II:La force du déterminisme.
II,1:La" ruse" de la volonté;l'amour et la
sexualité.
La volonté ne poursuit que son propre maintien et dans la
nature cela signifie, pour les espèces vivantes ,le besoin
impératif de se perpétuer. La sexualité est ainsi
l'expression la plus évidente de la volonté:"L'instinct sexuel
est le coeur même de la volonté de vivre et par conséquent
la concentration du vouloir tout entier;et c'est pourquoi j'appelle les organes
sexuels le foyer du vouloir"1 . Schopenhauer a bien été le seul
philosophe de son temps à reconnaître la place
prépondérante de l'amour et de la sexualité
humaine,l'homme faisant partie intégrante de la nature,la vie sexuelle
répond à un besoin impératif de l'espèce ,la
reproduction. En un certain sens,le philosophe annonce le point de vue moderne
de la sociobiologie et de la psychologie évolutionniste. Bien entendu,il
ne pouvait connaître le travail de Darwin concernant la théorie de
l'évolution des espèces ,mais la métaphysique de la
volonté implique
elle aussi la lutte pour la vie,non pas comme apte à
favoriser par là un effort évolutif mais pour assurer la
perpétuation de l'espèce. Schopenhauer ne reconnaît que la
fixité des espèces,en accord avec sa conception platonicienne des
formes éternelles:"Or rien n'importe plus à la nature que la
conservation de l'espèce et de son type authentique,ce pourquoi elle a
besoin d'individus bien constitués,capables,vigoureux:c'est eux seuls
qu'elle veut...elle ne considère au fond les individus que comme des
moyens,et l'espèce seule comme une fin"2 . La sociobiologie,la
théorie des Idées mise à part, pourrait parfaitement faire
sienne cette dernière remarque de notre auteur. Le principe de la
prédominance de la transmission génétique,dite du
gène égoïste est la pierre angulaire de cette théorie
qui stipule que contrairement à ce qu'on imagine spontanément,un
être n'est que le "truc"inventé par la nature pour
préserver et répandre les gènes,l'individu n'étant
qu'un relais pratique. Schopenhauer ,dans son observation attentive des hommes
et de la nature fait office de psychologue évolutionniste avant
l'heure,voyant que la grande affaire qui nous occupe,l'amour, tant
chanté dans la littérature universelle,est avant tout un
problème de stratégie reproductrice de l'espèce et dont
les individus ne sont que les serviteurs. Il dénonce le faux semblant de
l'amour sentimental et idéalisé,ses racines se trouvant dans le
Vouloir et non dans le choix apparemment délibéré de
l'individu:"Car tout état amoureux ,si éthéré qu'il
puisse paraître,s'enracine dans la seule pulsion sexuelle"3 . Cette
motivation est la "soeur jumelle" de la volonté de vivre
elle-même,aussi forte et nécessaire:"Avec l'amour de la vie,il
apparaît comme le plus puissant et le plus actif des mobiles,il sollicite
sans relâche la moitié des forces et des pensées de la
partie la plus jeune de l'humanité,il est l'objectif ultime de toutes
les aspirations humaines »4 . là encore ,si la philosophie de
Schopenhauer doit nous conduire vers la sagesse,c'est en passant par la
désillusion et la prise de conscience de la condition tragique de
l'homme. Nous nous pensons libres d'aimer et nous chérissons justement
le caractère unique de la personne élue,alors qu'en fait,nous
sommes les jouets d'une force impersonnelle. Cependant,et c'est là
l'aspect paradoxal de cette métaphysique de l'amour,c'est bien à
travers un individu particulièrement réussi que se réalise
le type idéal de l'espèce;les critères retenus
étant la force chez l'homme et la beauté chez la femme. La grande
passion témoigne que c'est seulement la rencontre de deux individus
choisis qui sera en mesure d'enfanter ,l'être d'exception,le
génie. Afin d'illustrer cette mystérieuse élection
,Schopenhauer cite Paracelse:"Mais, à cause de Salomon qui ne pouvait
naître d'autre parents que de Bethsabée et de
David,même adultères,Dieu les a unis".5 . Comme dans
le cas des propres parents de Arthur,les affinités électives ne
garantissent en rien la réussite de la vie commune des amants
concernés. Dans la passion amoureuse ,quelque chose de très
fort,d'impérieux est ressenti, car c'est toute l'énergie du
génie de l'espèce qui est au travail. Du point de vue d'un
biologiste de l'époque,August Weismann,l'homme est mortel en tant
qu'être somatique et immortel par les cellules germinatives contenant
l'information héréditaire et sa perpétuation dans le
temps. La "ruse " employée par la volonté,consiste à faire
croire à l'individu qu'il poursuit exclusivement le plus grand bonheur
possible alors qu'il est juste conduit vers le but de la nature;s'accoupler et
se reproduire:"Dans pareil cas,la nature n'atteint sa fin qu'en implantant une
certaine illusion dans l'individu,en vertu de laquelle ce qui est en
vérité un bien pour l'espèce lui paraisse un bien pour
lui-même..cette illusion,c'est l'instinct"6 Selon la théorie de la
psychologie évolutionniste contemporaine,la sexualité n'est pas
en premier lieu une activité récréative dont le but serait
l'obtention du plaisir,mais au contraire,si nous ressentons du plaisir,c'est
une forme de récompense que la nature accorde à ceux qui jouent
bien leur rôle de reproducteurs. Effectivement,sans l'appât du
plaisir,l'acte sexuel nous semblerait plutôt une charge peu reluisante.
C'est l'enchantement produit par la beauté,laquelle est l'expression de
la vigueur et de la santé et qui nous pousse à trouver la
personne belle si attirante.:"en premier lieu, ce sont donc les individus les
plus beaux,c'est à dire,ceux chez qui le caractère de
l'espèce est marqué avec le plus de netteté que chacun
préférera résolument"7 . Bien entendu,les théories
modernes concernant la question de la sélection sexuelle ne font
aucunement appel à la notion métaphysique de génie de
l'espèce,mais s'intéresse seulement à la façon de
survivre et de s'adapter de l'espèce. Ainsi, cette étude pose
directement la question suivante;qu'est-ce qu'un homme cherche chez une femme
et inversement? Dans l'ouvrage récent;Psychologie
évolutionniste,Lance Workman et Will Reader Deboeck edit
2007,l'étude menée par David Buss et ses collaborateurs de
l'Université du Texas,montre de façon évidente que
l'apparence physique est importante dans le choix d'un partenaire à la
fois pour les deux sexes et cela se vérifie dans toutes les cultures.
L'étude ne contient pas d'éléments historiques mais elle
laisse penser que cela devait être valable aussi dans le passé.
Mais ce sont les hommes particulièrement qui recherchent des physiques
féminins agréables,belle peau,belles dents,beaux cheveux ,taille
fine,..et ce sous quelque latitude que ce soit;tous critères qui
renvoient aux caractéristiques de la jeunesse et de la
santé. Dans l'opinion courante,ce critère de la
beauté nous semble si évident que nous ne nous doutons pas qu'il
puisse trouver sa nécessité dans la stratégie
reproductrice utilisée par l'espèce humaine au cours de
l'évolution. En vertu de la sélection sexuelle,seules les femmes
jeunes et bien portantes présentent un intérêt pour les
mâles,car si les hommes(en principe) peuvent faire des enfants depuis la
jeune adolescence jusque dans la vieillesse,les femmes ne le peuvent
qu'à partir du milieu de
l'adolescence jusqu'à la fin de la quarantaine. Les
observations de Schopenhauer,en son temps,sont tout à fait similaires
des conclusions auxquelles parviennent ces études récentes:"Le
critère suprême qui oriente notre choix et notre penchant est
l'âge. Nous acceptons généralement la période qui
s'étend des années de la première menstruation aux
années de la dernière,mais nous préférons nettement
la période comprise entre la dix-huitième et la
vingt-huitième année. Or, en dehors de cet âge ,aucune
femme ne saurait nous attirer"8. On peut s'étonner d'ailleurs,qu'avec
une telle convergence de vues,Schopenhauer n'ait pas été
cité par les tenants de la sociobiologie,lui qui pourtant avait
clairement perçu la motivation essentielle de tout être
vivant:"l'intention inconsciente qui nous guide alors est,visiblement la
possibilité de la procréation en général"9 . Le
besoin de se reproduire est impérieux,image de la volonté de
vivre sans fin mais aussi la nature cherche à optimiser ses
créations, et pour ce faire,il y a bien chez Schopenhauer,une forme de
la sélection sexuelle. Les individus ne s'accouplent pas n'importe
comment mais cherchent un partenaire complémentaire venant en quelque
sorte corriger ses défauts:"Il réclamera surtout chez l'autre
individu les perfections dont il est lui-même privé..c'est
pourquoi les hommes petits cherchent les femmes grandes,les hommes blonds les
femmes brunes etc."10. La psychologie évolutionniste fait bien
ressortir,elle aussi,l'importance de la sélection sexuelle et la
recherche d'une complémentarité Il ne s'agit pas,dans ce cas, de
recomposer un unité idéale sous forme d'un individu
"amélioré",mais de raisons pragmatiques assurant la meilleure
stratégie reproductive;Ainsi,les études contemporaines
déjà citées,montrent trais clairement que les femmes
recherchent les hommes plus âgés ,stables à la fois
socialement et psychologiquement,possédant une certaine aisance
financièrement hommes,eux, se tournent davantage vers les femmes jeunes
et belles,en raison de leur potentiel reproducteur. Si Schopenhauer
opère sur le terrain de l'intuition,de l'observation et de la
métaphysique,il n'en reste pas moins que ses constatations, de
façon étonnante, ne s'éloignent pas tellement des
études statistiques récentes. Cependant,nous voudrions souligner
ici,sur ce
point particulier,que la philosophie de Schopenhauer s'inspire,
peut-être à son insu,d'une conception métaphysique
immémoriale,qui voit dans la dynamique vitale une recherche de la"
fusion des opposés", présente dans tout phénomène
naturel,et qui se manifeste par la présence de deux pôles
contraires:"..que la polarité donc est le type fondamental de presque
tous les phénomènes naturels,depuis l'aimant et le cristal
jusqu'à l'homme. En Chine,
cette connaissance est courante depuis les temps les plus
reculés,dans la théorie des contraires du yin et du
yang,oui,parce que précisément,toutes les chose du monde
constituent l'objectité de cette seule et même volonté."11
.Cette métaphysique de l'amour et du sexe est en fait à elle
seule la quintessence du Monde,Éros et Volonté sont une seule et
même chose,clé de l'énigme de l'existence qui reste
fermée à la science mais qui rejoint les plus anciennes
métaphysiques traditionnelles,Hermétisme,taoïsme et
hindouisme(samkhya,vedanta).En effet,ces pensées voient à
l'origine du monde la scission de l'unité en deux et sa réunion
dans le devenir ,lui permettant ainsi de prendre conscience
d'elle-même,de s'objectiver selon le terme employé par
Schopenhauer,et que, contre toute attente ,il partage avec Hegel.
La passion amoureuse est le reflet dans le monde physique de
toute la métaphysique de la volonté,cette force cosmique
faîte corps et qui nous rattache le plus expressément à
l'existence. En ce sens,Schopenhauer peut bien être
considéré comme un authentique précurseur des idées
psychanalytiques:"En tant qu'expression la plus évidente de la
volonté,cet acte est donc le noyau,le résumé,la
quintessence du monde."12 . Certainement un des grands mérite de
Schopenhauer au regard de ce sujet,c'est de souligner la façon
équivoque avec laquelle le sujet de la sexualité est
abordé par les hommes:une évidence dissimulée,tout
à la fois moqué,vénéré,craint et
enfermé de mystère. En citant les sources antiques ,le penseur
montre qu'à cette époque on réserve bien souvent la
première place à l'éros. Par exemple,l'épigraphe du
lupanar de Pompéi:"ici habite la félicité",à
Théon de smyrne ,il attribue les paroles suivantes:"à
Éros,souvenir de la magnificence de l'ordre de sa vie",et à
Lucrèce;"Mère des Ennéades,plaisir des hommes et des
dieux,Vénus nourricière".Mais là encore ,la sagesse se
trouve véritablement au coeur de la tragédie,et plus
particulièrement Roméo et Juliette (1597),où justement
à travers le thème des amants maudits,c'est l'ensemble des
thèmes schopenhaueriens qui pourraient apporter un précieux
éclairage à la lecture et la compréhension de la
pièce.
Ici,l'Éros impérieux se lève face à
la mascarade des conventions et s'impose comme la raison de vivre des amants,
qui cependant ,usent de la métaphore religieuse pour parler de leur
désir et se dissimulent un temps,et l'amour finalement les emportera
vers une issue fatale;rédemption dans la mort présente comme une
entité à la fois hostile et accueillante tout à la fois.
Le sommet du désir est appelé à se consommer dans la mort,
comme l'affirmation de la Volonté est voué à se
reconnaître comme illusoire. Comme la volonté est tout
entière présente dans son essence en chacun d'entre nous,la
passion amoureuse comporte cette ambigüité d'être à la
fois une expression complétement individuelle et l'oeuvre de la force de
toute force. La métaphore spirituelle dans Roméo et Juliette
ainsi que dans l'amour courtois,la religion de l'amour ,ne peut en aucun cas
n'être réduite qu'à une manière polie de s'exprimer
afin de détourner les conventions ,il s'agit beaucoup plus de
l'expression poétique du mystère métaphysique de
l'être lui -même. Bien entendu,ainsi qu'il le rappelait à
son disciple Frauenstadt,la Volonté ,même écrite avec une
majuscule ne saurait être assimilée à l'Absolu dans la
philosophie de Schopenhauer.
|
|