4.1. Etre entre pairs.
La formation entre pairs désigne donc une
modalité d'apprentissage entre les individus d'un même groupe ou
d'une même entité. Ce type de formation envisage la
possibilité d'apprendre avec ses collègues et confrères.
Les situations observées sont des moments pendant lesquels des
étudiants travaillent ensemble leurs pratiques professionnelles.
58
90 Problématique du mémoire, p.20.
59
4.1.1 L'étudiant tutoré
4.1.1.1 Acquisition de savoirs
Les étudiants, en formation à l'acte de soin
pédicural, sont donc réunis dans une salle contenant douze postes
de travail. Chaque poste est équipé d'un fauteuil pour le patient
et de deux fauteuils praticiens qui placent les étudiants
légèrement plus bas que les pieds du patient. Chaque stagiaire
possède un chariot (nommé poste de travail) sur lequel il
positionne les différents instruments nécessaires à
l'exécution d'un soin.
Lorsque tous les étudiants ont installé leur
poste de travail, chaque binôme se rend dans la salle d'attente pour
chercher un patient. Des rendez-vous ont été donnés
à autant de personnes qu'il y a de groupes d'étudiants. Le
patient s'installe dans le fauteuil et se déchausse.
L'étudiant P3 est généralement celui qui
prend la parole au début de l'entretien avec le patient. Le P1 est dans
un rôle de tutoré, celui à qui on apporte un renfort, un
soutien, une aide, un appui, une assistance, une collaboration91.
Le P3 intègre parfois le P1 dans le questionnement de
la personne mais rarement : c'est donc le P1 qui observe comment fait le P3,
l'écoute aussi (notamment pour connaître le motif de la
consultation puis pour décider comment procéder avec le patient).
Thom, étudiant P1, explique : « je regarde comment faire, le
coup de main, la manière dont procède le P3 et de fil en
aiguille, j'essayerai d'appliquer ma méthode [...] on est avec
quelqu'un qui a plus d'expérience, il peut nous apprendre à mieux
manier les instruments92.» Helena, P3, explique : «
je m'installe, mes instruments, mon plateau, et c'est la personne
d'à coté [le P1] qui va regarder ce que je fais et qui va faire
pareil93.» L'étudiant P1 apprend en essayant de
refaire ce qu'il vient de voir faire par un tiers, le P3. Cette intervention
par imitation de ce que l'on a observé a été
décrite par des auteurs comme Maurice Reuchlin94 et Albert
Bandura95. Selon ces auteurs, les apprentissages par
expérience directe surviennent le plus souvent sur une base vicariante,
c'est-à-dire en observant le comportement des autres et les
conséquences qui en résultent pour eux. L'apprentissage vicariant
pourrait
91 Définition du Larousse, 2013.
92 Cf. annexes entretiens T.30.
93 Cf. annexes entretiens H.30.
94 M. Reuchlin, Processus vicariants et
différences individuelles. Journal de psychologie, volume
2. 1978. pp. 133-145.
95 A. Bandura, L'apprentissage
social. Paris. Pierre Mardaga. 1995. 206 p.
60
correspondre, dans ce contexte, à ce que
l'étudiant peut apprendre en marge du discours du formateur proprement
dit : en regardant faire et en écoutant ceux qui savent faire. Maurice
Reuchlin a mentionné l'intérêt pédagogique de ce
processus : pour lui, la période d'observation permet au sujet de
dégager les aspects pertinents de la situation et de faire porter ses
propres essais sur ces aspects. Parce que l'étudiant P1 est à
côté d'un autre étudiant plus expérimenté, il
a la possibilité de prélever des indices sur le travail à
effectuer. Ces prises d'indices permettent au P1 de progresser dans ces
apprentissages.
L'apprentissage effectué concerne donc des
savoir-faire, comment soigner un patient, techniquement. François, P1,
considère que « le tuteur (le P3) montre plus que le formateur
les petits gestes de base qu'il faut faire et le tutoré (le P1) se dit
que c'est ça les gestes de base qu'il doit
faire.96» L'étudiant va apprendre, progressivement,
à partir du savoir-faire d'autrui, ce que le formateur a parfois du mal
à expliciter. Il incorpore les manières de faire de son tuteur.
Dans les premiers temps d'échanges entre étudiants au
début de l'année, les savoirs enseignés par le
tuteur-étudiant correspondent aux bases du futur métier. On note
ici que le P3 a donc un rôle particulier qui est celui d'apprendre
quelque chose au P1. Amel, P1, spécifie : «les professeurs nous
enseignent mais aussi les P3, ils font le relais des
connaissances97». Elle juge l'action d'un P3 très
utile : « dans un cours, on écoute, mais on n'enregistre pas
forcément tout et le fait qu'ils (les P3) en remettent une couche, je
pense que c'est bien.98»
Les mots employés par l'étudiant sont «
plus simples » que celui des professeurs, précise
François : « quand on (le formateur) nous explique ce qu'il
faut que nous fassions avec le patient, c'est un peu théorique.
Là, on a quelqu'un (le P3) qui te dit `' ça, on te l'a
expliqué, fais gaffe, c'est important, et ça, bon, ça
l'est moins `'; ça permet de relativiser ce qu'il faut vraiment
savoir99.» Cela signifie que l'enseignant,
c'est-à-dire le formateur, n'est plus la seule interface aux savoirs.
Pour l'étudiant P1, observer la réussite ou l'échec
d'autres personnes dans une tâche peut jouer sur son sentiment
d'efficacité100 par rapport à la tâche (ici, la
prise en charge du patient en soin pédicural) surtout si ces personnes
partagent avec lui un certain degré de similitude qui
96 cf. annexes entretiens F. 2.
97 cf. annexes entretiens Amel 32.
98 cf. annexes entretiens Amel 36.
99 cf. annexes entretiens F. 4 et 44.
100 A. Bandura, Auto-efficacité. Le sentiment
d'efficacité personnelle. Paris. De Boeck Université.
2003.
61
favorise le processus d'identification. Le P1 s'identifie au
P3 puisqu'il deviendra lui-même cet étudiant au cours de sa
formation. La comparaison sociale est efficace si l'objectif de la tâche
est présenté comme une occasion de développer ses
compétences ou habiletés101. C'est bien le cas dans
ces situations : le P1 apprend du P3. La formation entre pairs crée de
fait une interrelation entre les individus : les étudiants sont
côte à côte et le formateur n'est pas présent
à chaque instant. L'un d'entre eux n'a pas ou peu d'expérience
dans l'acte de soigner : il est donc inévitablement invité
à regarder comment procède son collègue plus
expérimenté pour réussir la mission qui lui est
confiée (prendre en charge un patient). Ainsi, le P1 apprend de son
tuteur P3, quoi qu'il arrive. Plus ou moins, car les apprentissages vont bien
sûr dépendre de ce que dit l'étudiant P3, de ce qu'il
montre, donc de la posture qu'il adopte, plus ou moins aidante. Les
étudiants P1 l'ont compris et c'est pourquoi ils jugent pertinent de ne
pas être en binôme avec la même personne, à chaque
stage102. L'institution leur laisse d'ailleurs le choix de changer
de personnes et c'est ce que font les étudiants. Ils choisissent leur P3
à chaque début de stage. Comme les groupes d'étudiants
changent toutes les trois semaines, chaque P1 remodèle ces savoirs, au
fur et à mesure des stages, en fonction de ce qu'il voit et entend.
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