§2 L'indispensable formalisation explicite du
droit à l'eau dans l'ordre juridique indien, source de sa
justiciabilité.
La justiciabilité du droit à l'eau ne peut
être assurée par le fait du juge seul. En raison de la carence de
légitimité normative formelle dans l'ordre juridique indien, le
droit à l'eau est imparfaitement protégé et justiciable.
De nombreux auteurs appellent une « constitutionnalisation »
du droit à l'eau à l'instar de l'Afrique du Sud (A) mais la
reconnaissance législative du droit à l'eau pourrait être
une avancée suffisante. Cependant aux vues des dernières
réformes des politiques sur l'eau de l'État central, la
perspective paraît difficile à envisager (B)
A. Les avantages de la « constitutionnalisation
»
C'est à travers la reconnaissance explicite du droit
à l'eau dans la Constitution que ce dernier pourra être
protégé et pleinement justiciable. A cet égard, la
comparaison avec le modèle sud-africain est éclairant : par
ailleurs, les systèmes sud-africain et indien sont traditionnellement
comparés en ce qu'ils consacrent à l'eau un important niveau de
justiciabilité.1
L'Afrique du Sud est régie par l'une des constitutions
les plus progressistes du monde' en ce sens qu'elle reconnaît les droits
civils et politiques comme les droits sociaux économiques et de plus
consacre leur justiciabilité. Cette dernière prévoit que
chaque personne en Afrique du Sud a le droit à un accès suffisant
en nourriture et en eau en
'What Price for the Priceless?: Implementing the
Justiciability of the Right to Water, op cit p. 1075.
36zlbid, p. 1083
91
fonction de la capacité concrète de
l'État à les fournir. Il est à noter que la constitution
requiert de l'État qu'il respecte, protège et réalise tous
les droit de Charte des droits, y compris les droits sociaux
économiques. Par rapport au système indien, il y a plusieurs
avantages à s'inspirer du cas sud-africaine qui confère une
assise constitutionnelle du droit à l'eau permettant sa pleine
justiciabilité. En premier lieu, la consécration explicite du
droit à l'eau dans le texte de la Constitution permet au pouvoir
judiciaire de connaître légitimement de la violation du droit
à l'eau et de faire peser sur l'État des obligations positives
sans crainte d'outrepasser ses prérogatives. Elle seule permettrait
d'assurer la protection pleine et entière du droit à l'eau en
faisant un droit fondamental bien défini et autorisant le juge à
en connaître légitimement. La protection du droit à l'eau
est d'autant plus grande donc qu'elle n'est pas soumise à une
interprétation jurisprudentielle susceptible de revirement et qui pour
conférer une définition large du droit à l'eau conduit
à son imprécision et in fine, le difficile dégagement
d'obligations notamment positives vis-à-vis de l'État.
L'inscription du droit à l'eau dans la Constitution obligerait
l'État à des obligations de moyen vis à vis du droit
à l'eau. De même si le droit impose des devoirs à
l'État, corrélativement il en définit également ses
limites. La formulation juridique sud-africaine de ce droit est
particulièrement intéressante sous cet angle. Ainsi elle requiert
de l'État de prendre « des mesures législatives et autres
mesures raisonnables dans la mesure de ses ressources »363.
Cette approche permet à l'État de mettre en oeuvre
progressivement le droit à l'eau sans exigence qu'il aille
au-delà de ses ressources disponibles. L'apport important de la
justiciabilité sud-africaine c'est que tandis que les juges n'ont pas
à définir et à créer un droit à l'eau qui
déjà est juridiquement protégé, leur fonction se
limite au contrôle du caractère « raisonnable » des
politiques de mise en oeuvre du droit à l'eau.364 Ainsi, le
contrôle du juge se limiterait à l'évaluation des
«obligation[s] fondamentale[s] minimum de réaliser le droit
à l'eau»365 pour reprendre le vocabulaire du CoDESC En
effet, il est certain que la difficile réalisation du droit à
l'eau la subordonne à « une réserve du possible » pour
reprendre D.Roman366. C'est donc dans une démarche
progressive que s'inscrit la réalisation du droit à l'eau qui
n'est cependant pas synonyme de vagues
363Ibid, p. 1083
36`Ibid, p. 1083
'Point 17, Observation générale n°15
366ROMAN (D.), «La justiciabilité des
droits sociaux ou les enjeux de l'édification d'un État de droit
social »,op cit,
2012
92
objectifs, d'obligations « virtuelles » ou
d'aspirations. L'OG n°15 rappelle que « certes le Pacte
prévoit la réalisation progressive des droits qui y sont
énoncés mais il n'en impose pas moins aux États parties
diverses obligations avec effet immédiat »367. Ainsi la
reconnaissance justiciable du droit à l'eau permet au juge de s'assurer
que l'État respecte l'obligation fondamentale minimum qui permet de
protéger les besoins essentiels liés à l'eau. Rappelons
que « comme un absolu minimum, le droit à l'eau autorise chacun
à avoir accès à une quantité essentielle d'eau
saine pour les besoins personnels et domestiques dans l'intention de
prévenir la déshydratation et la maladie »368.
Ainsi le juge sud-africain a pu affirmé la justiciabilité du
droit à l'eau dans un arrêt de principe South Africa vz
Grootboom369. La Cour reconnu la justiciabilité des
droits sociaux tout en y précisant le rôle du juge vis-Avis. Elle
décida que l'État devait prendre des mesures législatives
et autres mesures raisonnables en fonction de ses ressources pour aboutir
à la réalisation de ce droit. Ainsi
Les droits socio-économiques sont expressément
inclus dans la Déclaration des droits ; il ne peut pas être dit
qu'ils existent seulement sur le papier. L'article 7 (2) de la Constitution
impose à l'Etat de « respecter, protéger, promouvoir et
réaliser les droits dans la Déclaration des droits » et les
tribunaux sont constitutionnellement tenu de veiller à ce qu'ils soient
protégés et réalisé. Ainsi donc la question n'est
pas de savoir si les droits socio-économiques sont justiciables en vertu
de notre Constitution mais de savoir comment les appliquer en l'espèce.
Il s'agit d'une question difficile qui doit être soigneusement
étudiée au cas par cas. 3'0
Pour faire suite à ses développements, une
tentative indienne de « constitutionnalisation » du droit à
l'eau eu lieu en 2002. La National Commission to Review the Working of the
Constitution (NDRWC) dans ses recommandations porta un projet d'amendement
visant à constitutionnaliser le droit à l'eau.
La Commission recommande qu'après l'article 30-C
proposé, qu'un article suivant puisse être ajouté comme
l'article 30-D :
'Point 17, Observation générale n°15
368Point 17, Observation générale
n°15
"Government of the Republic of South Africa and Others y
Grootboom and Others (CCT11/00) [2000] ZACC 19; 2001 (1) SA 46; 2000 (11) BCLR
1169 (4 October 2000)
370Notre traduction de « Socio-economic rights
are expressly included in the Bill of Rights ; they cannot be said to exist on
paper only. Section 7(2) of the Constitution requires the State « to
respect, protect, promote and fulfil the rights in the Bill of Rights »
and the courts are constitutionnaly bound to ensure that they are protected and
fulfilled. The question is therefore not whether soio-economc rights are
justiciable under our Constitution ; but how to enforce them in a genuine case.
This very difficult issue which must be carefully explored on a case-by-case
basis. »
93
« Article 30-D. Le droit à l'eau, à la
prévention de la pollution, à la conservation de
l'écologie et au développement durable. -
Chaque personne a droit -
(a) à l'eau potable
(b) à un environnement qui n'est pas dangereux pour la
santé ou le bien être de chacun ; et
(c) à un environnement protégé, pour le
bénéfice des générations actuelles et futures
[...]
Il faut saluer cette initiative tout en notant cependant les
défauts d'une telle formulation. La démarche
intégrée dans cette recommandation est ignorée : le droit
à l'eau n'est pas un droit social et la NDRWC ne reconnaît pas un
droit à l'approvisionnement mais bien un droit à l'eau potable ;
selon nous, cette recommandation s'inspire de la jurisprudence environnementale
de la Cour consacrant un droit à l'eau basée sur une approche du
droit au développement et inspirée de la Conférence de Rio
; ainsi la définition reste lacunaire puisqu'il n'est pas certain
qu'elle prenne en compte la notion d'approvisionnement. C'est encore une
conception très étendue et élargie du droit à l'eau
qui se risque à de nombreux écueils déjà connus de
la formulation du droit à l'eau par le pouvoir judiciaire. Cependant, la
reconnaissance dans la Constitution aurait été une étape
décisive de sa justiciabilité et aurait permis au juge de
dégager des obligations positives vis-à-vis de l'État plus
abouties. Malheureusement ces recommandations ne furent pas entendues par le
gouvernement et le projet de « constitutionnalisation » du
droit à l'eau est depuis restée lettre morte.
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