4. Analyse et interprétation des
résultats
L'être humain est rarement conscient,
spontanément de ce qu'il est, fait et sait. Ceci provoque de grandes
distorsions entre le « faire » et « dire sur faire ».
Bernard Lahire explique dans L'esprit sociologique que « certes,
les acteurs font ce qu'ils sont et savent ce qu'ils savent mieux que quiconque.
Ils sont même sans doute les mieux placés pour dire ce qu'ils font
et savent. Mais ils disposent rarement des moyens de
83 Anne-France Hardy, Développement
professionnel du soignant-éducateur en santé scolaire,
mémoire Master EAD, 2013, p.100.
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perception et d'expression qui leur permettraient de livrer
ces expériences spontanément. Lorsqu'il est bien fait, le travail
du sociologue, qui demande le concours et la confiance de
l'enquêté, consiste à donner les moyens à ce dernier
de dire des choses qui, sans lui, ne trouveraient pas (ou mal) le chemin de
leur mise en visibilité84.» Les étudiants
observés avec lesquels je me suis entretenue sont des acteurs sociaux
détenteurs de savoirs difficilement exprimables à cause des
inévitables distorsions entre faire et dire. Par exemple, beaucoup
évoquent des situations qu'ils ont créées, vécues
en les qualifiant de « normales » sans pouvoir vraiment les
expliciter. Le travail de recherche consiste ici à décrire la
réalité sociale et à risquer l'interprétation, avec
cohérence et en évitant la dérive de
sur-interprétation.
Mes données sont les observations in situ et
les entretiens auprès des étudiants. Ce recueil de données
nécessite une analyse. Au début, elle fut surtout exploratoire.
Au fur et à mesure des lectures, l'analyse s'est focalisée sur
certains liens qu'il me fut possible de faire apparaître entre
différents thèmes dégagés par la grille d'analyse
de chaque entretien85.
Afin de construire une grille d'analyse, j'ai tout d'abord
découpé mes entretiens en extraits tels que, à la question
« de quoi parle ce passage? », je puisse répondre d'un mot ou
par un titre très bref. Ces mots-clés identifient les
unités thématiques élémentaires des entretiens.
Par plusieurs relectures attentives, j'ai tenté de
dégager tous les thèmes abordés en sélectionnant
ceux qui sont davantage en rapport avec ce que dit l'interviewé qu'avec
ce que je demande en tant que chercheur (par exemple, l'acquisition de
savoirs est une notion exposée spontanément chez les
étudiants). Je me suis efforcée d'être vigilante, de noter
tous les thèmes qui n'étaient pas présents dans mon guide
d'entretien86 (exemple, le développement des
sentiments), et de préciser les sous-thèmes (exemple, la
confiance). J'ai isolé les unités thématiques en
choisissant pour chacune le mot-clé ou les mots-clés les mieux
ajustés et les ai classés dans des dossiers thématiques
correspondants. J'ai ensuite regroupé les différentes
unités en thèmes (exemple, la construction identitaire
professionnelle) et sous-thèmes (exemple, être
accompagnateur) constituant ainsi ce qu'on appelle la grille d'analyse de
l'entretien.
84 B. Lahire, L'esprit sociologique, Paris.
La découverte. 2005. p.159-160.
85 P. Combessie, Socio-anthropologie du monde
contemporain, « Atelier d'étude », HL SAR 604,
Université de Paris Ouest. 2013.
86 Guide d'entretien. Annexe 1, p. 114.
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Commencer mes analyses a ressemblé à un exercice
de reconstruction de puzzle : j'ai désormais des retranscriptions
d'observations, des entretiens que j'ai classés et
découpés, et il me faut les assembler pour donner corps à
mes interrogations et réflexions.
Pour cela, je me suis appuyée sur le travail
méthodologique décrit par Stéphane Beaud et Florence
Weber87. Ainsi, je choisis de rendre compte de mon enquête en
recoupant toutes les informations que j'ai recueillies et en les
contextualisant. En effet, « le sens des paroles recueillies est
strictement dépendant des conditions de leur
énonciation.88» L'entretien, tout comme l'observation,
ne prennent véritablement sens que dans un contexte immédiat.
Mais la volonté d'analyser m'invite aussi à restituer un univers
de références plus large, constitué par des allusions,
dans une posture que Didier Demazière et Claude Dubar89
définissent comme analytique, c'est-à-dire reconstructrice de
sens. Dans leurs questionnements sur « comment utiliser des entretiens de
recherche en sociologie qui ne constituent pas des questionnaires
déguisés », les auteurs remettent en question des postures
de recherches sociologiques fréquemment utilisées dans l'analyse
d'entretiens. La première est dite illustrative : les entretiens donnent
l'impression d'être considérés comme des réservoirs
de réponses ne servant qu'à illustrer les propos du chercheur,
paraphrasant les discours des personnes enquêtées. La seconde
posture critiquée est celle parfois utilisée dans les
récits biographiques, nommée posture restitutive. Cette
démarche présuppose qu'il suffit de lire pour comprendre comme si
l'entretien et le langage étaient transparents à eux-mêmes.
Or pour Didier Demazière et Claude Dubar, le sens d'un entretien
réside dans sa mise en mots et obéit à des règles
de production de sens, appuyé par des concepts éclairants. Le
tout peut espérer être générateur de nouvelles
réflexions.
Je me suis exercée à cette démarche
analytique, en étant bien consciente que les risques de basculer dans
l'une ou l'autre posture dénoncée étaient grands.
La grille de classification par thèmes et
sous-thèmes que j'ai choisie est l'accomplissement d'un travail de
lectures et de classement. Tel l'aménagement d'un lieu de vie, d'un coin
de jardin, les objets que sont mes entretiens ont été
regroupés, placés, déplacés jusqu'à ce
qu'ils signifient quelque chose de pertinent en terme d'analyse. Certes, cette
tentative de produire méthodiquement du sens est critiquable.
87 S. Beaud, F. Weber, op.cit., p.227-228.
88 S. Beaud, F. Weber, op. cit., p.218.
89 D. Demazière et C. Dubar, Analyser
les entretiens biographiques. L'exemple de récits d'insertion.
Paris. Nathan. 1997.
L'analyse thématique laisse au chercheur une grande
latitude dans le codage des discours. Inévitablement, j'ai
été orientée par mes habitus mais aussi par mes
inscriptions disciplinaires et par mes choix méthodologiques.
Puisque la problématique de ce mémoire porte sur
la socialisation des pédicures-podologues et son influence sur la
construction identitaire professionnelle, mon travail d'apprentie-chercheuse
consiste donc à comprendre comment les étudiants
pédicures-podologues fonctionnent dans les dispositifs pratiques
d'apprentissages au métier, comment les situations s'organisent et
transforment, en mettant en évidence les rapports sociaux, les logiques
d'actions engendrées et récurrentes, les processus qui
caractérisent ces situations et qui les font exister90.
Ainsi, mes analyses se présentent de la façon
suivante : j'ai tout d'abord référencé les
différents apprentissages qui s'effectuent au cours de ces situations
entre pairs, du côté des savoirs et savoir-être. Je cherche
ainsi à faire apparaître ce qui est de l'ordre de la formation
entre pairs et ce que cela apporte aux étudiants. La deuxième
partie de mes analyses consiste à démontrer de quelle
manière ces apprentissages entre pairs permettent de façonner une
identité professionnelle en construction. Ces thématiques sont
illustrées au fur et à mesure par des concepts éclairant
mes analyses, ce qui me permet de croiser mes observations et les apports
théoriques.
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