Section 2 : Les limites rencontrées par le juge dans
la mise en oeuvre de la justiciabilité du droit à l'eau.
En ce qui concerne la justiciabilité du droit à
l'eau, il est certain que le juge a été idéalisé
dans son rôle. Son activisme a pu être inspirant ; cependant, son
action est nécessairement limitée (§1) ; la
justiciabilité n'est pas le seul fait du juge doit être
également permise par l'Etat (§2)
§1 -- Entre légitimité et
compétence, les limites de la justiciabilité par le juge
Le commentaire de P.Peresboom introduit parfaitement les
enjeux et la question de la place du juge
Les arguments à propos de la façon dont
l'activisme du pouvoir judiciaire devrait être et la méthode et
les principes d'interprétation constitutionnelle appropriés ne
peuvent être réglés en faisant appel aux exigences d'une
faible règle de droit et se forment en partie sur la croyance d'une
compétence judiciaire. Par exemple les tentatives de magistratures
activistes pour faire face aux inégalités sociales par
l'interprétation des dispositions relatives aux droits
économiques et sociaux ont globalement conduit à des critiques
sur le fait que cette règle de droit est compromise en Inde et aux
Philippines. Bien que ces dispustes se produisent également dans le
cadre de l'interprétation large des clauses relatives aux droits civils
et politiques, ils donnent souvent lieu à des préoccupations
supplémentaires concernant la compétence judiciaire en ce
qu'elles impliquent des décisions d'allocation de ressources dont les
meilleurs gestionnaires sont sans le législatif et l'exécutif.
'
L'importance qu'a joué le juge indien dans la mise en
oeuvre de la justiciabilité du droit à l'eau n'est pas en effet
sans poser de question tant sur la légitimité de son action (A)
que sa compétence (B)
A. Le système indien de justiciabilité du
droit à l'eau, la remise en cause de la légitimité du juge
C'est particulièrement sur la question de la légitimité du
juge à définir des
sa' Notre traduction de «Arguments about how activist
the judiciary should be and the proper method and principles of constitutional
interpretation cannot be settled by appealing to the requirements of a thin
rule of law alone and will tun in part on one's belief about judicial
competence. For instance attempts by activist judiciaries to adddress social
inequities by interpreting economic rights provisions broadly have led to
complaints that rule of law is being undermined in India and the Philippines.
While such dispustes also occur in the context of interpreting broad clauses
regarding civil and political rights, they often give rise to additional
concerns about judicial competence in that hey involve ressource allocation
decisions arguably best left to the legislative and executive » in
PEERENBOOM (R.), Human Rights and Rule of Law: What's The Relationship?
Geo. J. Intl L., 2004, vol. 36, p. 809.
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obligations positives vis-à-vis de l'État que
s'est concentré le débat. Les critiques font écho à
celles de la nature injusticiable des DESC. En effet, la grande
imprécision de la définition du droit à l'eau dans la
jurisprudence indienne et donc de ses obligations corrélatives fait
craindre l'empiétement du juge sur les prérogatives du
Législateur.Cependant, même au sein des partisans des DESC, des
inquiétudes se sont élevées concernant la mise en
fragilité de la séparation des pouvoirs et le risque de
glissement du contrôle du juge vers un contrôle plus politique que
judiciaire. Ainsi « le juge, qui ne bénéficie d'aucune
légitimité démocratique au sens où il n'a pas
été désigné par le peuple, outrepasserait donc son
rôle en intervenant dans ce domaine. Réapparaissent en toile de
fond le principe séculaire de séparation des pouvoirs et de
« gouvernement des juges »348
Comme nous l'avons constaté, les techniques
d'interprétation utilisées par le juge pour élargir la
portée de l'article 21 de la Constitution offre à ce dernier un
pouvoir très important, lui permettant de redessiner la
séparation entre le pouvoir judiciaire et législatif voire
d'usurper les prérogatives politiques du législateur en ordonnant
aux gouvernements de consacrer des montants spécifiques pour la
réalisation du droit à l'eau. Selon E.W. Vierdag de tels
agissements feraient du juge un organe politique. En effet, le juge pourrait
alors ordonner au Législateur les mesures à adopter pour
réaliser le droit à l'eau et les critiquer. Par conséquent
cela reviendrait à porter atteinte à « la
souveraineté parlementaire en matière d'initiative
législative »349 Cependant le pouvoir du juge n'est pas
un pouvoir politique. En témoigne le fait que les juges ne sont pas
élus démocratiquement. Le pouvoir judiciaire ne peut donc
prétendre à la même légitimité que le
Parlement dans l'expression de la loi. Par ailleurs dans l'arrêt
Bandhuva Mukti Morcha v. Union of India la Cour Suprême
reconnaît elle même cette limite
La Constitution comprend une importante séparation des
pouvoir de l'Etat entre le législatif, l'exécutif et le pouvoir
judiciaire. Bien que la séparation ne soit pas précisément
délimitée, ses limites sont généralement reconnues.
Les limites peuvent être déterminées à partir du
texte écrit de la Constitution, des conventions et la pratique
constitutionnelle, et à partir de l'ensemble de l'éventail des
décisions judiciaires. 35°
348NIVARD (C.) La justiciabilité des
droits sociaux: étude de droit conventionnel européen, op. cit.
p.142
349VIERDAG «The Legal Nature of the Rights
guaranteed by the International Covenant on Economic, Social and Cultural
Rights », Netherlands yearbook of international law, vol.9,1978. p.93
3s° Notre traduction de « The Constitution
envisages a broad division of the power of state between the legislature, the
executive and the judiciary. Although the division is not precisely demarcated,
there is general acknowledgment of its limits. The limits can be gathered from
the written text of the Constitution, from conventions and constitutional
practice,
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Il reste cependant que cette critique soit à
relativiser bien que la préoccupation soit sérieuse. L'activisme
judiciaire en matière de droit à l'eau est limité et n'a
pas mené le juge à franchir la limite ténue de la
séparation des pouvoirs si ce n'est la découverte du droit
à l'eau dans la disposition de la Constitution bien qu'en tant
qu'interprète authentique de cette dernière on puisse
tempérer cette affirmation. Dans le cadre de la justiciabilité du
droit à l'eau, le juge a dégagé des obligations
essentiellement négatives. Par ailleurs, dans le cas Narmada Bachao
Andolan l'opinion majoritaire soutint
Si une décision politique donnée a
été prise, qui n'est pas en conflit avec une loi ou malafides, il
ne sera pas dans l'intérêt public d'exiger de la Cour qu'elle
aille enquêter sur ces domaines qui sont les
fonctions de l'exécutif 351
Aussi D. Annoussamy constate que la séparation des
pouvoirs en Inde lui est particulière puisque « la
séparation des pouvoirs n'est nulle part rigoureusement
réalisée »352. Par conséquent « La
Cour suprême a acquis un rôle direct dans le domaine
législatif, cela pour pallier la carence du Parlement qui n'a pas le
temps de s'occuper des problèmes qui n'ont pas une valeur
électorale immédiate » 353; l'Exécutif s'en remet
également au judiciaire déléguant les affaires
particulièrement polémiques
Cette sorte d'abdication été très bien
décrit par la Cour elle même dans un jugement relatif aux emplois
réservés dans la fonction publique, en ces termes : « Il
s'agit de questions sociales, constitutionnelles et légales de nature
complexe au sujet desquelles la société est profondément
divisée et qui pourraient être résolues de façon
plus satisfaisante par le processus politique ; mais il en est autrement, la
décision a été reléguée à la Cour, ce
qui montre à la fois la répugnance de l'exécutif à
se saisir de ces questions brûlantes et aussi la confiance mise dans le
pouvoir judiciaire.
Quoiqu'il en soit D. Robitaille lors de son étude sur
la justiciabilité des droits sociaux en Inde observe que « La Cour
indienne [...] a choisi d'intervenir lorsque les politiques publiques
affectaient particulièrement les besoins et les droits des personnes
vivant dans des conditions très difficiles. Au delà de ce genre
de circonstances, il semble que les juges constitutionnels ne soient pas
prêts à remettre en question les choix politiques du
and from an entire array offudicial decisions. » in
1984 SCR (2) 67
351 Notre traduction de «If a considered policy
decision has been taken, which is not in conflict with any law or is not
malafides, it will not be in public interest to require the court to go in to
and investigate those areas which are the
functions of the executive » in AIR 2000 SC 3751
352ANNOUSSAMY, David. la Justice en Inde. les Cahiers
de 1"IHEJ, op. cit. p. 23 353lbid, p.25
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Législateur »'.
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