CHAPITRE 2 : LES OBSTACLES AFFECTANT LA
JUSTICIABILITÉ DU DROIT À L'EAU
L'obligation de réaliser le droit à l'eau est
un des aspects justiciables majeurs de ce droit.
Malheureusement en Inde, elle est mal reconnue par la jurisprudence (Section
1). Le rôle du juge est crucial pour la justiciabilité du droit
à l'eau. Si celui-ci a accepté sa compétence, il est
nécessairement limité tant que l'Inde ne reconnaîtra pas
textuellement un droit à l'eau dans son ordre juridique (Section 2)
Section 1 : La difficile concrétisation de
l'obligation de réaliser le droit à l'eau
La justiciabilité du droit à l'eau ne saurait
être pleinement réalisée si n'y était pas compris la
question de sa réalisation. A l'échelle indienne, si le juge a
développé une obligation positive relative au droit à
l'eau (A.) celle si reste imprécise et le juge est limité dans sa
marge d'intervention (B.)
§1 -- La relative portée de l'obligation
positive d'approvisionnement en eau dégagée par le juge
Les obligations positives, qui nécessitent donc
l'intervention de l'Etat sont les obligations les plus difficiles à
contrôler pour le juge.315 Par simplification de langage, nous
avons voulu entendre dans ce paragraphe l'obligation positive comme
l'obligation de réaliser ou de mise en oeuvre du droit à l'eau.
L'obligation de protéger possède également un aspect
positif en ce que l'État doit prendre les mesures nécessaires
pour empêcher l'interférence des tiers mais nous l'écartons
volontairement pour nous concentrer sur une question plus discutée.
Certains auteurs voient dans le droit indien la réalisation pleine et
entière du triptyque proposé par l'OG n°15 de respecter,
protéger et mettre en oeuvre.316 Mais sur cette
dernière obligation, les opinions divergent. Si certains auteurs
reconnaissent
314ANPARTHIL (A.), Nageur union launches
world-wide campaign against water privatization, Times of India, 28
décembre 2015
315NIVARD (C.), « Section 3. Le droit à
l'alimentation », La Revue des droits de l'homme, 2012, 251
316WINKLER, (I). Judicial enforcement of the
human right to water--case law from South Africa, Argentina and India. Law,
2008.
77
l'existence d'une obligation positive créée par
le juge à l'adresse de l'État, d'autres émettent des
réserves. De manière générale, il y a quelques
difficultés quant à savoir si le droit à l'eau est assorti
d'une obligation positive justiciable en droit indien. Tout d'abord une telle
obligation n'est pas reconnue par la Cour Suprême. Il est vrai que dans
l'arrêt AP Pollution Control Board II vs Prof M. V. Nayudu la
Cour dégage « il est du devoir de l'Etat en vertu de l'article 21
de fournir une eau saine et potable à ses citoyens. »317
citant notamment la Conférence Mar Del Plata de 1977
Tous les Hommes, quelque soit leur stade de
développement et leurs conditions économiques et sociales, ont le
droit d'avoir accès à une eau potable en quantité
suffisante équivalente à leurs besoins essentiels.
Cependant l'arrêt en question concernant la pollution
des réservoirs d'eau raison du manquement de l'État à son
obligation de protéger. Il s'agit de la même situation dans
l'arrêt Hamid Khan vs Madhya Pradesh puisque dans le contexte la
fuite de gaz menant à la catastrophe industriel de Bhopal avait
également polluée les sols et les nappes phréatiques
empoisonnant la population qui consommait cette eau. L'obligation
d'approvisionnement en eau de l'État se comprend alors comme
l'obligation de préserver les points d'approvisionnement en eau des
citoyens. Pas de les approvisionner stricto sensu. Ensuite la
jurisprudence développée autour de l'approvisionnement en eau est
difficile à interpréter. Tout d'abord parce qu'elle n'est le fait
que des Hautes Cours des États et n'a donc pas reçu la
consécration de la Cour Suprême. Ensuite parce que les
décisions quoique dans le même contexte se différencient
les unes des autres.
Afin d'apporter un éclairage sur cette question, nous
solliciterons l'OG n°15. Ainsi selon l'OG n°15
L'obligation de mettre en oeuvre se décompose en
obligation de faciliter, de promouvoir et d'assurer. L'obligation de faciliter
requiert de l'État qu'il prenne des mesures positives pour aider les
particuliers et les communautés à exercer le droit à
l'eau. L'obligation de promouvoir requiert de l'État partie qu'il
mène des actions pour assurer la diffusion d'informations
appropriées sur l'utilisation hygiénique de l'eau, la protection
des sources d'eau et les méthodes propres à réduire le
gaspillages. Les États parties sont également tenus de mettre en
oeuvre ce droit lorsque des particuliers ou des groupes sont incapables, pour
des raisons échappant à leur contrôle de l'exercer eux
mêmes avec leur propre moyen. 318
31' Notre traduction de « a duty on the State under Article
21 to provide clean drinking water to its citizens » 318Point
25
78
C'est à la lumière de ce commentaire qu'il est
opportun d'analyser la jurisprudence relative à l'eau. Le
réalisation du droit à l'eau dans la jurisprudence indienne se
comprend principalement comme l'approvisionnement en eau potable et salubre des
citoyens sans que la formule ne soit vraiment détaillée. La Haute
cour de Justice de Allahabad fut l'initiatrice dans son arrêt, S. K.
Garg vs State of Uttar Pradesh319. Après avoir
rappelé les fondements juridiques du droit à l'eau tiré s
de la jurisprudence de la Cour Suprême, la Cour conclut
Nous émettons l'avis que le droit d'obtenir de l'eau
fait partie du droit à la vie garantie par l'article 21 de la
Constitution mais une importante part des citoyens d'Allahabad sont
privés de ce droit. 320
Elle développe alors l'idée selon laquelle qu'il
est nécessaire pour la réalisation du droit à l'eau qu'il
existe un droit pour les citoyens d'obtenir de l'eau. A partir de ce
raisonnement elle dégage implicitement l'obligation pour l'État
de fournir en eau la population. C'est la raison pour laquelle elle ordonna de
réparer les puits tubulaires existants et les pompes manuelles en panne
dans le délai d'une semaine ainsi que de mettre en place des
contrôles réguliers pour s'assurer de la potabilité de
l'eau. De plus, la Cour créa pour l'occasion un comité d'experts
auxquels elle enjoint de trouver des solutions pour permettre
l'approvisionnement en eau des habitants de la ville le plus rapidement
possible.
Dans l'affaire Gautam Uzir vs Gauhati
municipality321 la Haute Cour de Gauhati rappela que
Il est de la responsabilité de la municipalité
d'approvisionnement en eau potable en quantité suffisante qui être
salubre et potable. En fin de compte, l'Etat doit aussi se préoccuper de
ce besoin premier et essentiel du public.'
La Cour consacre explicitement une obligation positive de
fourniture d'eau potable à l'encontre de l'Etat. En l'espèce la
municipalité n'ignorait pas qu'un tel devoir lui incombait. En revanche,
la municipalité fait état de ses finances ne lui permettant pas
de répondre de son obligation
3192 UPLBEC 1211
329Ibid.Notre traduction de « In our
opinion the right to get water is part of the right to life guaranteed by
Article 21 of the Constitutions but a large section of citizens of Allahabad
are being deprived of this right. »
321 1999(3)GLT110
322Ibid. Notre traduction «It is the
responsibility of the Corporation to supply sufficient drinking water, which
should also be clean and drinkable. Ultimately, the State has also to be
concerned about this primary and essential need of the public. »
79
Que le déposant demande de prendre en
considération que la municipalité est bien consciente de ses
devoirs à l'égard des citoyens eu égard à
l'approvisionnement en eau potable au, mais en raison de ses contraintes
financières, elle ne pouvait pas augmenter la taille de l'usine
existante.'
La Cour rejette l'argument basé sur l'absence de
ressources financières de la municipalité en raison de la
gravité de la violation faite au droit à l'eau.
Il n'est pas possible pour nous de croire que les
Répondants sont impuissants et continuant alors de fournir seulement un
tiers de l'eau requise et de plus, pas totalement salubre. 324
L'apport principal est cette notion d'obligation minimum qui
pèserait sur l'État. Ainsi, bien que le droit à l'eau
doive être réalisé en prenant évidemment en compte
la disponibilité des ressources de l'État, la
responsabilité de ce dernier est engagée dès lors qu'il
n'attend pas cette obligation minimum. Un rapprochement peut être
établit avec l'OG n°2 du CoDESC
Pour qu'un État partie puisse invoquer le manque de
ressources lorsqu'il ne s'acquitte même pas de ses obligations
fondamentales minimum, il doit démontrer qu'aucun effort n'a
été épargné pour utiliser toutes les ressources qui
sont à sa disposition en vue de remplir, à titre prioritaire, ces
obligations minimum'
En l'espèce, la Cour ordonnera à la
Municipalité de Gauhati de revoir ses plans de
financements afin de prioriser la fourniture d'eau pour les
citoyens de la ville.
La Haute Cour de l'Andhra Pradesh rejoint l'analyse de la
Haute Cour de Gauhati dans une décision cependant beaucoup plus
modérée. Dans l'arrêt Wasim Ahmed vs Governement of
Andhra Pradesh326, la Cour tout en reconnaissant le droit
à l'eau garanti par l'article 21 de la Constitution constate :
Il ne peut être nié que l'État est tenu de
fournir au minimum l'eau potable à tous ses citoyens, mais dans le
même temps, la disponibilité limitée des ressources en eau
ainsi que les ressources financières limitées ne peuvent pas
être ignorés. En tenant compte des ressources disponibles, le
problème devrait être abordé urgemment. En fait, le
problème doit être traité comme une question prioritaire
.327
323Ibid. Notre traduction «
That the deponent begs to state that the corporation is well aware about
its duties with regard to supply of drinking water to the citizens, but due to
its financial constraints, it could not augment its existing plant
»
3241bid. Notre traduction «
We feel that it may not be possible for us to believe that the Respondents
are helpless and shall continue to supply 1/3rd of the water required and that
too, not very clean. »
325 Point 37, Observation générale n°15
3262002(2)ALD264
327Ibid.Notre traduction de «There cannot
be any second opinion that the State is under obligation to provide atleast
drinking water to all its citizens, but at the same time, the limited
availability of the water resources as well as the financial resources cannot
be ignored. Within the available resources, the problem should be attended to
with utmost importance and promptitude. In fact, it should be treated as a
priority issue »
80
La Cour consacre le caractère relatif de l'obligation
de réaliser le droit à l'eau ; en ce sens, l'obligation
d'approvisionnement en eau potable n'est pas une obligation de résultat
mais une obligation de moyen. Cela met en lumière le caractère
progressif de l'obligation de réalisation droit à l'eau. Ainsi,
la Cour prend en compte la « conditionnalité »
328du droit à l'eau pour reprendre les termes de D.Roman,
c'est-à-dire la subordination de sa réalisation à l'aune
des ressources disponibles de l'Etat. L'obligation positive de l'Etat est donc
subordonnée à une « réserve du possible » 329
Pour autant que la requête édictée en
termes généraux et revendiquée par le requérant
soit concernée, il convient de garder à l'esprit que dans un
État ou plutôt un pays où la croissance de la population
est en proportion géométrique et les ressources naturelles ne
sont pas stagnantes, mais s'appauvrissent, il serait totalement utopique de
rendre la décision voulue par le requérant.
33°
C'est la Haute Cour du Kerala qui sera la plus
éloquente de l'obligation de l'Etat d'assurer l'approvisionnement en eau
dans l'arrêt Vishala Jochi Kudivello Samarkhana Samithi vs State of
Kerala331. En l'espèce, la partie Ouest de Kochi n'était pas
raccordée au réseau d'eau que les citoyens réclamaient
depuis plus de trente ans. Avec grand retentissement la Cour déclare
Tout gouvernement prolétarien ou bourgeois et à
plus forte raison, un Etat-providence dévoué à la cause de
l'homme ordinaire, est tenu de fournir l'eau potable à la population ce
qui devrait être le premier devoir de tout gouvernement. Lors de l'examen
des priorités par le gouvernement, l'approvisionnement en eau potable
devrait être sur le premier de la liste. Cependant, durant plus de trois
dernières décennies, les gouvernements successifs qui ont
gouverné cet Etat ont donné peu d'attention à la
nécessité d'approvisionner en eau potable des résidents de
Kochi Ouest. C'est une attitude cruelle et déplorable du gouvernement,
qui doit être dépréciée en termes très forts.
Nous avons aucune hésitation à conclure que la défaillance
de l'Etat à fournir de l'eau potable aux citoyens en quantité
suffisante équivaut à une violation du droit fondamental à
la vie consacré par l'article 21 de la Constitution indienne et une
violation des droits de l'homme. Par conséquent, chaque gouvernement,
qui a ses priorités, devrait donner de l'importance avant tout à
la fourniture de l'eau potable, même au prix d'autres programmes de
développement.332
328 ROMAN (D.), «La justiciabilité des droits
sociaux ou les enjeux de l'édification d'un État de droit social
», op. cit. 329Ibid.
33°So far as the relief in
general terms which was claimed by the petitioner is concerned, it should be
borne in mind that in a State or rather a country where growth of population is
in geometrical proportion and the natural resources are not only static but
depleting or made to deplete, it will be only utopian to issue a direction as
desired by the petitioner
3312006 (1) KLT 919
332Ibid. Notre traduction de « Any Government
whether proletarian or bourgeois and certainly a Welfare State committed to the
cause of the common man, is bound to provide drinking water to the public which
should be the foremost duty of any Government. When considering the priorities
of a Government, supply of drinking water should
81
La Cour dégage comme ses consoeurs l'obligation
essentielle que doit représenter pour l'Etat la fourniture du droit
à l'eau au point d'obliger l'Etat à le prioriser par rapport
à d'autres politiques de développement de la ville. En
vitupérant l'Etat elle lui rappelle son obligation de fournir de l'eau
en quantité suffisante.
L'arrêt Pani Haq Samiti & Ors. Vs. Brihan Mumbai
Municipal Corporation333 est un arrêt assez
intéressant en ce qu'il apporte une nouvelle précision ; la Haute
Cour de Bombay reconnaît certes que l'approvisionnement en eau potable
est une obligation de l'Etat et l'occupation illégale ne serait
constituer un motif de discrimination.
Comme le droit à la vie garanti par l'article 21 de la
Constitution de l'Inde comprend le droit à la nourriture et de l'eau,
l'État ne peut pas nier l'approvisionnement en eau à un citoyen
sur le fondement qu'il réside dans une habitation qui a
été érigée illégalement 334
Cette obligation dégagée par la cour fait
écho du principe de non-discrimination dégagée par l'OG
n°15 selon lequel :
Les zones rurales et les zones urbaines
déshéritées doivent disposer d'un système
d'approvisionnement en eau convenablement entretenu. [...] Les zones urbaines
déshéritées, y compris les établissements humains
non structurés et les personnes sans abri devraient disposer d'un
système d'approvisionnement en eau convenablement entretenu. Le droit
à l'eau ne doit être dénié à aucun
ménage en raison de sa situation en matière de logement ou de
point de vue foncier.5
Cependant étonnant, alors que la Cour oblige la
municipalité à approvisionner en eau potable les occupants des
bidonvilles illégaux, elle ajoute
Nous tenons à clarifier que tout mettant en oeuvre la
fourniture en eau potable des occupants des bidonvilles illégaux, la
municipalité peut prévoir que le paiement des redevances d'eau
sera à un tarif plus élevé que pour l'approvisionnement en
eau des constructions autorisées 336
Cet arrêt est en sens très curieux puisqu'elle
établit le principe de non discrimination
be on the top of the list. However, for the past more than
three decades, successive Governments who have ruled this State have given
scant attention to the need for potable drinking water of the residents of West
Kochi. This is indeed a callous and deplorable attitude of the Government,
which needs to be deprecated in very strong terms. We have no hesitation to
hold that failure of the State to provide safe drinking water to the citizens
in adequate quantities would amount to violation of the fundamental right to
life enshrined in Article 21 of the Constitution of India and would be a
violation of human rights. Therefore, every Government, which has its
priorities right, should give foremost importance to providing safe drinking
water even at the cost of other development programmes. »
333Pani Haq Samiti & Ors. Vs. Brihan Mumbai
Municipal Corporation & Ors., 2014
334Ibid. Notre traduction de « As the right to
life guaranteed under Article 21 of the Constitution of India includes right to
food and water, the State cannot deny the water supply to a citizen onthe
ground that he is residing in a structure which has been illegally erected
»
'Point 26, Obligation générale n°15
336Notre traduction de « We may also make
it clear that while making the provision to supply drinking water to such
occupants of illegal slums, the MunicipalCorporation may provide for payment of
water charges at a higher rate thanthe rate which is charged for water supply
to the authorized constructions»
82
à l'accès physique et non pas économique
de l'eau, ce qui apporte certes une précision sur la
compréhension du droit à l'eau mais semble s'éloigner de
la perspective de droit fondamental qu'il possède.
L'obligation positive de réaliser le droit à
l'eau en Inde pourrait donc se comprendre dans sa compréhension minimale
comme l'obligation d'un approvisionnement en eau salubre en quantité
suffisante. L'obligation reste très vague et les Cours ne
définissent pas davantage le contenu de cette obligation positive. Ainsi
l'obligation de réaliser le droit à l'eau semble être
créé ad hoc lorsque les Cours ont besoin de ce concept, sans
qu'elles ne prennent le temps d'en définir de façon
détaillée les obligations ; cela limite donc
considérablement la justiciabilité du droit à l'eau,
d'autant le que le juge est lui-même confronté à plusieurs
limites.
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