C) La justiciabilité du droit à l'eau en
droit indien
Si le cadre juridique indien semble judicieux pour y consacrer
une étude sur la justiciabilité du droit à l'eau c'est que
« le droit à l'eau n'y a jamais été aussi
développé [par rapport aux autres ordres juridiques] tant il ne
lui a jamais été aussi nécessaire »69.
Comme nous l'avons déjà évoqué, le droit à
l'eau existe en droit indien grâce à l'interprétation
judiciaire. De nombreux travaux ont alors cité le cas indien comme un
modèle de justiciabilité du droit à l'eau.70
C'est la raison pour laquelle il est intéressant d'analyser plus
profondément les mécanismes de la justiciabilité indienne
afin de comprendre et peut être de nuancer les enthousiasmes.
1) Le contexte juridique et juridictionnel particulier de
l'Inde
Il existe une réelle difficulté pour le droit
à l'eau en Inde d'émerger au niveau national. En effet, l'Inde
est un État fédéral : le pouvoir central y est
nommé « Union » et l'État fédéral
constitué de 29 États et territoires. La Constitution divise les
compétences
66ROMAN (D.) «L'opposabilité des
droits sociaux », op. cit., p. 35
67Ibid, pp 35-36
68KOTHARI (J.) «Social Rights and the Indian
Constitution », 2004 (2) Law, Social Justice & Global
Development
Journal (LGD), p.1-2
69What Price for the Priceless?:
Implementing the Justiciability of the Right to Water, op. cit. , p.
1079.
70 Ibid, pp 1079-1088
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entre le Parlement de l'Union indienne (Union of India)
et les assemblées législatives des États. Selon
l'article 245 de la Constitution indienne', le Parlement élabore et
adopte les lois pour l'ensemble du Pays tandis que les assemblées
législatives des États voient leur compétence
limitée à leur territoire. La répartition des
compétences est faite en fonction de trois listes'. La première
liste nommée « Union list » du septième annexe
de la Constitution rassemble les domaines où le Parlement indien
à une compétence exclusive dans l'élaboration des lois ;
la deuxième liste nommée « State list »
opère la même distinction au regard des domaines où
les États sont les seuls à pouvoir légiférer. La
troisième liste « concurrent list »
énumère les sujets sur lesquels la compétence est
partagée entre le Parlement et les Assemblées législatives
des États. En ce qui concerne la question de l'eau, l'entrée 17
de la liste II du septième annexe de la Constitution indienne' donne
compétence aux États de l'Union pour légiférer en
la matière. Cependant, cette entrée fait référence
à l'entrée 56 de la liste I74 selon laquelle, en cas
de dispute entre États sur ces questions, le Parlement indien peut
adopter une loi pour le règlement de tout différend. En outre,
dans un souci de décentralisation du pouvoir, le 73ème et le
74ème amendement75 prévoit la création de
Panchayats76 responsables des instructions relatives au
nettoyage et rétablissement des sols et des eaux souterraines par les
pollueurs. En raison de cette complexité, la répartition des
compétences sur la question en Inde est considérée comme
particulièrement subtile et difficile à appréhender. Si
l'on y ajoute les différentes législations étatiques, cela
devient un véritable « mille-feuille »
particulièrement complexe à défricher77.
Cependant le point commun entre ces différentes législations
c'est qu'aucune d'entre elles ne consacre de droit à l'eau.
Dans ce cadre la saisine du juge peut se révéler
particulièrement complexe pour les
71 L'article 245 de la Constitution indienne
«Extent of laws made by Parliament and by the Legislatures of States. (1)
Subject to the provisions of this Constitution, Parliament may make laws for
the whole or any part of the territory of India, and the Legislature of a State
may make laws for the whole or any part of the State »
72 L'article 246 de la Constitution contient le
« seventh schedule » qui définit la répartition de
compétences entre l'Union et les États.
73 Entrée 17 de la liste II (State list)
« Water, that is to say, water supplies, irrigation and canals, drainage
and embankments, water storage and water power subject to the provisions of
entry 56 of List I. »
74 Entrée 56 de la liste I (Union list)
« Regulation and development of inter-State rivers and river valleys to
the extent to which such regulation and development under the control of the
Union is declared by Parliament by law to be expedient in the public
interest.
75The Constitution (Seventy-third amendment) Act, 1992
; The Constitution (Seventy-fourth amendment) Act,1992
76 « Conseil local de très ancienne
tradition dans les villages du Népal et de l'Inde, chargé du
développement rural », Larousse
77CULLET, Philippe. Right to water in India
plugging conceptual and practical gaps, op. cit. p. 61
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justiciables. Le système juridictionnel indien est
grandement hérité du colonialisme britannique. Il existe au sein
de chaque État des systèmes deux classes de juridiction, à
savoir les juridictions subordonnées et les juridictions
supérieures que sont les Cours supérieures des États et la
Cour Suprême78. Pour plusieurs raisons, nous écarterons
l'étude des jugements des juridictions subordonnées : leur
étude serait intéressante mais fastidieuse et les jugements ne
sont pas toujours traduit en langue anglaise. Les Cours supérieures des
États (ci après les Hautes Cours) connaissent en appel des
affaires jugées par les cours subordonnées de leur État
respectif. Mais « la partie importante du travail de ces cours consiste
à traiter les requêtes qui leur sont directement
présentées pour atteinte aux libertés fondamentales ou
pour illégalité d'une décision d'une institution publique
»79. La Cour Suprême est la plus haute juridiction de
l'Inde. La Cour suprême « dispose d'une compétence exclusive
pour les litiges entre l'Union indienne et les États ou entre plusieurs
États ». Son interprétation de la Constitution est
considérée comme celle qui prévaut et elle peut donc
effectuer un contrôle de constitutionnalité (judicial review)
en raison de laquelle la Cour « peut invalider aussi bien des actes
du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif qu'elle estime
contraires aux dispositions et à l'ordonnancement de la Constitution,
à la répartition des pouvoirs entre l'Union et les États
ou en opposition avec les droits fondamentaux des citoyens garantis par la
Constitution »80. Ainsi, elle a pu être
considérée comme « la gardienne des droits fondamentaux
»81puisqû à travers l'article 32 « elle a un
pouvoir d'injonction (sous la forme de writs) pour le respect des
droits fondamentaux
garantis dans la IIIe partie de la Constitution de l'Inde
»82 . Elle a également une fonction de cour d'appel et
de dernier ressort pour toutes les matières « elle peut recevoir
les appels dirigés contre les décisions des Hautes Cours des
États de l'Union dans les matières civiles, pénales et
constitutionnelles. Elle a le pouvoir spécial, selon l'article 136 de la
Constitution, de recevoir en appel les décisions de tout tribunal ou
cour, ce qui est une compétence qui alimente la grande part du travail
de la Cour aujourd'hui »83. Ainsi « le droit
énoncé par la
78ANNOUSSAMY, David. la Justice en Inde. les
Cahiers de 1"IHEJ. Paris-França: Institut des Hautes Études sur
la Justice, 1996. p. 4-5
79lbid, p 5.
80MENON Madhava (N.), La Cour suprême de
l'Inde : statut, pouvoir juridictionnel et rôle dans la gouvernance
constitutionnelle, Cahiers du Conseil constitutionnel n° 27 (Dossier :
Inde), janvier 2010, p.2
81Ibid, p.2 82Jbid, p.2 83Ibid,
p.2
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Cour suprême a autorité sur tous les tribunaux
à l'intérieur du territoire de l'Inde »84. Le
juge indien ( terme par lequel nous faisons référence à la
Cour Suprême et aux Hautes Cours) possède donc un pouvoir
important dont va dépendre grandement la reconnaissance du droit
à l'eau.
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