III, 3/ Une gnose libératrice mais
limitée
la parenté avec le gnosticisme.
Schopenhauer est fameux pour son pessimisme que l'on juge souvent
provoquant et méchant,faisant de lui un misanthrope
neurasthénique,une figure du ressentiment. De ce fait,nous oublions de
voir le courage et l'audace que comporte en elle, l'idée d'une possible
remise en question de la valeur de la vie elle-même. Descartes
s'était demandé si nous n'étions pas la proie d'un mauvais
démiurge et de cela,les anciens gnostiques de l'antiquité en
étaient intimement convaincu. Mouvement plutôt atypique,qui s'est
plutôt fait connaître par ses détracteurs,étant par
nature une tradition orale et secrète , il se trouve au carrefour de
plusieurs influences,le gnosticisme représente une tentative de conjurer
et de vaincre le mal;lequel n'est pas accidentel mais bien consubstantiel
à la création. Schopenhauer partage avec eux un pessimisme
radical qui dont il a pris connaissance par l'intermédiaire de
Clément d'Alexandrie,père de l'Église et farouche opposant
des gnostiques : « Ce livre(livre III des Stromates Clément),est
dirigé contre les gnostiques,qui enseignèrent précisement
le pessimisme et l'ascèse,notamment l'enkrateia(l'absence de toute
espèce et satisfaction sexuelle) »37. Schopenhauer partage les vues
d'un des maîtres du gnosticisme concernant l'incompatibilité de
l'Ancien et du Nouveau testament. En effet ,le premier se distingue par un
historicisme,un attachement à un peuple et une terre élus ,en
contradiction avec la révélation de Jésus dont le royaume
n'est pas de ce monde. Du reste ,la
plupart des gnostiques,estiment que ce sont eux les
chrétiens authentiques,car le sauveur est venu précisement nous
inciter à nous détourner du monde et de la création. La
cosmologie gnostique peut-être fort complexe et fantaisiste avec ses
cieux multiples,sept sphères gardées par des archontes,dieux
jaloux qui retiennent les âmes prisonnières du monde crée
inférieur. Ce qu'il faut retenir,c'est que le gnostique ne se sent pas
dans son élément dans le monde manifesté,qui est le
produit d'une déchéance, et qui comme tel ,nous expose à
la souffrance : « le monde est un repaire de bêtes sauvages »
et aussi « l'angoisse et la misère accompagnent l'existence comme
la rouille couvre le fer »38. Il faut néanmoins tenir compte du
contexte historique et de l'oppression sociale qu'ont pu connaître les
gnostiques de l'époque:mutation de l'empire romain et formation d'une
église chrétienne officielle et concrète. Le gnosticisme
possède aussi son génie,son élu,son être spirituel
prédestiné à recevoir l'initiation et la
délivrance. La connaissance consiste justement à
reconnaître l'étincelle divine en nous et à la
libérer;sans principe semblable chez Schopenhauer,mise à part
l'image de « l'oeil du monde »,on peut se demander comment est
possible la connaissance dans ce cas? La grande originalité d'un certain
gnosticisme,réside dans son dépassement de la morale;fort d'une
connaissance « secrète »qui le situe à part d'un monde
mauvais,l'initié doit aussi être par delà le bien et mal.
Cet antinomisme a été érigé en système par
Carpocrate et ses disciples : «:si le commun des mortels est obligé
de plonger dans toutes sortes d'existences avant d'épuiser sa
dette,l'homme supérieur lui se sauve en accomplissant du premier coup
toutes les actions..Le Carpocratien ira plus loin que Jésus dans la voie
de l'affranchissement:il s'affranchira de toute loi humaine,foulera aux pieds
la distinction du bien et du mal »39. Sur ce point ,Schopenhauer reste
parfaitement classique et n'exploite pas toutes les ressources que son
système pouvait offrir et reste prisonnier d'une morale de la
pitié et de la compassion ;seul Nietzsche tentera d'approcher la
périlleuse contrée de l'amoralisme. Sur un plan
gnoséologique ,le mystère de l'objectivation de la Volonté
reste entier. Le Monde témoigne que Schopenhauer est un remarquable
« chroniqueur » de la vie et des hommes mais finalement ,il n'est pas
en mesure de donner une réponse ultime(il ne peut franchir l'interdit
kantien) : « Après toutes mes explications,on pourrait par exemple
demander encore:quelle est l'origine de cette volonté,qui est libre de
s'affirmer,affirmation dont le phénomène est le monde,ou de se
nier,négation dont le phénomène nous est inconnu? Quelle
est la fatalité,située au delà de toute
expérience,qui a acculé cette
volonté à l'alternative hautement contrariante
où elle doit se
phénoménaliser comme monde dominé par la
souffrance et par la mort,soit nier sa propre essence?Ou encore:qu'est-ce qui a
poussé la volonté à quitter le repos éternellement
préférable du néant bienheureux ? »40 Schopenhauer ne
parvient pas à trouver la réponse que seule
certainement ,dans ce cas,peut être apportée par
l'expérience mystique,une expérience spirituelle qui se passe
bien entendu des concepts de Dieu et de l'âme. La certitude de le la
valeur de l'expérience intérieure repose sur le témoignage
des mystiques : « C'est ici que la mystique procède positivement,et
au delà de ce point,il n'y a donc plus rien d'autre que la mystique
»41 et Schopenhauer de citer les pages de la littérature
spirituelle universelle,des Upanishads à Saadi en passant par Boehme.
Mais c'est surtout dans le bouddhisme et le quiétisme qu'il trouve
l'expression la plus parfaite de sa doctrine de l'affranchissement de la
volonté : « Et dans le Manuel of Buddhism de Spencer Hardy,p258,le
Bouddha parle ainsi:mes disciples rejettent la pensée que ceci est
« je»ou ceci est « mien »Mais de façon
générale,si l'on fait abstraction des formes suscitées par
les circonstances extérieures,et que l'on va au fond des choses,on
trouvera que Shâkyamuni et Maître Eckhart professent la même
doctrine.. »42. Les ascètes et les mystiques de toutes les
traditions illustrent la doctrine de la négation de la volonté
mais Schopenhauer ne passera pas sa vie dans la pure contemplation. Il est
aisé d'oublier ou de méconnaître qu'il existe un jeune
Arthur d'avant le Monde,et qui pourtant,vit l'intensité d'une
expérience intérieure qui va conditionner certainement toute se
vision ultérieure .
La conscience meilleure .
.Le « but » de la vie est entraperçu mais semble
inatteignable ,ainsi dans une note de Weimar en 1815: « Pour participer
à la Paix de Dieu (c'est à dire pour le surgissement de la
conscience meilleure)il est exigé que l'homme cet être accidentel
,fini, de rien,soit quelque chose de tout autre,qu'il ne soit plus du tout mais
conscient de lui en tant que quelque chose de tout autre...c'est le pas
difficile,la tâche insoluble dans la vie et résolue seulement par
le secours de la mort -qui en soi résout non la folie mais le
phénomène de celle-ci, le corps ».43 Schopenhauer ,un peu
plus tôt a cependant nettement conscience que l'expérience
mystique est ce qui s'offre à l'homme afin de l'emporter hors de la
finitude : « En nous tous est en effet présente une faculté
mystérieuse et merveilleuse,celle de nous retirer dans la partie la plus
intime de nous-même,hors de l'altération qu'implique le temps,et
de recouvrer notre ipseité après l'avoir
dépouillée
de tout ce qui est venu s'y ajouter de l'extérieur,afin
d'intuitionner l'éternel en nous.. »44 A ce moment là ,le
philosophe parle d'intuition intellectuelle ,philosophie et mystique se
conjuguent comme l'expression la plus achevée de l'expérience
humaine,l'objectivation de la Volonté débouchant sur
l'étonnement dans sa plus grande pureté théorique,et sur
ce que Schopenhauer appelle alors « la conscience meilleure ».Cette
connaissance si illuminante soit-elle ,ne saurait être
érigée en méthode régulière d'accès
au suprasensible,une incursion dans l'inconnu,une irruption dans un monde
intemporel et non -ordinaire. Schopenhauer s'oppose sur ce point aux
philosophes Fichte et Schelling,qui souhaiteraient « apprivoiser
»cette conscience meilleure ,et de ce fait,la ramener au simple rang de la
conscience empirique. Dans son commentaire de Philosophie und religion(1804) de
Schelling,Schopenhauer montre sa fidélité à la critique
kantienne en affirmant que l'entendement ne peut avoir le privilège de
connaître l'Absolu : « ..là où il (Schelling) devrait
dire : « ici commence le domaine de l'entendement et là celui de la
conscience meilleure »,il écrit à la place,par exemple, p 62
: « En Dieu ,le sujet est l'objet,l'universel est le particulier
»,propositions que l'entendement ne parvient jamais à
penser.. »45 et de la même façon , «
Fichte a continué à tenir les lois de l'entendement pour absolues
»46 .Les écrits de jeunesse de Schopenhauer montrent que le
philosophe a fait une expérience métaphysique
déterminante,révélation d'une conscience différente
de celle du monde ordinaire , empirique,de ses limites et de sa finitude :
« Mais la conscience meilleure en moi m'élève à un
monde qui ne connaît ni personnalité ni causalité,ni sujet
ni objet. Mon espoir et ma foi ,sont que cette conscience meilleure
(supra-sensible ,supra-temporelle) devienne la seule »47 . C'est bien dans
cette expérience mystique non-duelle que Schopenhauer va trouver toute
l'intuition de son grand ouvrage car la révélation de la
possibilité d'une conscience supérieure renvoie du même
coup à l'irréalité et à l'absurdité de ce
monde. A partir de ce moment décisif de sa vie intérieure,le
penseur va se consacrer à la philosophie et ne dévient pas un
saint et un pur contemplatif. Il sait le travail qui lui revient et la
tâche à accomplir. A la fin de cet ouvrage tardif,Les aphorismes
sur la sagesse dans la vie,publié la première fois à Paris
chez Alcan en (1887),Schopenhauer termine l'ouvrage sur une interrogation,celle
qui l'aura motivé toute sa vie et qui est l'essence même de
l'interrogation métaphysique : « ..c'est de l'Orcus que tout
vient,et c'est là qu'a déjà été tout ce qui
a vie en ce moment:si seulement nous étions capables de comprendre le
tour de passe-passe par lequel cela se pratique!alors tout
serait clair ».48 Le philosophe ne parvient pas à une
sagesse absolue et les Aphorismes est un livre sur l'art de vivre ,un retour au
sens commun,presque au bon sens populaire .Schopenhauer y vante les
mérites de la gaieté,de la santé et de l'importance de la
condition physique ,de la prépondérance de ce que nous sommes sur
ce que l'on a,de la valeur des loisirs intellectuels .Sagesse et
destinée convergent ; tout dépend de notre nature car le milieu
n'exerce pas ,sur notre caractère immuable,une influence
déterminante. Si la bonne nature peut avoir sa petite part de
bien-être ,Schopenhauer nous rappelle au début de cet ouvrage que
la vie n'est pas faite pour le bonheur.
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