2) La difficile reconnaissance de la justiciabilité
des droits économique, sociaux et culturels
Le droit à l'eau dans cette étude est un droit
compris comme un droit humain. Selon F. Sudre, les droits de l'Homme doivent
être entendus comme « les droits et les facultés assurant la
liberté et la dignité de la personne humaine et
bénéficiant de garanties institutionnelles»49.Un
certain nombre de débats ont été soulevés autour de
la question de l'appartenance des droits économiques, sociaux et
culturels (DESC)à la catégorie des droits de
l'Homme50. La question est importante car le défaut
d'appartenance à cette catégorie les prive d'une
justiciabilité. Bien que les DESC connaissent un intérêt
grandissant au sein de la doctrine étrangère - notamment indienne
- et internationaliste51, la doctrine française
s'intéresse assez peu à cette question. Elle fait en effet une
distinction de nature entre les droits civils et politiques qui seraient de
réels droits humains et les DESC relégués au rang de
droits de « seconde classe »52. Malgré la
homogénéité que fait laisser croire la controverse, la
notion de DESC est assez complexe à appréhender. Sous plusieurs
acceptions, on retrouve les termes de « droits sociaux », «
droits économiques et sociales », « droits économiques,
sociaux et culturels » cette dernière expression consacrée
ayant la faveur des organes des Nations-Unies est celle que nous utilisons par
souci de clarté. Derrière ses différentes appellations,
les DESC sont compris comme « l'ensemble des droits de l'homme relatif aux
domaines sociaux et économiques »53ce qui en
réalité ne permet pas préciser le contenu de ces droits.
Ils sont également désignés sous la formulation de droit
de deuxième génération54. C'est parfois par
leur contenu matériel qu'ils sont conçus, étant les droits
de la matière sociale dont l'objet serait la correction des injustices
sociales55. En réalité, il n'existe pas aujourd'hui de
classification satisfaisante, ainsi la définition des droits sociaux
relèvent d'une prise de position56. Nous choisissons
d'adopter la définition de J. Kothari selon laquelle les DESC sont
« ces droits qui protègent les besoins
nécessaires à la vie ou qui fournissent les fondements d'une
qualité de vie satisfaisante. Les DESC peuvent être
également définis comme des prétentions vis à
vis
49SUDRE (F.), Droit européen et
international des droits de l'homme, PUF, 10e édition, p.13
so ROMAN (D.), «La justiciabilité des droits
sociaux ou les enjeux de l'édification d'un État de droit social
», op. cit.
51NIVARD (C.) La justiciabilité des droits
sociaux: étude de droit conventionnel européen, op. cit.
p.4
'What Price for the Priceless?: Implementing the
Justiciability of the Right to Water, Harvard Law Review,
120(4),2007, p. 1075.
53NIVARD (C.) La justiciabilité des droits
sociaux: étude de droit conventionnel européen, op. cit.
p.149
'Ibidem.
"Ibidem.
56KOTHARI (J.) «Social Rights and the Indian
Constitution », 2004 (2) Law, Social Justice & Global
Development
Journal (LGD), p.1
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de l'État d'obtenir la réalisation de certains
besoins économiques et sociaux afin de mener une vie
satisfaisante. Ces prétentions sociales ont
été définies par Amarty Sen qu'il qualifie de «
droits essentiels »57.
Dans ce cadre, nous comprenons donc le droit à l'eau en
ce qui est nécessaire à la vie. Ainsi une distinction est
opérée entre ces deux catégories de droits en tant que
leur nature même serait différente. Les droits civils et
politiques détiendraient la qualité de «
droit-liberté »58, leur réalisation se traduisant
principalement par une abstention de l'État. Par opposition, les DESC
seraient des « droits-créances » car leur réalisation
nécessiterait une intervention de l'État59. Ainsi, ce
fut l'un des nombreux arguments avancés afin d'affirmer que les DESC ne
sauraient être de réels « droits de l'Homme
»60. Ces derniers seraient soumis à une « clause de
conditionnalité »61 c'est à dire la mise en
oeuvre de ces droits par l'État, ils ne seraient donc pas absolus ne
pouvait être consacrer qu'à une certaine époque et dans un
certain contexte. Selon Jean Rivero
La satisfaction des pouvoirs d'exiger suppose, de fait, un
certain niveau de développement. Beaucoup plus que la mise en oeuvre des
libertés, elle est étroitement dépendante des ressources
dont l'État peut disposer, ce qui accuse encore le caractère
virtuel et relatif de ces droits. Ainsi libertés et créances ne
relèvent pas, en ce qui concerne leur mise en oeuvre, des mêmes
techniques juridiques.6z
Ainsi, la doctrine française a-t-elle admis
l'incompétence du juge en matière de DESC et
l'injusticiabilité de ces derniers63. Il semble que
la catégorisation des droits soient dépassée et ne
satisfasse pas à appréhender l'évolution actuelle des
droits humains' C. Nivard a pu développé l'existence d'une
différence de degré entre les différents droits humains
bien plus qu'une différence de nature65. Les obligations
liées à la réalisation des DESC sont certes plus complexes
à mettre en oeuvre, raison pour laquelle elles sont affectées
d'une clause de progressivité selon l'expression de D. Roman et que les
obligations de l'État, dans ce cadre, doivent s'entendre en termes
d'obligations de moyen et non pas de résultat. Mais le mode de
réalisation de ces obligations ne sauraient être de
57Ibid. Notre traduction de « those
rights that protect the necessities of life or that provide for the foundations
of an
adequate quality of life. Social rights may also be defined
as claims against the state to have certain basic social and
economic needs of life satisfied. These social claims have
also been defined by Amartya Sen (1999) as basic
entitlements»
58ROMAN (D.) «L'opposabilité des
droits sociaux », Informations sociales 4/2013 (n° 178), p.
34
59Ibid, p. 34
60lbid, p.34
61rbid
'ROMAN (D.), «La justiciabilité des droits
sociaux ou les enjeux de l'édification d'un État de droit social
», op. cit.
63RIVERO J., 2003, Libertés publiques,
Presses universitaires de France (Puf), coll. « Thémis »,
pp. 90-91
ROMAN (D.) «L'opposabilité des droits sociaux
», op. cit., p. 35
65NIVARD (C.) La justiciabilité des droits
sociaux: étude de droit conventionnel européen, op. cit.
p.64
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nature à « disqualifier » les DESC de leur
appartenance aux droits de l'Homme. La distinction de nature fondée sur
la teneur des obligations a de plus été remise en cause par la
doctrine internationaliste des droits de l'Homme`. En effet, cette
dernière a dégagé des obligations étatiques ne
tenant plus à l'action positive et négative de l'État dans
son rapport aux droits de l'Homme, réductrice et partiellement
incorrecte mais en vertu d'une conception transversale à travers le
triptyque de l'obligation de respecter, protéger et
réaliser67. Il faut rappeler que ce discours doctrinal est
particulièrement propre à la France, et que les doctrines
étrangères notamment indiennes n'ont pas les mêmes
réticences68. Ainsi, dans le cadre de notre étude, si
nous utilisons les termes d'obligations négatives et positives de
l'État, nous préférons nous inspirer toutefois de
l'obligation en trois temps que nous avons précédemment
présenté pour étudier les effets de la
justiciabilité du droit à l'eau. Si la doctrine indienne est
beaucoup plus souple que la doctrine française a cet égard ; elle
résume aussi l'enjeu de la présente étude.
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