4.1.3.2 Développement de sentiments
D'une certaine façon, cette conception d'apprentissage
privilégie une interdépendance entre les étudiants, met en
avant des relations de réciprocité où entraide et soutien
mutuel occupent une large part. Regrouper des étudiants, les amener
à étudier ensemble, les associer sur des projets, favoriser la
discussion, les échanges entre eux, instituer donc des situations
collectives de travail ont permis de mettre en évidence des conduites
sociales comme l'altruisme et l'empathie.
Les sentiments ont effectivement une large place dans les
propos recueillis chez les étudiants pédicures-podologues. Amel,
P1, décrit que « le fait que l'on soit accompagné par un
P3, je trouve ça plus confortable, en tout cas pour les débuts,
que d'être avec un professeur, c'est moins stressant parce qu'il a une
vision qui va lui permettre de nous dire que ce qu'on fait ce n'est pas bien,
mais c'est vrai que l'on a l'impression qu'on a plus le droit à
l'erreur.139» Elle précise : « à
mon premier soin j'étais très stressée et le fait que
justement ce soit un P3 à côté de moi m'a peut-être
plus détendue, je pense, que si ça avait été un
professeur, j'aurais plus eu peur de mal faire140.» Etre
accompagné par un autre étudiant dans l'exécution de
l'acte de soin auprès d'un patient rassure. « Moi je
préférais être à deux que tout seul, même en
fin d'année, j'étais plus rassurée » rapporte
Amel. Les étudiants P3 se souviennent très clairement et
rapportent avec beaucoup d'émotion leurs expériences
passées, comme Charlène, P3, lorsqu'elle évoque son
expérience de tutorée : « c'est un soutien
d'être
138 Propos de Solveig Fernagu-Oudet, socio-pédagogue,
recueillis en mars 2014 lors d'une Conférence-débat dans le cadre
des formations SIFA de Rennes 2.
139 Cf. annexes entretiens Am.2.
140 Cf. annexes entretiens Am.4.
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avec l'autre. Ici, à l'institut, on est dans notre
petit cocon, et pour un P1, c'est ça qui est bien , · on se sent
en sécurité. Au moins au début, c'est bien de sentir qu'on
n'est pas tout seul, qu'on peut nous aider [...] ; on est content de travailler
à deux.» Clara, P3, retrace également son passé
d'accompagnée : « même si on n'a pas vraiment peur de
demander aux profs, c'est moins stressant de demander à un autre
étudiant [...] pour des petits trucs, car on sait que l'autre est
capable de nous montrer. C'est plus facile de demander et en plus, il est juste
à coté ! » La proximité physique et la posture
de même statut, celui d'étudiant, facilite les rapports et la
possibilité de demander de l'aide. Ce qu'explique clairement
François, P1 : « Je ne vais pas trop aller demander à un
professeur parce que des fois que ça passe mal, mais à un P3, je
n'ai pas de problème141.» La notion de confiance
dans les apprentissages est prégnante dans le discours des
étudiants, comme dans celui de François : « ça
permet au début d'année de mettre en confiance parce qu'on n'est
pas à l'aise face au patient, et puis de faire des soins ; on ne sait
pas bien utiliser les instruments, on ne sait pas comment se comporter, on ne
sait pas trop comment faire, on a juste les bases et le fait qu'il y ait
quelqu'un à côté de nous, ça rassure, on peut se
dire qu'il pourrait éventuellement rattraper les gaffes parce que lui
sait le faire et il a le niveau pour au pire rattraper les bêtises que
l'on fait142.» Le regard posé par le
tuteur étudiant sur le travail effectué par le novice est
perçu comme bienveillant, ce qui influe sur la prise de confiance des
P1. Amel, P1, précise à ce sujet : « Ça joue
beaucoup, pour moi, oui. Ça m'est déjà arrivé que
le P3 regarde ce que j'avais fait et me dise `'c'est bon» et ça
fait du bien. C'est très appréciable. Je pense même que
c'est super important qu'on nous dise que c'est bien143.»
Cette confiance se retrouve chez les P3 pour qui le rôle de tuteur
« c'est avoir de la rigueur dans les connaissances, dans l'approche
avec le patient mais aussi de la confiance parce que quelqu'un qui nous regarde
avec des yeux plus novices, ceux qui sont en demande de connaissances, qui nous
regardent en se disant `'toi, tu connais plus». Donc, forcément,
ça donne de la confiance.144» Baptiste, P3,
explique que devenir tuteur l'a « aidé à grandir dans
les apprentissages [...], qu'en P3, on se sent plus fort. Que s'il n'y
avait pas ça (les binômes), si on était tout seul, ce
serait différent. Tout seul, il faut que tu montres que tu es
crédible , · là, d'emblée, sans que tu fasses
rien, on te montre que, oui, tu es plus crédible, donc c'est dans ce
sens là, la
141 cf. annexes entretiens F. 21.
142 cf. annexes entretiens F. 1.
143 cf. annexes entretiens Amel 54.
144 cf. annexes entretiens B. 2 et 10.
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confiance. Ça, c'est confortable. »
Passer à un statut de tuteur est d'emblée une posture de sachant
pour l'étudiant, posture qui se vérifie par la pratique puisque
« quand on commence la deuxième année et que les P1
arrivent et qu'ils savent rien, c'est vachement bien parce qu'on se rend compte
qu'on sait plein de choses! C'est aussi valorisant145.» Si
la grande majorité des étudiants interrogés évoque
un sentiment d'altruisme, « c'est agréable de pouvoir aider
», « on aime bien aider », « moi, j'aime
donner des conseils, des petites astuces », « c'est bien de
partager », certains stagiaires comme Charlène, P3, analyse
les situations de façon plus distanciée : « bah, c'est
peut-être avoir une reconnaissance, en fait. Se prouver quelque chose
à soi-même, montrer qu'on est compétent ; c'est aussi se
valoriser soi ; y'a une part de partage mais aussi une part
d'égoïsme, je pense. Oui, c'est agréable de sentir qu'on a
des compétences, qu'on peut expliquer ça à d'autres. En
les aidants, on se fait du bien146! »
L'ensemble de ces propos expriment un lien social très
prégnant, où l'altruisme, au sens de prendre soin de l'autre,
coexiste avec un individualisme, un « prendre soin de soi », qui
rassure l'étudiant sur sa propre évolution au cours de la
formation. Si cette cohabitation de sentiments, somme toute antinomiques, peut
exister, c'est que certainement individualisme dans les situations
étudiées ne signifie pas narcissisme ou
défaut d'empathie. Cet équilibre entre les
différents sentiments est certainement une des raisons qui expliquent la
réussite de la formation entre pairs, l'acceptation, par les
étudiants, des règles de fonctionnement dictées par
l'institution. Chacun y trouve son compte. Car il ne suffit pas de regrouper
des élèves et de leur confier une tâche commune pour que se
produisent des interactions et que celles-ci débouchent sur un
résultat probant. Une des problématiques majeures de
l'apprentissage coopératif tient donc au moyen d'induire des
interactions fructueuses entre pairs.
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