4.2.3 Socialisation pré-professionnelle
Les entretiens d'étudiants m'informent sur leurs
représentations concernant la formation professionnelle qu'ils ont
choisie : « le fait de venir dans cette formation signifie que,
quelque part, on a envie d'aider les autres » spécifie Thom,
P1. L'étudiant ajoute : « Personnellement je voulais faire un
métier paramédical pour aider les autres. Donc aider les autres
par le soin ou aider les autres en leur apportant une certaine connaissance,
c'est quelque chose qui est normal pour moi et
appréciable.221 » Amel, P1, souligne que, devenir
pédicure-podologue, « c'est une profession paramédicale,
donc, de toute façon, il faut que l'on soit généreux avec
les patients et aussi entre nous.222 »
220 Cf. annexes entretiens F. 8.
221 Cf. annexes entretiens T. 42.
222 Cf. annexes entretiens Amel 76.
93
Les représentations de ce qu'est le métier avant
l'entrée en profession de pédicure-podologue sont
singulières à chacun. En effet, les étudiants n'ont pas
suivi de formation spécifique permettant l'accès au
métier. Lorsqu'on les interroge, seulement 30% ont rencontré un
professionnel avant de passer le concours d'entrée. Environ 50% des
étudiants pédicures-podologues souhaitaient intégrer une
formation en massage-kinésithérapie ; ces personnes sont donc en
pédicurie-podologie par défaut, n'ayant pas réussi
l'entrée par concours en kiné. Concernant les motivations
à entrer en formation en pédicurie-podologie, 80% des
étudiants expliquent qu'ils souhaitent devenir des soignants
libéraux, 70% désirent exercer une pratique de santé
n'engageant pas de pronostic vital, 80% d'entre eux mettent en avant des
études courtes, professionnalisantes223.
Les conceptions de l'activité de soignant
décrites par les étudiants sont plutôt traditionnelles :
celui qui soigne doit être « patient, attentionné, calme,
à l'écoute des autres, gentil, aidant, sérieux,
rassurant224...» Ces caractéristiques comportementales
constituent en quelque sorte des héritages identitaires à partir
desquels le futur professionnel construit ses premières
représentations. Lorsque l'étudiant choisit une formation au
métier de soignant, nous pouvons donc en déduire qu'il pense
avoir des aptitudes à l'altruisme et à la bienveillance. La
préparation à l'insertion professionnelle ou socialisation
pré-professionnelle s'établit sur un mode d'organisation des
apprentissages, défini par l'institution, au travers des discours et
messages véhiculés par les professionnels formateurs
225 mais aussi par le groupe des pairs étudiants. Si la
majorité des étudiants estiment qu'« il faut que l'on
soit généreux avec les patients et aussi entre
nous226 » et que l'institution prône cette
pensée, alors la norme, la règle est celle-ci. Dans la situation
étudiée, un étudiant-novice est installé à
côté d'un étudiant-expérimenté ; le P1
regarde, pose parfois des questions aux P3 : l'injonction à
maîtriser des savoirs est évidente. Les étudiants P3 n'ont
pas vraiment le choix ; ils doivent être capables de montrer et
d'expliquer comment et pourquoi ils procèdent d'une certaine
manière. C'est la crédibilité de l'étudiant P3 qui
est en cause lors de ces situations : « quand même, si je ne
sais pas lui expliquer [au P1], j'ai l'air
223 Ces pourcentages et propos d'étudiant
résultent des enquêtes menées par l'institut de formation
en pédicurie-podologie auprès des étudiants entrant en
formation. Les chiffres qui m'ont été communiqués par
l'administration sont stationnaires depuis cinq ans.
224 Propos d'étudiants recueillis lors d'entretiens
informels au cours des stages pratiques de soin et de clinique.
225 Voir propos des formateurs, page 18.
226 Cf. annexes entretiens Amel 76.
94
un peu bête ; je suis sensée connaître
des choses, sinon, ça veut dire que je ne suis pas encore
complètement compétente en podo227...» Les
P3 sont donc fortement invités, au travers de l'organisation entre
pairs, à endosser le rôle de celui qui sait et qui
doit transmettre. Ceux qui ne jouent pas le jeu sont peu
nombreux228 : j'ai observé et entendu que ces
étudiants, identifiés comme «
individualistes229», sont moins appréciés que
leurs confrères aidant. La majorité des étudiants
considèrent qu'ils doivent s'entraider, et ceux qui ne fonctionnent pas
ainsi sont moins bien intégrés dans les échanges amicaux
(soirées, weekend organisés par les étudiants). Tom
décrit les situations entre pairs : « ça sert
à connaître mieux les autres promotions. Sinon, on les croise pas
en cours, on les croise rarement pendant les pauses, on les croise dans les
fêtes mais les liens se tissent principalement dans les travaux
inter-promotions comme les soins, les examens cliniques f...] comme on
travaille ensemble, ça créé forcément des
liens.230 » Ce mode de fonctionnement entre pairs permet
l'intégration au groupe. Si l'étudiant veut être
accepté, reconnu dans la communauté de ses pairs, il doit
transmettre ses savoirs, donc apprendre à le faire.
La notion « entre nous », évoquée par
Amel, caractérise une socialisation pré-professionnelle que je
pourrais décrire comme préparatrice à l'appartenance
à un groupe de pairs porteur d'une éthique. La constitution du
groupe étudiant pédicures-podologues s'effectue à travers
des valeurs, comportements propres à une identité
particulière, celle véhiculée par un institut. Tous les
étudiants pédicures-podologues seront diplômés
d'Etat à la fin de leur formation, mais le fait qu'ils sortent de
Marseille, Rennes ou Paris les différencie. Les apprentissages
professionnels sont pratiquement identiques, issus des textes officiels : mais
certains instituts proposent, par exemple, des orientations axées sur
des pratiques plus biomécaniques ou davantage posturales dans leurs
approches thérapeutiques cliniques. Les cultures
institutionnelles créent donc des identités professionnelles
légèrement différentes (dans le milieu professionnel, les
pédicures-podologues qui sortent de Marseille ne sont pas reconnus de la
même façon que ceux de Rennes, par exemple) et la mise en place
des situations d'apprentissage (correspondant aux choix pédagogiques des
équipes formatrices) influencent également les attitudes, les
habitudes des futurs professionnels. Les processus de socialisation des
pédicures-podologues ne sont pas
227 Cf. annexes entretiens Cl.6.
228 Propos d'étudiants lors d'entretiens informels.
229 Propos d'étudiants lors d'entretiens informels.
230 Cf. annexes entretiens T.64.
95
les mêmes que ceux des autres formations para
médicales231 mais les instituts de même formation
professionnelle inculquent des cultures de groupe qui peuvent être
également très différentes.
Pour autant, cette socialisation pré-professionnelle a
ses limites.
L'institut de formation en pédicurie-podologie est une
institution, au sens de Max Weber, soit « un groupement dont les
règlements statutaires sont octroyés avec un succès
relatif, à l'intérieur d'une zone d'action délimitante
à tous ceux qui agissent d'une manière définissable, selon
les critères déterminés.232 » Mes analyses
me permettent d'avancer que les situations entre pairs instituées
constituent une forme de socialisation.
Le cas de Lucien, P3, est significatif : ce jeune homme
redouble sa troisième année à l'institut où j'ai
mené mon observation ; il vient d'un autre institut qui ne pratique pas
les apprentissages entre pairs, ce qui veut dire qu'il n'a pas eu l'habitude de
fonctionner comme les autres étudiants auprès desquels j'ai
enquêté. Au cours de notre entretien, il m'apprend qu'il fait
partie d'une fratrie de trois enfants mais qu'il est le benjamin : son
frère et sa soeur sont beaucoup plus âgés que lui. Il
m'explique qu'il a été élevé par ses parents un peu
comme un enfant unique. C'est un jeune étudiant sportif, qui pratique un
sport individuel depuis plusieurs années. Lorsqu'il est arrivé
dans le nouvel institut de formation, ses habitudes ont été
perturbées : « cela n'a pas été évident
pour moi, ayant été habitué à travailler seul
depuis le début de ma formation [...] ; je trouve cette façon de
travailler en binôme moins bien. Elle ralentit le soin,
l'émulation entre étudiant peut être négative car
tout est plus lent, et la qualité du soin moins poussée. Etre
avec des étudiants P1 et P2 moins qualifiés peut donner un
sentiment de suffisance car on soigne mieux qu'eux, alors qu'on peut être
loin de l'objectif D.E [diplôme d'Etat] et du niveau d'un professionnel.
Lorsque ces derniers posent des questions, leur répondre ne m'apporte
rien.» Cet étudiant se trouve dans une situation où sa
socialisation antérieure n'est pas en adéquation avec celle du
nouvel institut dans lequel il termine ses études. Ces propos,
recueillis après seulement deux mois de fonctionnement dans le nouvel
institut, peuvent alors s'expliquer : « je
231 Rappelons les différences de contenus des
référentiels de formation: par exemple, les enseignements en
sciences humaines existent depuis très longtemps en formation
infirmière ou ergothérapeute, alors qu'ils n'apparaissent pas ou
très peu dans les formations des médecins et viennent juste
d'apparaître dans les référentiels des
pédicures-podologues. Ce qui peut influencer des attitudes morales
différentes entre les différents métiers de soin.
232 M. Wéber, Économie et
société, tome 1 - Les catégories de la
sociologie. Paris. Pocket. 1971. p.94.
96
trouve que fonctionner en binôme n'est pas bien,
sauf en tout début de P1 pour être rassuré. Ensuite, il y a
une gêne dans le soin, la gestion du temps, l'auto-évaluation...
est-ce que je serai capable de soigner deux pieds en 45minutes ? La
qualité de soin peut être altérée par
mimétisme du binôme vers le bas». Durant trois
années de formation, Lucien travaillait seul avec un patient, ne fut
jamais accompagné par un autre étudiant en première
année et le rôle d'accompagnateur en troisième année
ne lui fut jamais confié. Comment Lucien peut-il adhérer aux
codes du nouveau groupe d'étudiants qu'il fréquente ? Peut-il
exister un désir d'assimilation au groupe qui lui permettrait la
construction de nouveaux comportements ? Ce jeune homme ne perçoit pas
les avantages d'un apprentissage entre pairs, contrairement aux autres
étudiants que j'ai interviewés. Si la totalité des
étudiants enquêtés sont convaincus que travailler à
plusieurs, et surtout en binôme, est important, tous sont d'accord pour
exprimer qu'au cours de la formation au métier, il est important
d'être seul. Clara explique : « en P3, on n'est pas souvent
assez mis tout seul; forcément, à deux, on partage le
matériel, on attend que l'autre a fini, parfois on se gène... et
du coup, quand on arrivera en remplacement, faudra tout faire en une demi
heure, pas facile...233» Charlène précise :
« quand on est en P3, on a parfois envie de travailler tout seul, pour
voir si on a progressé soi-même [...] quand on est en P3, on
attend moins du binôme. Ce qu'il nous apporte (le P1) c'est le fait de
lui apprendre quelque chose, mais en échange, il `'nous prend un pied'',
quoi ! (rire) au lieu, nous d'avoir les deux pieds, on doit
partager.234 » Fanette donne son avis : « dans la
formation, je pense qu'il manque une dernière étape, c'est
d'être davantage seul pour être autonome, de A à Z, en soins
et en clinique. On est trop rarement tout seul. Ce serait bien que la
dernière année de formation, on ait davantage de créneaux
où l'on soit seul. Parce que, c'est sûr, après on est
libéral donc tout seul, et il faut qu'on sache se débrouiller.
Alors sur les soins, c'est bien de travailler avec les P1, je trouve ça
enrichissant, mais il faut aussi savoir si on est capable de travailler
seul.» Certains P1, comme François, partage le même avis
que les P3 : « j'ai bien aimé être à chaque fois
avec un tuteur mais le fait d'avoir goûté au soin tout seul en fin
d'année, j'aimerai bien, si ce sont des soins faciles, être tout
seul pour voir si je suis capable de gérer un soin du début
à la fin.235 » car, continue-t-il, «
même si on sait bien faire à un moment, on reste dans
233 Cf. annexes entretiens Cl. 12.
234 Cf. annexes entretiens Ch. 80.
235 Cf. annexes entretiens F. 90.
97
l'ombre du P3 [...] avec le P3, on n'est pas
responsable du soin.236 » Etre à deux signifie que
la tâche à réaliser est partagée, le résultat
aussi, et qu'il est certainement plus difficile de savoir si individuellement,
l'étudiant a acquis des capacités, voire des compétences.
Les formateurs pédicures-podologues interrogés ne sont pas
inquiets : des temps d'évaluations individuelles sont organisés
pour les stagiaires au cours de la formation et cela permet à
l'équipe pédagogique et à l'étudiant de savoir
où il se situe dans ses apprentissages : c'est ce que pensent les
formateurs. Les étudiants, eux, souhaitent davantage de mise en
situations professionnelles où ils sont seuls pour s'évaluer plus
souvent. Pour autant, quand j'interroge les P3 en leur demandant s'il faut
supprimer ces temps de formation en binôme, tous me répondent que
non, qu'il faut garder cette organisation. Charlène commente :
« moi, je trouve ça bien qu'on a aménagé
d'être tout seul une fois par semaine quand on est en P3, mais c'est bien
d'être à deux aussi; surtout au début, quand on arrive en
P3. On sent bien qu'on est les plus grands, on a plus l'habitude, on a nos
repères, ça fait longtemps qu'on est là237
». La possibilité de changer de statut, de devenir le plus
expérimenté aux yeux des P1 compense le fait de ne pas être
seul dans les apprentissages. Fanette, P3, explique : « après,
d'être un P3, c'est bien de coacher car c'est une manière de voir
si on a bien compris ce qu'on faisait. Pour moi, j'ai de meilleures notes cette
année en soin, à l'oral, j'arrive mieux à expliquer,
à justifier ce que je fais et mes choix. En fait, nous, on l'explique
aux P1 et aux P2 quand on est en stage, et ça aide à savoir
pourquoi on fait telle chose. On est obligé de mettre des mots sur nos
actions. Moi, je trouve que je me suis améliorée depuis que
j'aide les autres, au moins à l'oral. Expliquer aux autres, ça
entraîne.238 » Pourtant, la relation à
l'autre dans les apprentissages n'est pas systématiquement vécue
comme un élément important de la formation, notamment pour
Lucien, P3 qui arrive d'un autre institut. Il explique : « je me sens
à l'aise dans la démarche de tuteur mais cela ne m'apporte rien.
Au contraire, j'ai l'impression de ne pas me préparer correctement
à mon objectif personnel qui est de s'entrainer pour le diplôme
d'Etat.239 » Le travail de groupe ne le satisfait pas non
plus : « concernant les examens cliniques, j'ai également
trouvé désagréable le fait de travailler en groupe. Une
passivité s'installe, même lorsque je prends en charge le patient.
Ce n'est plus mon patient, mais un cas clinique que je ne
236 Cf. annexes entretiens F. 74 et 76.
237 Cf. annexes entretiens CH. 84.
238 Cf. annexes entretiens F.44.
239 Cf. annexes entretiens L. 12.
98
m'approprie pas. Lorsque je prends le patient en charge,
ce n'est pas moi qui fait l'interrogatoire, ni les manoeuvres cliniques, je
regarde le patient, je laisse la consultation se dérouler. J'ai le
sentiment d'être accessoire et d'attendre de devoir restituer des
données que je n'ai pas recueillies moi même et dont je ne suis
pas sûr de la véracité240.» Le
partage, l'altruisme, la confiance dans l'autre ne sont pas des sentiments
qu'il a totalement incorporés au cours de ses expériences
personnelles antérieures. Lorsqu'il m'explique que « les
questions techniques ou de connaissances peuvent aussi bien être
posées au professeur directement lors de la validation du soin, et ils
[les P1] auront la réponse ou verront le geste technique en direct d'un
professionnel expérimenté, alors que la réponse d'un P3
peut encore être défaillante241 », j'en
déduis que l'institution qui place le P3 dans un rôle
d'accompagnateur légitimise certainement les savoirs de
l'étudiant auprès des novices et plus encore, conforte le P3 dans
ses compétences professionnelles. Le choix pédagogique d'un
travail collectif et notamment de tutorat place l'étudiant dans un
rôle d'acteur/auteur. Les P3 deviennent, en quelque sorte, partenaires
des formateurs lors de ces stages pratiques. Ce que n'a pas connu Lucien
auparavant.
Le cas de cet étudiant est un élément
important dans ma recherche. Il pose la question suivante :
Si la socialisation primaire est si importante, si puissante,
un individu peut-il intégrer d'autres socialisations ? Comment les
composantes d'une socialisation secondaire peut-elle « s'arranger »
de celles de la socialisation primaire ? Quelle peut être la
cohérence de ces socialisations diverses et successives ?
Pour Murielle Darmon, le problème n'est pas tant de
comprendre l'articulation des socialisations plurielles mais d'envisager la
dynamique temporelle de socialisations diverses et successives. La question
fondamentale serait donc « la cohérence entre les
intériorisations originelles et nouvelles, et notamment le fait que la
socialisation secondaire doive traiter avec un moi déjà
formé et avec un moi déjà
intériorisé.242 » La question, largement
posée par Claude Dubar, dans son ouvrage La socialisation,
chapitre 6, est la suivante : comment et dans quelle mesure la formation
professionnelle construit-elle à nouveau l'individu ? De nombreux
sociologues243
240 Cf. annexes entretiens L.8.
241 Cf. annexes entretiens L.2.
242 M. Darmon, op. cit., p.72.
243 Citons Claude Dubar, Robert Merton, par exemple.
99
évoquent l'importance de ce qu'ils nomment « un
apprentissage indirect » au cours duquel « les attitudes, les valeurs
et les modes de comportements sont acquis comme des produits
dérivés du contact avec les enseignants, les pairs, les patients
que les étudiants vont rencontrer tout au long de leur
formation244. » Les étudiants n'apprennent pas seulement
ce qui leur est enseigné explicitement dans leurs cours ou stages
pratiques, ils sont également transformés par leur investissement
dans le milieu de formation, leurs interactions avec ses différents
membres, l'échange des expériences et des idées, leurs
observations. Le résultat du processus final tiendrait dans une
capacité à fondre ensemble les normes d'une « culture
podologique » (propre à un institut) en un tout cohérent, ce
qui sous-entend former un certain type d'individu à une identité
particulière245. Cette culture peut se définir comme
un ensemble de normes partagées et transmises selon lesquelles les
futurs pédicures-podologues sont censés orienter leurs actions.
Elle définit donc un univers des possibles, celui des comportements
prescrits, préférés, permis ou interdits, et elle codifie
les valeurs de la profession. La socialisation anticipatrice,
théorisée par des auteurs comme Robert King Merton, peut alors se
définir comme l'ensemble des processus par lesquelles les
étudiants « acquièrent les valeurs et les attitudes, les
intérêts, habilités et savoirs qui sont ceux du groupe dont
ils sont, ou souhaitent devenir, membres246». L'individu est
socialisé en fonction d'un groupe auquel il n'appartient pas mais
souhaite appartenir. Dans le cas de Lucien, cet étudiant manifeste des
valeurs qui ne sont pas celles de son nouveau groupe d'appartenance (Lucien
préfère travailler seul, juge inutile de demander de l'aide
à un pair, préférant solliciter un formateur...) mais qui
sont celles du groupe auquel il se réfère encore, celui de son
institut d'origine, son « groupe de référence ». Lors
de mes observations, j'ai constaté que Lucien était peu
intégré dans la promotion de P3, souvent seul. Son attitude a
également des incidences sur la perception des formateurs à son
sujet : les enseignants sont tous sensibles aux interrelations entre
étudiants et valorisent les attitudes d'entraide. Cela signifie que le
groupe d'appartenance est bien sûr constitué par les
étudiants mais également par l'ensemble des formateurs, ce qui
crée une culture d'établissement.
Au cours de mes entretiens, j'ai remarqué que le groupe
de stagiaires qui s'oriente très vite vers la perspective des attentes
enseignantes est composé des membres des
244 M. Darmon, op. cit., p.75.
245 Notamment, un professionnel altruiste, bienveillant, si
l'on se réfère au chapitre concernant les apprentissages des
étudiants pédicures-podologues décrits
précédemment.
246 M. Darmon, op.cit., p.76.
100
fraternités dominantes. Les « indépendants
» qui ne font partie d'aucune fraternité ou qui ont
été élevés comme enfant unique restent
indécis plus longtemps quant aux critères à appliquer et
adoptent des comportements que je pourrais qualifier de déviants face
à la situation dominante du groupe des fraternités247.
Le cas de Chris, totalement et très vite intégré par ses
nouveaux collègues P3, pourtant dans la même situation que Lucien,
c'est-à-dire redoublant et originaire du même institut que Lucien,
illustre ce phénomène. Cet étudiant explique : «
je n'avais pas l'habitude [d'être en binôme] alors au
début, c'était difficile et puis après on s'adapte. Je me
suis dit, « alors là, t'es dans un autre institut, calme, tu te
poses, tu expliques comment tu fais, tu regardes ce que fait l'étudiant
à coté de toi et tu essayes de donner des
conseils248.» Pour Chris, les modes
pédagogiques choisis par le deuxième institut correspondent
davantage aux socialisations antérieures qu'il a connues et
intégrées : « c'est plus sympa d'être ensemble que
de se sentir tout seul.» Chris appartient depuis plusieurs
années à une fratrie et a développé des habitudes
collectives. Selon Everett Hugues qui développe une étude sur la
fabrique du médecin dans son ouvrage Boys in white
publié en 1961, les cultures profanes et professionnelles
coexistent et interagissent à l'intérieur de l'individu. Les deux
cas d'étudiants, celui de Lucien et Chris, peuvent être
analysés selon cette cohérence entre les intériorisations
originelles et nouvelles que j'ai évoquées
précédemment. Le fait que la socialisation secondaire doive
traiter avec un moi déjà formé et avec un moi
déjà intériorisé explique la différence
d'adaptation des deux étudiants à un nouvel environnement de
formation. Le plus souvent, l'action de l'individu va découler des
perspectives précédemment intériorisées. En effet,
si les parcours individuels s'inscrivent dans un territoire commun
balisé par l'institution qui forme au métier, la socialisation
professionnelle n'en est pas moins constamment pénétrée
par des éléments qui ont leurs origines ailleurs, notamment dans
la socialisation antérieure249.
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