§2 -- Le phénomène de «
privatisation » en Inde : interrogation autour d'une potentielle atteinte
au droit à l'eau
La participation du secteur privé à la
fourniture et la gestion de l'eau potable est une préoccupation
primordiale en Inde. Un des obstacles nouvellement érigé à
l'approvisionnement en eau potable est la tendance pour certains États
de « privatiser » la distribution d'eau potable. La privatisation en
tant que phénomène juridique est en réalité, dans
le domaine de la distribution d'eau potable, un cas de figure
particulièrement rare et le terme est en réalité le plus
souvent mal employé.' Il sera utilisé dans notre commentaire
comme terme générique pour décrire la participation du
secteur privé (et notamment les grandes entreprises nationales et
multinationales) au service public de l'eau. Une illustration du conflit qui
peut exister entre le droit à l'eau et la participation du secteur
privé dans la gestion du service public de l'eau est
réalisée par la tentative de partenariat public-privé
(PPP) dans le cadre de la « privatisation » de la rivière
Sheonath300. En l'espèce un contrat de concession (type
construction-possession-exploitation-transfert) fut établit entre
l'État du Chhattisgarh et l'entreprise indienne Radius Water Ltd pour
vingt deux ans. Cela constitua le premier cas de « privatisation »
d'un cours d'eau en Inde. Dans le cadre du contrat de concession, Radius fut
autorisée à développer les potentialités des
ressources en eaux (notamment à travers la construction de barrage) sur
23 kilomètres de la rivière afin de permettre la fourniture d'eau
notamment d'un important centre industriel. Dans le cadre de ce contrat, les
habitants des rives de Sheonath se virent refuser le droit d'utiliser l'eau de
la rivière pour leurs besoins personnels ou pour l'irrigation. La
société civile engagea un PIL dans lequel les
requérants alléguaient la violation des articles 21, 47 et 48A,
respectivement le droit à l'eau, à la santé et à
l'environnement. Cependant, les mouvements sociaux furent si intenses que le
gouvernement de l'État décida de rompre le contrat. Toutefois
plusieurs rivières sont « privatisées » en Inde
désormais. Plusieurs raisons expliquent les tensions autour de la «
privatisation » des services d'eau. C'est notamment le statut de l'eau qui
est interrogé. En
2"MT IRTHY (S) «The human right (s) to
water and sanitation: history, meaning and the controversy over privatization
». Berkeley Journal of International Law, 2013, vol. 31, no 1.,
p.118
300Ibid.
73
effet, à moins que l'on ne considère que le
droit à l'eau en Inde est pleinement reconnu - c'est-à-dire non
susceptible d'être remis en question par des organes de l'Etat - il
existe de nombreuses hésitations autour de la définition du
statut de l'eau, ce qui a nécessairement des implications quant à
son régime juridique. En Inde, selon la jurisprudence de la Cour l'eau
relève des prérogatives de puissances publiques; la jurisprudence
de la Public trust doctrine le confirme. Elle est un bien social
commun et en vertu de ces différentes caractéristiques elle est
donc un droit humain. Mais ce statut n'est pas clairement défini et
seules certaines eaux semblent concernées, puisque l'eau souterraine des
nappes phréatiques relèveraient de la propriété
privée selon l'arrêt Hindustan Coca-Cola Beverages Ltd. vs
Perumatty Grama Panchayat. En outre les récentes réformes
politiques301 sur l'eau la définisse comme un bien
économique. La question de savoir si l'eau doit être
considérée comme un droit ou un besoin (un bien marchand de
première nécessité) fut le terreau de controverses. Un
besoin n'est pas un droit, il est une aspiration. Ainsi même
légitime, une aspiration ne fait pas naître d'obligations
juridiques à son encontre. C'est l'écueil dans lequel ne tombe
pas le droit à l'eau et c'est la raison pour laquelle cette notion a
été favorisée par rapport à celle de besoin, et que
les enjeux autour de sa reconnaissance sont si importants302.
Cependant cette controverse n'est le reflet que d'une autre inquiétude :
c'est l'accessibilité non pas physique à l'eau mais
économique. C'est donc la possibilité d'adjoindre une valeur
marchande à l'eau qui a grandement inquiété les partisans
du droit à l'eau. Ainsi, la Déclaration de la Conférence
internationale sur l'eau et l'environnement de Dublin en 1992303, a
pu énoncé dans son principe n°4 :
L'eau, utilisée à de multiples fins, a une
valeur économique et devrait donc être reconnue comme bien
économique
En vertu de ce principe il est primordial de reconnaître
le droit fondamental de l'homme à une eau salubre et une hygiène
adéquate pour un prix abordable. La valeur
économique de l'eau a été longtemps méconnue, ce
qui a conduit à gaspiller la ressource et à l'exploiter au
mépris de l'environnement. Considérer l'eau comme un bien
économique et la gérer en conséquence, c'est
ouvrir la voie à une utilisation efficace et à une
répartition équitable de cette ressource, à sa
préservation et à sa protection.
Le droit indien lui même n'est pas très clair
à propos des questions de tarification et
3o1CULLET, Philippe. Right to water in India
plugging conceptual and practical gaps, op. cit. p. 61
3021bid, p.62
"'Déclaration de Dublin, Conférence
internationale sur l'eau et l'environnement, 26 au 31 janvier 1992,
Environmental Policy and law, 1992
74
d'accessibilité économique, ce qui pourrait lui
être reproché tant le lien entre la pauvreté et l'eau est
solide. Cependant certains auteurs ont pu dire que ce n'est pas l'eau qui est
en elle même un bien économique : elle est un effet une ressource
naturelle gratuite. Ainsi, chacun a le droit de s'approvisionner auprès
des cours d'eaux et des eaux souterraines. Cependant, c'est la mise en service
de cette ressource, c'est à dire les prestations de service de
potabilisation et de distribution qui sont payantes305. La plupart
des instances internationales ont alors tenté d'adopter une position
neutre sur la question306. Le Rapporteur spécial sur le droit
à l'eau potable et à l'assainissement spécifia à
propos des acteurs non-étatiques que
Le droit à l'eau et l'opposition à la
participation du secteur privé sont fréquemment liés l'un
à l'autre. Cependant ces deux questions sont séparées. Les
droits de l'Homme sont neutres par rapport aux modèles
économiques en général et par rapport aux types de
services de fournitures particulièrement.307
Le CoDESC également adopta une position neutre ce qui
fut vivement critiqué par la doctrine partisane des DESC . Ainsi M.
Craven a pu dire
En laissant la question être réglée par
d'autres autorités, le Comité peut en fait contribuer à
une plus grande marginalisation de son public principal (les pauvres et les
démunis). 308
Car en effet le prix de l'eau reste l'enjeu principal (car pas
exclusif) de la privatisation des services d'eau. De manière
générale, le recours aux PPP dans les pays en
développement conduisent à une augmentation tarifaire qui peut
être discriminante pour les franges de la population ayant une
capacité économique faible. C'est la raison pour laquelle dans
son OG n°15, le CoDESC développe la notion d'accessibilité
économique qui doit être mise en oeuvre par les États.
Les États parties doivent veiller à ce que les
tiers qui gèrent ou contrôlent les services (réseaux
d'adduction d'eau, navires-citernes, accès à des cours d'eau,
à des puits, etc.) ne compromettent pas l'accès physique,
à un coût abordable et sans discrimination, à une eau
salubre de qualité acceptable,
304VINCENT (I.), « Le prix de l'eau pour les
pauvres : comment concilier droit d'accès et paiement d'un service ?
», Afrique contemporaine 2003/1 (n° 205), p. 122-123
"5 /bid, p.122-123
306MURTHY (S) «The human right (s) to
water and sanitation: history, meaning and the controversy over privatization
» op.cit.p. 120
"'Rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de
l'homme sur la portée et la teneur des obligations pertinentes en
rapport avec les droits de l'homme qui concerne l'accès équitable
à l'eau potable et à l'assainissement contractées au titre
des instruments internationaux relatifs aux droits de l'Homme,
A/HRC/6/3,16 août 2007, 21
30&Notre traduction de «by leaving the
matter to other agencies, the Committee may actually contribute to the further
marginalisation of its main constituency (the poor and the dispossed) » in
Craven (M.), Some thoughts on the Emergent Right to water, in:
Riedel, Eibe and Rothen, Peter, (eds.), The Human Right to Water. Berliner
Wissenschafts-Verlag
75
en quantité suffisante. Pour prévenir ce type de
violation, il faut mettre en place un système de réglementaire
efficace qui soit conforme au pacte et à la présente observation
générale et qui assure un contrôle indépendant, une
participation véritable de la population et l'imposition de sanction en
cas d'infraction. 309
Paradoxalement, il est établi que les personnes les
plus pauvres sont non seulement marginalisées des réseaux d'eau
potable mais de plus, elles paient souvent l'eau beaucoup plus cher que les
autres membres de la société.310 S'il ne semble pas y
avoir une contradiction inhérente entre la participation du secteur
privé et la réalisation du droit à l'eau, il est
nécessaire qu'un contrôle approfondi soit permis pour
déterminer si dans un cas donné la participation du secteur
privé entrave la réalisation du droit à
l'eau.311 Cependant la responsabilité de cette
réalisation repose à l'heure actuelle exclusivement sur
l'État, ce qui est à notre sens une grande limitation. Un courant
doctrinal marginal propose de définir des obligations similaires
à celles de l'État reposant sur les entreprises dont les
activités ont un lien avec l'eau, notamment les entreprises
impliquées dans la fourniture d'un service d'eau potable.312
Ainsi, l'entreprise aurait également une obligation de réaliser
le droit à l'eau potable qui s'exprimerait essentiellement à
travers la prise de mesures permettant l'accessibilité, la
disponibilité et l'abordabilité du droit à l'eau dans
leurs activités. Les fournisseurs peuvent en effet contribuer à
la réalisation du droit à l'eau notamment en assurant
l'abordabilité de leurs services (tant pour la connexion que les
coûts dus à la desserte) et en s'assurant que les objectifs de
recouvrement des coûts ne soient pas un obstacle à
l'approvisionnement d'une potable pour la population pauvre.313
Quoique cette proposition semble très difficile à réaliser
dans le contexte actuel et qu'elle est très loin d'être
partagée, elle reflète les préoccupations autour des
rapports de force entre les grandes entreprises et l'État, en raison de
la faiblesse de ce dernier et notamment ses difficultés à
contrôler efficacement l'activité des entreprises notamment
à l'eau de l'intérêt général. Le juge ne
s'est pas encore saisi de questions relatives à ces enjeux pour le droit
à l'eau qu'il s'agisse de contrats de délégations ou de
violations du droit à l'eau à raison de la participation du
secteur privé à la fourniture d'eau potable. Cependant, de
309
310Isabelle Vincent, « Le prix de l'eau pour les
pauvres : comment concilier droit d'accès et paiement d'un service ?
»,
op. cit., p. 125
3nlbid, p. 132
312LTENAR CERNIC (J.) Corporate Obligations Under
the Human Right to Water, op.cit, p.341-342
3131bid, p 341-342
76
nombreux membres de la société civile ont
déposé des PIL relatifs à ces questions314 ; il est donc
très probable que le juge soit prochainement amené à se
positionner sur ces questions.
|