...] ne pouvant être
appréciées en soi, mais seulement en rapport à un univers
matériel et symbolique qui leur donne sens33.»
32 Pour autant, Louis Wirth, qui écrit le
Ghetto, était juif et Franklin Frazier, auteur de Black
Bourgeoisie, était un noir américain.
33 Marc-Henry Soulet, « Les qualités
essentielles du chercheur qualitatif », Revue de Recherches
Qualitatives, n° 12-2012, Hors Série, (ISSN 1715-8702), p.
30.
33
L'élaboration de sens, d'un côté, la
sirène de la preuve, de l'autre. Comment faire pour éviter cette
dichotomie ? Ceci est un vaste sujet. Transformer l'idée de science et
l'idéologie liée à la science permettrait-il une meilleure
compréhension de nos sociétés?
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