II,2 Une philosophie tragique qui préfigure la
psychanalyse. La sexualité et l'inconscient
Cette métaphysique de l'amour ne doit nous faire perdre de
vue qu'à l'inverse de l'amour courtois ,l'amour de Schopenhauer est
avant tout la réalité et la nécessité de l'acte
sexuel. D'après ce qui va suivre,il n'est pas complétement faux
de penser que Schopenhauer aperçoit le rôle même que l'acte
sexuel peut jouer dans l'équilibre mental et dans la même veine
que la pensée freudienne:"La pulsion sexuelle est donc le désir
le plus intense,le souhait des souhaits,la concentration de tout notre vouloir
et par suite,l'entière satisfaction du souhait individuel de
chacun,...,constitue le sommet et la couronne de son bonheur ..avec la
réalisation de celle-ci,il croît avoir tout
réalisé,avec son ratage, tout raté".13 Ce qui est d'autant
plus remarquable dans ce passage,c'est que la satisfaction sexuelle ,semble,
comme pour Freud ,être primordiale en elle même comme plaisir
optimum et détaché de sa finalité reproductrice.
Schopenhauer peut-il être considéré comme un
précurseur de l'oeuvre du psychanalyste viennois?Les
références au philosophe sont peu nombreuses dans l'oeuvre de
Freud, mais elles sont importantes car elles parlent des thèmes majeurs
abordés conjointement par les deux penseurs:inconscient,refoulement
,mort ,sexualité:"Très rares sont sans
doute les hommes qui ont aperçu clairement les
conséquences considérables du pas que constituerait pour la
science et la vie,l'hypothèse de processus psychiques inconscients. Mais
hâtons -nous d'ajouter que ce n'est pas la psychanalyse qui a
été la première à faire ce pas. On peut citer comme
précurseurs des philosophes de renom,au premier chef le grand penseur
Schopenhauer,dont la "volonté"inconsciente peut être
considérée comme l'équivalent des pulsions psychiques de
la psychanalyse"14 . Freud ne pouvait pas passer à côté du
fait que Schopenhauer ait été vraiment le premier à
révéler l'importance de l'acte sexuel:"C'est le même
penseur du reste ,qui en des termes d'une vigueur inoubliable,a rappelé
aux hommes l'importance encore sous estimée de leurs aspirations
sexuelles".15 . Schopenhauer veut remettre l'homme à sa place,comme si
la tradition philosophique avait péché par
angélisme,refusant de voir la nature bestiale et parfois infernale de
l'homme. Celui-ci n'est que de façon secondaire un être de
raison,étant avant tout expression du besoin attaché à la
vie, du désir ,prisonnier de la Volonté. Le fondateur de la
psychanalyse a témoigné de la lucidité de Schopenhauer sur
ce sujet d'une importance primordiale:"Dans leur soif de formules
retentissantes,les gens sont allés jusqu'à parler du pan
sexualisme de la psychanalyse et à lui adresser le reproche absurde de
"tout" expliquer à partir de la sexualité. Nous pourrions nous en
étonner,pour peu que nous oubliions nous-mêmes l'effet des
facteurs affectifs qui nous troublent et nous rendent oublieux. Car il y a
longtemps déjà que le philosophe Arthur Schopenhauer a fait voir
aux hommes dans quelle mesure leurs activité et leurs aspirations
étaient déterminées par des tendances sexuelles..".16
Dans le passage suivant,il semble bien que Freud,introduit
à Schopenhauer par Otto Rank,éprouve le besoin d'avouer qu'il
"glisse"insensiblement du côté de la philosophie de la
volonté :"Il est une chose que nous ne pouvons plus nous
dissimuler:c'est que ,sans nous en apercevoir,nous avons
pénétré dans les havres de la philosophie de
Schopenhauer,pour laquelle la mort serait le "résultat proprement dit"
et le but de la vie ,tandis que l'instinct sexuel représenterait
l'incarnation de la volonté de vivre".17 La vie individuelle dans la
philosophie de Schopenhauer n'est qu'un" clin d'oeil entre deux
néants"et cette "offense"faite à l'être humain conscient le
pousse à philosopher. Ceci dit,ce rôle d'éveilleur
joué par la mort ,ne doit pas être confondu avec le Thanatos
freudien,lequel est une pulsion dynamique qui pousse à la destruction,au
retour à l'inorganique, et qui s'oppose à Éros,principe du
maintien de la vie .Il n'y a pas cette opposition dans la philosophie de la
volonté;si les êtres se détruisent
mutuellement c'est pour la survie,chaque individu étant en essence toute
la Volonté .Si la volonté de vivre coûte cher en vies
individuelles,"la vie est une entreprise qui ne couvre pas ses frais",il
n'existe pas de pulsion de mort en face de la volonté de vie et le
suicide n'est que l'aveu passionné de vivre dans d'autres conditions et
non une volonté de mort. On détruit pour s'imposer et non pour
réduire à néant.
Cela dit, il semble assez étonnant que Freud n'ait pas
davantage établi de rapprochement entre la négation du vouloir
vivre et le principe de nirvana qui avait été utilisé
déjà en psychologie par Barbara Low. Il y aurait une tendance du
psychisme à rechercher un état qui limite le plus possible toute
excitation intérieure et extérieure:"le dernier ressort de
l'évolution libidinale ,c'est de retourner au repos des pierres..Ce dont
il s'agit dans ce que Freud nous découvre comme au delà du
principe de plaisir, c'est qu'il y a peut -être, en effet, ce terme
dernier de l'aspiration au repos et à la mort éternelle" 18.
Freud rapproche ce dernier principe de la pulsion de mort mais il s'explique
mal comment il peut y avoir un réel plaisir dans cette régression
vers le rien. Dans son acception bouddhiste originelle ,ce terme est
négatif et désigne la cessation de la soif d'exister mais sa
contrepartie est l'obtention d'un bonheur illimité,et il est d'ailleurs
employé couramment de cette façon. Il semble bien qu'il y ait une
parenté étroite entre cet "au delà du principe de plaisir"
freudien et la négation du vouloir vivre du sage de Francfort.
Déposer le fardeau de l'existence serait-il l'acte de libération
ultime pour l'être humain?
Dissimulation et refoulement
Freud reconnaît également le génie et la
lucidité de Schopenhauer en ce qui concerne cet aspect majeur de
l'investigation psychanalytique :le refoulement et la folie."En ce qui concerne
la théorie du refoulement,j'y suis certainement parvenu par mes propres
moyens,sans qu'aucune influence m'en ait suggéré la
possibilité. Aussi l'ai-je pendant longtemps considérée
comme originale,jusqu'au jour où Otto Rank eut mis sous mes yeux un
passage du Monde comme volonté et représentation ,dans lequel
Schopenhauer cherche à donner une explication de la folie. Ce que le
philosophe dit dans ce passage au sujet de la répulsion que nous
éprouvons à accepter tel ou tel côté pénible
de la réalité s'accorde tellement avec la notion du
refoulement,telle que je la conçois,que je puis dire une fois de plus
que c'est à l'insuffisance de mes lectures que je suis redevable de ma
découverte".19 Nous reviendrons plus loin sur cette question du
refoulement mais pour l'heure ,il conviendrait d'aborder la question
générale de l'inconscient chez schopenhauer. Il n'emploie pas le
mot en
tant que tel mais l'expression même du "Monde comme
volonté ",met en relief d'emblée cette problématique de la
volonté qui ne désigne pas ici l'énergie morale d'un
individu mais le vouloir vivre;nous avons vraiment à faire à une
philosophie de l'inconscient dans la mesure où la Volonté ne sait
pas fondamentalement ce qu'elle prud'homme ordinaire a l'impression que le sens
de l'existence n'est pas un problème car il est porté par cette
énergie volitive et vitale,Schopenhauer signale le caractère tout
à fait incongru de la question:"pourquoi voulez -vous vivre?"Et
pourtant,toute l'originalité de la réflexion de notre philosophe
consiste justement à remettre en question la valeur de la vie
elle-même;le sentiment d'avoir été induit en erreur par une
source inconsciente d'elle-même et de ses
créations s'avère tout à fait unique, car le
dans le gnosticisme,le démiurge sait ce qu'il fait. Ce vouloir vivre est
l'être lui-même et cette pulsation fondamentale ,ce n'est pas nous
qui l'avons choisie pas plus qu'en nous même,en tant qu'individus,nous
choisissons de vouloir telle ou telle chose mais nous sommes voulus:"Souvent
nous ne savons pas ce que nous souhaitons ou ce que nous craignons"20 . Nous ne
pouvons nous expliquer ce mystère dans son essence intime mais il est
rendu visible par l'existence même de notre corps,manifestation
immédiate de ce vouloir vivre;nous avons l'intuition de nôtre
être intime. Cette prise de conscience c'est un peu comme passer de
l'autre côté du miroir"Ce sera en quelque sorte une voie
souterraine,une communication secrète,qui par un espèce de
trahison,nous introduira tout d'un coup dans la forteresse,contre laquelle
était venues échouer toutes les attaques dirigées du
dehors".21 Nous sommes pris dans les filets du vouloir du fait même
d'être vivant et l'individu apparaît véritablement comme un
acteur le temps de son rôle, existence bien différenciée
mais non substantielle:"Il en résulte que l'individualité n'est
qu'illusion,au regard du grand Vouloir dont elle est une cellule
inconsciente;ce qui ne signifie pas au demeurant que tous les individus soient
semblables;Schopenhauer au contraire insiste souvent sur le caractère
natif et irréductible des dissemblances humaines "22 . Édouard
von Hartmann ,dans sa Philosophie de l'Inconscient,emploie l'expression de
panthélisme pour désigner la conception de Schopenhauer. Mais ce
qui importe le plus ici, c'est de signaler la rupture qu'établit ce
penseur avec toute une tradition philosophique qui place au premier plan la
conscience , les fonctions intellectuelles et qui permettraient de
définir au mieux l'homme. Avec l'apparition du primat de la
volonté,l'homme n'est plus un sujet souverain, mais au contraire, il
devient un sujet du vouloir. On assiste donc à un remise en question de
la tradition intellectualiste de Platon
jusqu'à Hegel et qui préfigure le renversement des
valeurs nietzschéen et l'inconscient freudien. Schopenhauer s'exprime
clairement sur ce point:"Je vais commencer par produire une série de
faits psychologiques d'où il résulte que dans notre propre
conscience la volonté se présente toujours comme
l'élément primaire et fondamental,que sa prédominance sur
l'intellect est incontestable,que celui-ci est absolument
secondaire,subordonné,conditionné"23.chez les grands penseurs
classique de la
rationalité,stoïciens,platoniciens,cartésiens,les passions
sont, bien entendu,considérées comme des entraves à la
clarté de la pensée et l'intellect semble différent de par
sa nature;il se place justement au dessus de la nature et il est ce qu'il y a
de divin en l'homme ,sa partie immortelle. Schopenhauer opère un complet
renversement :l'être indestructible de l'homme ,c'est cette partie
obscurément désirante,ce foyer ardent d'où les
pensées s'échappent comme de la vapeur. La psyché est une
émanation de la volonté:"cette démonstration est d'autant
plus nécessaire,que tous les philosophes antérieurs à
moi,du premier jusqu'au dernier,placent l'être véritable de
l'homme dans la connaissance consciente:le moi où chez quelques uns
l'hypostase de ce moi appelée âme,est représenté
avant tout essentiellement comme connaissant,ou même comme pensant;ce
n'est que d'une manière secondaire et dérivée qu'il est
conçu et représenté comme un être voulant. Cette
vieille erreur fondamentale que tous ont partagée,cet énorme
areton pseudos,ce fondamental hysteron proteron,doit être banni avant
tout du domaine philosophique,et c'est pourquoi je m'efforce
d'établir nettement la nature véritable de la
chose"24. Le jeune Nietzsche,dans le livre du philosophe (1872-75) encore
proche de la métaphysique de la volonté ,entreprend
déjà cette démarche qui consiste à interroger
"l'instinct de connaissance". Cette expression a quelque chose de nouveau et de
surprenant,associant instinct et connaissance, mais cela se situe bien dans la
continuité de son prédécesseur qui montrait la servitude
de l'intellect par rapport au vouloir vivre. Nietzsche veut développer
cette recherche généalogique des origines de notre connaissance ;
faire ainsi apparaître sous son vrai jour la ferveur scientifique et
positiviste qui caractérise cette époque. Ici,comme pour
Schopenhauer,les avancées de la science restent assujetties à
l'intéressement ,aux motifs cachés de la volonté.
Nietzsche poursuit l'oeuvre de son "maître"du moment,et tout au long de
son oeuvre,apparaît de façon récurrente cet avertissement
concernant la nécessité de rester lucide et vigilant face
à ces besoins de science positive,lesquels figent et schématisent
à l'excès la réalité. Chez les deux penseurs,l'art
est la vraie forme de connaissance libératrice.
Il est clair que l'oeuvre de Nietzsche a été
profondément influencé par celle de Schopenhauer,notamment sur ce
point:être et connaître sont inséparables et l'homme n'est
pas capable de se placer du point de vue angélique(sauf à l'
exception du génie et du saint).Clément Rosset dans son
Schopenhauer, philosophe de l'absurde appelle cette démarche
,l'intuition généalogique,méthode qui fait porter son
interrogation sur l'arrière plan qui conditionne toute pensée.
Schopenhauer se situerait à l'origine de ce que d'aucun ont
appelé les penseurs du "soupçon"Nietzsche,Freud,Marx, lesquels
ont voulu montré les mobiles cachés,les intentions
inavouées ou inconscientes de nos façons de penser:"La
philosophie de la volonté inaugure l'ère du soupçon,qui
recherche la profondeur sous l'inexprimé ,et la découvre dans
l'inconscient. Ce qui prétend émaner de l'intellect pur est
précisément ce sur quoi portera l'analyse critique des
motivations secrètes"25.
L'anthropologie schopenhauerienne nous conduit à penser
que notre intelligence est en fait obéissante à une
volonté motionnelle et que donc,pour penser lucidement,il conviendrait
de mettre à jour cette réalité ,de se distancer des motifs
plus ou moins inconscients qui nous influencent. Conformément avec ce
que nous avons déjà dit plus haut, de son propre aveu ,Freud va
souligner l'importance de la réflexion de Schopenhauer à propos
du refoulement et la proximité de cette conception avec ses propres
vues"Ce que Schopenhauer dit de la manière dont nous nous raidissons
pour refuser d'admettre une réalité pénible est
rigoureusement superposable à ma doctrine du refoulement"26. Dans le
Monde,la volonté dans l'homme parvient à un stade de son
objectivation où l'intellect devient capable de "filtrer",d'adoucir
,d'arranger l'aspect brutal et grossier qu'elle peut prendre à un stade
"inférieur"
:"En l'animal ,la volonté de vivre apparaît en
quelque sorte à un état plus nue qu'en l'homme où elle est
travestie par tant de connaissance et de surcroît voilée par sa
faculté de dissimulation. Il en résulte que son essence
véritable n'apparaît que par hasard et partiellement"27 . Ce
déni de nous-même, qui nous semble profitable au premier abord
comme façon de" tromper "les autres ,peut s'avérer
désastreux s'il s'installe de façon pernicieuse comme une seconde
nature. Il s'ensuit que l'analyse de la folie par notre philosophe ,fait
véritablement écho à la conception freudienne,pour
laquelle,la folie devient un refuge hors de la réalité devenue
inacceptable. Ceci dit,il convient de souligner,que Schopenhauer,en cela plus
proche de la psychiatrie classique,accorde une large part aux troubles
d'origine somatiques à l'apparition de la folie. En
fait ,cette double cause s'additionne:"La plupart du temps
cependant,les deux origines de le folie vont participer l'une à
l'autre,surtout la psychique à la somatique"28.
Oubli et refoulement apparaissent vraiment comme les causes de la
maladie mentale,de façon très explicite dans le passage
suivant:"La description que je donne dans mon texte de la genèse de la
folie sera plus intelligible si nous nous rappelons combien nous rechignons
à penser à des choses qui contrarient fortement notre
intérêt,notre fierté ou nos souhaits,combien il nous est
pénible de nous décider à soumettre celles-ci à
notre propre intellect pour un examen précis et sérieux,combien
en revanche ,il nous est facile de nous en éloigner
inconsciemment(unbewusst),ou de les esquiver,.."29. Si l'intelligence est
justement soumise au principe de raison,c'est tout d'abord un grand avantage
pour notre vie pratique mais cette faculté n'est pas toujours totalement
fiable et en cas de difficultés et d'obstacles,se détourner de sa
fonction initiale,nier ou déformer la réalité,entrainant
l'individu sur la pente de la névrose,voire de la folie. La pathologie
mentale pour Schopenhauer est d'abord un problème de mémoire,des
oublis,des distorsions,pouvant aller jusqu'à l'incapacité de se
rappeler soi-même et la perte d'identité; un ego qui était
devenu gênant et qui n'assumait plus une existence devenue trop difficile
à supporter. Le philosophe voit bien effectivement le rôle majeur
que jouent la dissimulation à soi-même et le refoulement dans la
genèse de la maladie mentale:"Cette répugnance de la
volonté à laisser éclairer par l'intellect ce qui la
contrarie abrite le lieu par où la folie peut faire effraction dans
l'esprit" .Le dérangement psychique ne prévient pas vraiment et
peut faire irruption brutalement dans la vie de quelqu'un.
Volonté et traumatisme de la naissance
Nous avons déjà mentionné le fait que
c'était Otto Rank qui avait parlé à Freud de l'importance
de l'oeuvre de Schopenhauer. Pourtant ,le psychanalyste hongrois
émigré aux États -Unis ne cite pas beaucoup le philosophe
de Francfort,certainement moins que Freud. Dans ce passage ,Rank souligne bien
la compréhension de "l'illusion amoureuse" chez Schopenhauer,ce
côté plaisant de l'acte sexuel qui est déjà
prévu par la nature et dont nous nous enorgueillissons à la fois
comme auteurs et bénéficiaires:"Schopenhauer a du reste
déjà vu ce genre de déguisement quand ,dans sa
Métaphysique de l'amour sexuel ,il parle d'une prime de plaisir par
laquelle la nature incite les hommes à payer leur tribut dans l'acte
sexuel"30. D'une façon générale,c'est tout le travail
concernant Le traumatisme de la naissance (1924)qui se trouve
imprégné par le point de vue tragique et chez ses deux penseurs
,on retrouve l'idée que c'est la survenue de l'existence elle-même
qui constitue le problème de la vie humaine. La première page de
l'ouvrage expose l'antique histoire du roi Midas,citée par
Nietzsche(encore fortement influencé par la philosophie de Schopenhauer)
dans La naissance de la tragédie ,lequel cherchant le vieux
Silène pour connaître la vérité sur cette vie
,apprend par sa bouche que la non-existence lui aurait été
préférable:"D'après l'antique légende(issue de
Sophocle),le roi Midas poursuivit longtemps dans la forêt le vieux
Silène,compagnon de Dionysos,sans pouvoir l'atteindre. Lorsqu'il
réussit enfin à s'en empare,le roi lui demanda qu'elle
était la chose que l'homme devait préférer à toute
autre et estimer au dessus de tout. Immobile et obstiné,le démon
restait muet,jusqu'à ce qu'enfin,contraint par son vainqueur,il
éclatât de rire et laissât échapper ses paroles:"race
éphémère et misérable,enfant du hasard et de la
peine,pourquoi me forces-tu à te révéler ce qu'il vaudrait
mieux pour toi ne jamais connaître?Ce que tu dois préférer
à tout,c'est pour toi l'impossible:c'est de n'être pas
né,de ne pas être,d'être néant. Mais,après
cela,ce que tu peux désirer de mieux,c'est de mourir bientôt"31 .
Ce qui semble aussi naturel que le fait de respirer,la naissance ,est en
réalité le grand problème auquel l'homme va se trouver
confronté. Selon la métaphysique de la volonté de
Schopenhauer,suivie et illustrée à sa façon par Nietzsche
dans cet ouvrage essentiel sur l'essence du tragique,la naissance est la
catastrophe cosmique qui nous arrache à la "plénitude" du
non-être. Le travail de Rank peut être vu comme une tentative
d'appliquer à la psychologie des profondeurs,la philosophie tragique de
la volonté. Les lectures de jeunesse de ce jeune intellectuel prometteur
mais fort modeste, sont orientées vers une "philosophie de la vie",une
compréhension essentielle de la vitalité à travers
l'oeuvre de Schopenhauer,Nietzsche,Darwin. Rank va se distancier de Freud
à partir du moment où il fait remonter ses recherches
jusqu'à la naissance même;celle-ci n'est pas seulement un
événement corporel mais aussi le moment primordial pour le
psychisme:"..on constate que cette source est située dans la
région du psycho-physique et peut être définie ou
décrite dans des termes biologiques:c'est ce que nous appelons le
traumatisme de la naissance..le noyau même de l'inconscient"32 . La
pensée de Rank a ceci de commun avec Schopenhauer,c'est de ne pas
considérer la vie ,la naissance,comme quelque chose allant de soi et qui
serait bénéfique a priori. L'homme se trouve confronté
à l'énigme , la douleur de sa propre existence et auxquelles il
devra répondre, à l'image du questionnement
silencieux et impitoyable du sphinx:"..nous aurons assisté
aux tentatives sans cesse renouvelées de le surmonter(le traumatisme de
la naissance)auxquelles se livre l'individu au cours de son existence.."33. Les
deux penseurs situent également le problème dans l'existence
incarnée elle-même ,la culture humaine,comme la tentative
universelle de se sortir du mauvais pas que constituent la vie et la naissance.
La créativité humaine devient une attitude compensatoire face au
problème de la "chute";l'homme veut essayer de retrouver l'état
paradisiaque pré-natal en cherchant à reconstituer la
plénitude a- cosmique de l'être indifférencié de
l'origine. Ainsi décrite, cette situation replace Schopenhauer et Rank
dans la lignée des penseurs "gnostiques",ceux pour qui l'existence
même est une mauvaise plaisanterie et dont seule ,la connaissance des
ressorts cachés, pourra nous en libérer. Schématiser ainsi
leur pensée,bien entendu,ne peut avoir ici pour but que de tenter
d'apporter un éclairage général permettant de mieux saisir
cette conception "subversive". Rank n'est pas un pur métaphysicien mais
souhaite donner une base fondamentale à la psychanalyse en remontant au
delà du complexe d'Oedipe vers le traumatisme de la naissance ,ce qui
lui vaudra sa rupture avec Freud .Dans son ouvrage de 1924,portant justement
sur l'ampleur de cet "accident"inaugural,Rank expose ,entre autres le
rôle de la sublimation artistique à travers les mythes et
légendes .Comme Schopenhauer,il souligne l'importance majeure de l'art
tragique:"La tragédie..est destinée à donner un tableau
concret des souffrances subies par le héros mythique et des
châtiments qui lui sont infligés pour sa faute tragique"(la
naissance)n. Toujours dans le même ordre d'idées,Rank affirme la
supériorité de l'art tragique sur les autres formes de
poésie. :" La tragédie déroule le tableau de la faute
tragique à laquelle chacun des spectateurs mortels oppose une
réaction comportant une décharge psychique,tandis que la
poésie épique ne réussit à surmonter le
désir primitif qu'à l'aide de fables et autres
inventions mensongères"35
.
Comme déjà mentionné
précédemment, la philosophie est l'art majeur qui parvient
à déchiffrer l'énigme du monde selon Schopenhauer. Otto
Rank,dans son étude,consacre un chapitre à la spéculation
philosophique dont il voit l'origine dans le refoulement primitif. La
métaphysique depuis l'origine est en prise directe avec ce
problème du drame cosmique,de l'incarnation ,de la naissance , et
révèle un pessimisme présent depuis Anaximandre
jusqu'à Schopenhauer:"Déjà chez le successeur de
Thalès,Anaximandre de Milet,qui fut le premier écrivain
philosophique de
l'antiquité,on note les signes d'une
réaction,puisqu'il dit"Les choses doivent disparaître dans la
source même qui leur a donné naissance. C'est là une
nécessité. Car elles doivent disparaître et être
jugées pour les injustices dans l'ordre du temps."Nietzsche voit avec
raison dans cette phrase sibylline la première note pessimiste de la
philosophie et la compare à juste titre à une proposition,dans
laquelle le pessimiste classique Schopenhauer a résumé toute son
attitude à l'égard de la vie et du monde:"l'homme est à
proprement parler un être qui ne devrait pas exister...Nous expions notre
existence par la vie d'abord,par la mort ensuite"36.Rank voit dans la
métaphysique une forme de mystique de la connaissance permettant de
surmonter la douleur de la sortie hors de l'unité matricielle
provoquée par la naissance .Comme Schopenhauer,il reprend la fameuse
"grande parole"mahavakya ,de l'hindouisme Tu es cela:"Ainsi que le montre
déjà le Tat vam asi (ceci est toi-même)hindou,il s'agit
là des limites qui séparent le moi du non-moi et qu' on cherche
à réaliser par la prière dans la fusion avec Dieu"37.
Derrière les différences culturelles,tout mystique est un retour
à la source. Une origine que Schopenhauer a bien réussi à
identifier,et qu'il a ramené de l'abstraction vide à
l'intérieur de l'homme:"En lui substituant la dénomination de
"volonté",celui-ci l'a arrachée à son ensorcellement
transcendantal pour l'humaniser à nouveau et la replacer dans notre moi
intérieur où elle est apparue à Nietzsche comme la
volonté de puissance égoïste,tandis que la psychanalyse
suivant la voie de la "connaissance de soi même"découverte est
frayée par elle,e réussi à montrer,à l'aide de
considérations psychologiques,que cette "chose en
soi",représentée par la "volonté",n'était au fond
que la libido primordiale dont l'activité s'exerce en dehors et au
dessous de notre conscience".38 Ainsi,nous comprenons mieux pourquoi Otto Rank
a conseillé à Freud la lecture de Schopenhauer dont la conception
du vouloir vivre comme essence de l'homme le situe vraiment comme un initiateur
de la recherche psychanalytique. Schopenhauer peut être également
un lien entre cette psychologie des profondeurs et la doctrine du Yoga.
Interprété selon la perspective de "l'inconvénient
d'être né",le Yoga serait une méthode de
réparation:"Le but de tous ces exercices réunis sous le nom de
"Yoga"consiste à atteindre le Nirvana,le néant voluptueux,la
situation intra-utérine,vers laquelle aspire encore la Volonté
à moitié métaphysique de Schopenhauer"39. En prônant
la valeur du renoncement(pas de façon prescriptive),Schopenhauer rejoint
certainement l'essence du Yoga,où les différentes pratiques ont
été dépassées et la connaissance
réalisée:"Qu'on l'invite où qu'on le repousse,cela n'est
rien
pour lui;il n'a plus besoin de mantra,ni de yoga,ni de bhakti."
et aussi:"Ayant abandonné tous les désirs,fermement établi
dans l'Unité,le Parama-hamsa n'a qu'un bâton, le bâton de la
Connaissance!"40. Cette connaissance ne reste pas seulement sur le plan
métaphysique pour Rank, mais vise une réelle libération
psychologique. La lecture de Schopenhauer pourrait-elle avoir un effet
thérapeutique? C'est en tout cas ce que pense fermement,Philip, le
héros du roman contemporain ,La méthode
Schopenhauer de Irvin Yalom,qui se guérit de troubles du comportement en
assimilant le point de vue du Monde,en se consacrant à l'étude de
la philosophie et en pratiquant un détachement salvateur. Tout irait
pour le mieux pour Philip,si sa thérapie de groupe n'avait pas
révélé une carence affective dérangeante, due
à sa complète négation de l'autre. La philosophie du
pessimiste de Francfort,pour nous guérir du mal-être,nous
égare-t-elle en remplaçant la fraternité par
l'indifférence et la pitié?
La sublimation esthétique
Schopenhauer a donc bel et bien influencé les pères
fondateurs de la psychanalyse à plusieurs titres,mais c'est
peut-être au fondement même de la conception de la vie,dans le
pessimisme philosophique que ces doctrines se rejoignent. Fort de sa
très riche expérience intellectuelle et professionnelle,Freud
conclut son oeuvre avec le Malaise dans la culture (1929),en estimant que la
vie n'a pas été prévue pour le bonheur et qu'il serait
souhaitable de tempérer notre prétention à y parvenir:"On
le voit,c'est simplement le principe du plaisir qui détermine le but de
la vie,qui gouverne dés l'origine les opérations de l'appareil
psychique;aucun doute ne peut subsister quant à son utilité ,et
pourtant l'univers entier-le macrocosme aussi bien que le microcosme-cherche
querelle à son programme . Celui-ci est absolument
irréalisable;tout l'ordre de l'univers s'y oppose;on serait tenter de
dire qu'il n'entre point dans le plan de la "Création" que l'homme soit
"heureux"..Or il nous est beaucoup moins difficile de faire l'expérience
du malheur »41. Face à une libido contrariée par la
culture,l'issue la plus profitable sera la sublimation plutôt que
l'illusion destructrice des stupéfiants(dont Freud a connu
personnellement l'usage).Pour Schopenhauer ,le "salut" commence par la
contemplation esthétique,à n'en pas douter une forme
sublimée de la libido,car ,ne l'oublions pas, le sexe est le foyer de la
volonté et c'est bien lui qui nous maintient fermement attaché
à cette douloureuse existence. Le vocabulaire diffère ,mais la
pensée de Schopenhauer n'est-elle pas orientée vers la
transformation de tendances inférieures en sentiments
élevés? "Le
problème de la métaphysique du Beau se pose en
termes très simples:comment est-il possible de prendre plaisir à
un objet, sans que celui-ci ait quelque rapport avec notre
volonté?Chacun sent que la joie et la satisfaction produites par une
chose ne peuvent résulter que du rapport de celle-ci avec notre
volonté ou,suivant l'expression favorite,avec nos finalités;de
sorte qu'une joie sans excitation de la volonté semble une
contradiction. Cependant,le Beau excite manifestement,comme tel,notre
satisfaction et notre joie,sans avoir aucun rapport avec nos fins
personnelles,c'est à dire notre volonté..le sujet connaissant
affranchi de la volonté,c'est à dire une pure intelligence sans
desseins ni fins"42 . Il ne faudrait cependant pas confondre cette disposition
esthétique de l'artiste,du génie avec une forme d'apathie ou
même d'ataraxie;la sublimation freudienne est un changement de but mais
l'énergie fournie par la sexualité reste intense. Schopenhauer
affirme à son tour que l'intellect du génie est rendu possible
par une surabondance de force due a la véhémence de la
volonté. La contemplation-création(qui se confondent chez
Schopenhauer)est une activité intense ,paradoxalement la volonté
s'efface en s'accomplissant,faisant bien état d'un processus de
sublimation. Il ne sera pas question ici de parler des "retombées"
narcissiques évoquées par la psychanalyse;elles ne font
certainement aucun doute dans le cas de notre philosophe. L'art ne saurait
être seulement une simple image du monde,juste un quiétif pour la
volonté;il est aussi connaissance "positive",découverte des
"essences" du monde que sont les différentes étapes et
manifestations de la Volonté. L'esthétique de Schopenhauer,est
faite de cette compléxité attrayante,de ce double mouvement fait
de révélation,d'auto-effacement de la Volonté
elle-même , d'où l'ambiguïté du plaisir
esthétique:"Si violente que puisse sembler la contradiction avec
l'ensemble du système schopenhaurien,force est d'admettre que,dans la
contemplation esthétique,la connaissance de la volonté
revêt un caractère approbateur;plus précisément:que
si l'art apprend que la volonté est mauvaise,il apprend aussi qu'il est
bon que la volonté soit mauvaise. Tout se passe en effet comme si
l'intérêt de la contemplation n'était pas seulement
d'éloigner la volonté,mais aussi de la mettre en valeur..le fait
que les connaissances révélées par la contemplation
esthétique soient un plaisir prouve qu'il est bon de se tenir à
l'écart de la volonté;mais aussi qu'il est bon d'apprendre
,à cette occasion,que la vie est faite de (mauvaise) volonté
»43. Il n'existe de théorie de la création esthétique
chez Schopenhauer,car l'art comme la philosophie ,est la "vision " par
delà les concepts, de ce qu'est le mystère de la vie ,de la
naissance et de la
mort:"..j'aurais voulu montrer comment le commencement se relie
à la fin,et de quelle manière Éros est en relation avec la
Mort,connexion en vertu de laquelle l'Orcus..par conséquent ,non
seulement "Celui qui prend" ,mais aussi "Celui qui donne" ,j'aurais
montré comment la Mort est le grand réservoir de la vie..c'est de
l'Orcus que tout vient..si seulement nous étions capables de comprendre
le tour de passe-passe par lequel cela se pratique!alors tout serait clair"44.
Mais justement,la métaphysique de la volonté et la
psychanalyse,s'avouent impuissante à trouver une origine et un sens
à l'existence,ainsi que la possibilité d'une justice
supérieure. De cette connaissance peut naître une sagesse
désespérée,tragique,faite d'honneur et de fermeté
lucide , et joyeuse parfois. Il faut nous éveiller et cesser de
considérer le bonheur comme un dû et arrêter cette recherche
qui nous condamne à rester attacher à cette roue d' Ixion;lequel
est justement trompé par sa propre ivresse et s'unit à un
créature illusoire qu'il prend pour la déesse Héra. Double
peine,d'abord de s'être illusionné lui-même et ensuite,
d'être condamné par Zeus à tourner indéfiniment sur
une roue infernale.
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