A. L'émergence de la justiciabilité des
droits sociaux dans le contexte juridique indien
La Constitution of India entrée en vigueur en
1950 a été qualifiée de « révolution sociale
» 89notamment parce que certains auteurs ont pu voir à
travers elle l'institution d'un nouvel ordre économique et
social90. En effet, la partie IV de la Constitution contient les
Directives principes of State Policy (DPSP) conçu comme un
véritable « transformatory
88N'YARD (C.) La justiciabilité des droits
sociaux: étude de droit conventionnel européen, op. cit.
p.175 89KOTHARI (J.) « Social Rights and the Indian
Constitution », op. cit., p.1
90lbid p.2
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agenda »91 ayant pour vocation de
déterminer la direction politique que devait prendre les gouvernements
successifs de l'État indien. Les DPSP reflètent alors
les préoccupations qui animèrent les débats des
Constituants en 1947.92 Non seulement soucieux d'assurer leur
indépendance politique vis-à-vis du régime colonial qui
avait alors prévalu, ces derniers s'inquiétèrent
également des disparités entre classe, caste, genre et religion
approfondies lors de la période coloniale. Ainsi si la Constitution
indienne est d'inspiration libérale, elle instaure cependant un
État « socialiste >>.93 Ainsi au sein des DPSP on
retrouve le droit à des moyens de subsistance et le devoir de
l'État d'améliorer la santé ainsi que le niveau de vie des
citoyens.
Les débats autour de la normativité des DESC
furent âpres entre les Constituants. Ainsi dans lors des premières
phases de l'élaboration, certains principes contenus dans les DPSP
étaient originalement présents dans la partie III de la
Constitution faisant référence aux droits
fondamentaux.94 Parmi les Constituants, Munshi, Ambedkar, Shah et
Rau plaidèrent pour la pleine normativité des DPSP. Les
détracteurs quant à eux faisait référence à
la nature des droits sociaux qui, pour reprendre les mots de
Bossuyt95, nécessitait une intervention de l'État
contrairement aux droits civils et politiques pour lesquels son abstention
suffisait.96 Le contexte politique de l'époque faisait alors
craindre que les individus ne puissent pas bénéficier dans
l'immédiat de ces DESC dans la mesure où leur réalisation
était conditionnée à l'existence d'infrastructures et
corrélée par des moyens financiers hors de la capacité du
jeune État indien. Afin de répondre à cette
préoccupation, Ambedkar soutenu par Shah proposera de mettre en place
une date limite à l'issue de laquelle, les droits deviendraient
invocables par les justiciables97. Cependant, les Constituants,
poussés au compromis ne reconnurent pas d'effet obligatoire aux DESC.
Distincts de la partie III de la Constitution consacrant les droits
fondamentaux, les DPSP sont privés de toute justiciabilité par
l'article 37 de la Constitution qui prévoit
91lbid .Notre traduction « agenda de
transformation » p.2
92Ibib, p. 3 93lbid, p. 3
94Jbid, p.3
95BOSSUYT (M.), « La distinction entre les
droits civils et politiques et les droits sociaux et culturels » Revue des
droits de l'Homme, 1975, vol VIII, 4 p.791
96KOTHARI (J.) « Social Rights and the Indian
Constitution », op. cit., p.4
' Notre traduction de l'article 37 de la Constitution indienne
« Application of the principles contained in this Part The provisions
contained in this Part shall not be enforceable by any court, but the
principles therein laid down are nevertheless fundamental in the governance of
the country and it shall be the duty of the State to apply these principles in
making laws
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Les dispositions contenues dans cette partie ne doivent pas
avoir d'effet contraignant devant les tribunaux, mais les principes qui y sont
prévus sont néanmoins fondamentaux pour l'orientation politique
du pays et il est du devoir de l'État d'appliquer ces principes dans
l'élaboration des lois.98
Ainsi, les DPSP sont entendus comme les grandes orientations
qui doivent gouverner les politiques étatiques. Sur ce point, nous
pouvons faire le rapprochement avec la qualification qui a pu être
donnée aux DESC : ils sont dit « droit programmatiques
»99. L'idée sous-jacente serait que les DESC n'accordent
pas de droits subjectifs aux individus mais des obligations pour les
États de suivre et d'adopter des programmes d'action dans le but de
réaliser les DESC concernés. Cette idée est
prégnante dans l'article 37 et elle est réitérée
par le remarque de Ambedkar. A propos de l'article 38 qui impose à
l'État de mettre en oeuvre les DPSP, il dit que
Nous l'avons utilisé (le mot "s'efforce") car il est de
notre intention que, même lors de circonstances empêchant le
gouvernement de donner effet à ces principes directeurs, même en
cas de circonstances difficiles et peu appropriées, l'État
s'efforce toujours à assurer le respect de ces directives. Autrement, il
serait permis à tout gouvernement de dire que les circonstances sont
trop difficiles, que les finances sont insuffisantes au point de ne pas pouvoir
faire l'effort de respecter les orientations que la Constitution nous commande
de suivre 100
Ainsi, il s'agit d'obligations vis à vis de
l'État et non pas de droits invocables pour les individus.
Selon le mot de D. Robitaille, sans le vent de changement que peut apporter
l'interprétation judiciaire, les dispositions de la Constitution peuvent
rester sans vie sous le coup du statut quo101. Quittant son
formalisme et son positivisme qui avaient prévalu lors de ces
premières années d'existence, le juge indien va mobiliser les
principes régissant l'interprétation pour servir son activisme
audacieux, faisant de lui l'un des système judiciaire les plus
activistes du monde.102
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