B. La dignité humaine, approche nouvelle de
l'article 21 de la Constitution indienne
C'est par l'effet d'une interprétation ingénieuse
que le juge indien va donner aux
98
99NIVARD (C.) La justiciabilité des droits
sociaux: étude de droit conventionnel européen, op. cit.
p.114
100Notre traduction de « We have used it
because it is our intention that even when there are circumstances which
prevent the Government, or which stand in the way of the Government giving
effect to these Directive principles, they shall, even under hard and
unpropitious circumstances, always strive in the fulfilment of these Directives
... Otherwise it would be open for any government to say that the circumstances
are so bad, that the finances are so inadequate that we cannot even make an
effort in the direction in which the Constitution asks us to go » in
KOTHARI (J.) « Social Rights and the Indian Constitution »,
op. cit., p.3
101ROBITAILLE (D.), « Section 3. La
justiciabilité des droits sociaux en Inde et Afrique du Sud », op
cit, p.159
102 What Price for the Priceless?: Implementing the
Justiciability of the Right to Water, op. cit. , p. 1080.
26
DESC la possibilité d'être invocable
devant les tribunaux malgré l'article 37 de la Constitution. Selon
C. Nivard, l'injusticiabilité de principe des DESC fait
naître un écran entre l'individu et le droit, mais aussi entre le
droit et le juge interprète103 illustre avec justesse la
situation délicate dans laquelle se trouve le juge indien. Ne pouvant se
saisir directement des principes consacrés dans les DPSP, le juge va
utiliser un autre détour. Il faut dès lors remarquer que la
reconnaissance du droit à l'eau emporte deux difficultés dans la
présente situation : ce dernier n'est reconnu explicitement par aucun
texte indien. Le juge l'a parfois découvert dans l'article 39(a) de la
Constitution et l'article 47 qui consacre le droit à des moyens de
subsistance et le droit à la santé 104; d'autrefois
dans l'article 39(b) de la Constitution comme part du droit à un
environnement sain et à la protection des ressources105.
Ainsi, la reconnaissance du droit à l'eau est malaisée. Une
seconde difficulté tient, comme nous l'avons vu, à ce que
l'article 37 retire au juge toute possibilité de reconnaître sa
compétence sur les principes consacrés par les DPSP.
Pour reconnaître le droit à l'eau et plus
largement les DESC, la Cour suprême va mobiliser une technique
d'interprétation qu'elle dégage dans l'arrêt Maneka
Gandhi vs Union of India10fi : la théorie de
l'émanation.
C'est l'arrêt de principe Francis Coralie
Mullin107 qui sera l'assise de toute la jurisprudence relative
aux DESC. Dans cet arrêt fondamental, la Cour suprême
déclara
Le droit à la vie comprend le droit de vivre avec
dignité et tout ce qui va avec, à savoir, les premières
nécessités de la vie comme le droit à une alimentation
adéquate, le droit à l'habillement et à un logement
décent, et des structures pour la lecture, l'écriture et
l'expression de soi même sous diverses formes, se mouvoir librement, le
partage et la communauté avec les autres êtres humains ; l'ampleur
et les composantes de ces droits dépendra de l'étendu du
développement économique du pays mais il doit , quoiqu'il en soit
, inclure les premières nécessités de la vie et le droit
d'exercer ses activités constitue l'expression la plus réduite de
l'humain lui-même108
'03NIVARD (C.) La justiciabilité des droits
sociaux: étude de droit conventionnel européen, op. cit.
p.128
'04 L'article 39(a) de la Constitution indienne «
that the citizens, men and women equally, have the right to an adequate
means to livelihood; » ; l'article 47 de la Constitution indienne
« The State shall regard the raising of the level of nutrition and the
standard of living of its people and the improvement of public health as among
its primary duties and, in particular, the State shall endeavour to bring about
prohibition of the consumption except for medicinal purposes of intoxicating
drinks and of drugs which are injurious to health »
105 L'article 39 (b) de la Constitution indienne « that
the ownership and control of the material resources of the community are so
distributed as best to subserve the common good «
1061978 SCR (2) 621
1071981 SCR (2) 516
1081bid, notre traduction de «
The right to live includes the right to live with humain dignity and all
that goes with it, namely, the bare necessaries of life such as adequate
nutrition, clothing and shelter and facilities for reading, writting
27
C'est le lien entre la dignité humaine et le droit
à la vie qui est important dans cet arrêt. La dignité n'est
pas reliée ici à la question de l'ordre public, mais au fondement
même des droits de l'Homme, elle est « le socle sur lequel est
construit la philosophie des droits de l'Homme et partant, le droit des droits
de l'Homme » selon B. Matthieu109 qui définit encore la
dignité comme l'essence de l'Homme. L'arrêt Francis Coralie
Mullin insiste alors sur la consubstantialité du droit à la
vie et la dignité humaine. Alors que le droit à la vie, droit
principalement civil et politique est associé à une
liberté puisque la Constitution indienne dispose « nul ne peut
être privé de sa vie ou sa liberté personnelle,
excepté dans le cadre de la procédure établie par la loi
»110, la Cour Suprême ajoute ou modifie le fondement du
droit à la vie, donc des droits de l'Homme et ainsi participe à
la relecture contemporaine des droits de l'Homme. Selon C. Nivard, «
l'individu était avide de liberté (c'est à dire «
L'Homme » concerné par les droits civils et politiques), la
personne l'est désormais aussi de dignité »111.
Dans cet arrêt, les DESC cités, qualifiés de «
premières nécessités de la vie » par la Cour
Suprême fondent la dignité de la personne humaine. On peut y
comprendre le droit à l'alimentation, au logement, à un
habillement décent et bien sûr, le droit à l'eau. Le
fondement nouveau sur lequel repose désormais le droit à la vie
va permettre à la Cour suprême de solliciter la théorie de
l'émanation et d'intégrer tous les DESC.
Puisque les DESC sont nécessaires (voire
intrinsèques) au respect de la dignité humaine, la Cour va en
réalité mobiliser le concept d'indivisibilité bien qu'elle
ne l'évoque pas directement dans ses arrêts. Le principe juridique
d'indivisibilité des droits humains repose en effet sur le principe
philosophique d'indivisibilité de la nature humaine112.
Ainsi, si les droits civils et politiques sont l'armure de l'individu face
à l'arbitraire du pouvoir, les DESC forment sa protection
vis-à-vis de sa dépendance envers la nature selon X.
Dijon113. L'indivisibilité doit être distinguée
de l'indissociabilité, de la complémentarité et de
and expressing onefself in diverse formes, freely moving
about and mixing and commingling with fellow human beings ; The magnifitude and
components of this right would depend upon the extent of economic development
of the country but it must, in any view of the matter, includes the bare
necessities of life and also the right to carry on such functions and activites
as constitute the bare minimum expression the human self »
109MATHIEU (B.), «
Pour la reconnaissance des principes « matriciels »,
Dalloz, 1995, p.211
10L'article 21 de la Constitution indienne «
personne no person shall be deprived of his life or personal liberty except
according to procedure established by law »
111NIVARD (C.) La
justiciabilité des droits sociaux: étude de droit conventionnel
européen, op. cit. p.55
112Ibid, p.75
13DIJON (X.), Droit naturel, t.1, PUF, 1998,
p.262
28
l'interdépendance des droits de l'Homme car ils ne
forment pas l'indivisibilité mais en émanent. Dans l'arrêt
State of Kerala & Anr v. N.M. Thomas la Cour statua
La Cour doit lire avec intelligence les principes directeurs
de la partie IV en lien avec les droits fondamentaux de la partie III, aucune
des parties n'étant supérieures à l'autre. Dans ce cas, le
principe de complémentarité, traitant les deux parties comme
fondamentales, permet de renforcer la suprématie [des droits] 114
Dans cet extrait, la Cour Suprême applique et
reconnaît le principe d'indivisibilité des droits sociaux. Il
deviendra un instrument utile à la reconnaissance du droit à
l'eau. Ainsi dans l'arrêt Unnikrishnan, le juge Jeevan Reddy
déclare :
Les dispositions des parties III et IV sont indissociables et
complémentaires l'une avec l'autre et ne sont pas exclusives l'une
contre l'autre ; et les droits fondamentaux sont des moyens de réaliser
le but
inscrit dans la partie IV. 115
Les droits civils et politiques et les DESC participent
à la protection intégrale de la dignité humaine à
différent degré mais avec la même intensité. P.
Meyer-Birsch estime que le principe d'indivisibilité doit être
perçu comme la nécessité de définir,
d'interpréter et de faire respecter les droits des différentes
catégories simultanément et en tenant compte à la fois des
interactions et des différences de nature'. « Les soi-disant droits
fondamentaux seraient dénués de sens et ne vaudraient que le
papier sur lequel ils sont inscrits pour ceux dont les besoins essentiels ne
sont pas comblés »117 constatait le Premier Ministre
Nehru. Par voie de conséquence, la porte était ouverte pour que
la Cour puisse reconnaître le droit fondamental à l'eau.
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