Section 2 : Une interprétation du droit à
l'eau forgée dans le feu de l'activisme judiciaire, entrave à sa
cohérence
Selon D. Robitaille, la reconnaissance des droits
économiques et sociaux en Inde a été l'occasion d'un
véritable affrontement entre le pouvoir judiciaire et le gouvernement.'
Enjeu de luttes politiques, la cohérence du droit à l'eau s'en
est ressentie. Malheureusement, le juge et notamment la Cour Suprême n'a
pas réussi à élaborer un corpus juridique pertinent pour
asseoir le droit à l'eau. Le droit à l'eau est donc
particulièrement casuistique (§1) En outre, la méthode
d'interprétation actuelle qui a permis de dégager un droit
à l'eau de l'article 21 a contribué notamment à faire du
droit à l'eau un droit « secondaire » voire nécessaire
à la réalisation des autres droits, ce qui touche à sa
protection (§2).
§1 - Un droit casuistique résultant d'un
conflit politique
Le développement des DESC dans la jurisprudence
indienne sont à mettre en corrélation avec les circonstances
politiques de l'époque. La durée excessive de l'état
d'urgence entre les années 1975-1977 conduit à la suspension de
nombreuses libertés fondamentales'. Dans ces circonstances, la Cour
suprême est alors apparue comme la gardienne de la Constitution et de ses
droits fondamentaux150. C'est ainsi qu'elle va forger à
partir de 1976 un mécanisme permettant à tous les citoyens de
saisir le juge en assouplissant très largement la procédure de
saisine ainsi que les critères de l'intérêt légitime
à agir que que nous développons dans la section 1 du Chapitre 1
de la Partie II. Selon B. Rajagopal la Cour Suprême va alors changer son
attitude qu'il va théoriser sous le concept de « gouvernance
judiciaire »151. La légitimité
démocratique des institutions gouvernementales fut profondément
atteinte lors de cette épisode de l'Histoire indienne. S'opposant de
plus en plus fortement contre le gouvernement pour asseoir sa
légitimité auprès de la population indienne, la Cour
aurait alors développé une jurisprudence favorable notamment aux
DESC. C'est à cette occasion que son pouvoir d'interprétation de
la Constitution va devenir un pouvoir de peser dans le discours politique en
repoussant
148ROBITAILLE (D.), «Section 3. La
justiciabilité des droits sociaux en Inde et Afrique du Sud », op.
cit, p.163
149/bid, p.160
lsolbid, p 161
1" Notre traduction de «judicial governance » in
RAJAGOPAL (B.) Pro-human rights but anti poor? A critical
evaluation of the Indian Supreme Court from a social movement
perspective. Human Rights Review, vol. 8, no 3,2007.
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les limites et l'écran législatif. Selon Michel
Troper152, l'interprétation est une importante force
créatrice normative. Après l'illusion d'un juge qui ne serait que
la bouche du droit, la pratique interprétative fait du juge un
contributeur de la production du sens voire, comme c'est le cas en
l'espèce, un créateur de norme. En ce cas « il n'y a pas
d'autres signification que celle qui est attribuée par
l'interprète authentique quelque soit son contenu »153.
Par cette interprétation du texte, le juge s'éloigne de la
volonté initiale du législateur actuel en privilégiant
l'esprit du texte. C'est pourquoi la Cour a pu se reposer sur la volonté
des « pères fondateurs »154 pour justifier sa
nouvelle méthode d'interprétation. Bien que l'intention du
Constituant fusse assez claire comme nous l'avons développé, la
Cour légitima cette nouvelle phase d'activisme judiciaire à la
lumière du préambule et des DPSP : les «
pères fondateurs » avaient eu l'intention de faire de l'Inde une
démocratie socialiste et n'ignorait pas la pauvreté
déjà massive qui gangrenait l'Inde155. L'action (ou
plutôt l'absence d'action) du gouvernement aurait dès lors
violé l'esprit de la Constitution. Par conséquent, le contenu
normatif d'un texte ne se réalise que dans l'interprétation qui
en est faite par l'organe compétent, ce qui augmente le pouvoir du juge
indien'. Quoiqu'il en soit, la rivalité entre le pouvoir judiciaire et
le pouvoir exécutif est particulièrement palpable en Inde. Les
années 1990 furent également l'occasion pour le juge de se
prononcer en opposition avec les lois de privatisation émises par le
gouvernement - conséquences de la grave crise économique que
traversait alors l'Inde - en développant les DESC. Ainsi D. Robitaille
propose d'interpréter l'activisme du juge comme le désir de
rappeler à l'ordre et à l'esprit de la Constitution le
gouvernement dont l'action risquait d'être fort préjudiciable pour
les populations les plus pauvres et marginalisées157. Le
pouvoir judiciaire aurait alors développé une forme de «
réaction » vis-à-vis du gouvernement qui rompait avec le
modèle socialiste indien. Cependant, l'aspect politique de l'activisme
judiciaire n'est pas étranger au caractère casuistique du droit
à l'eau.
P. Cullet reconnaît le rôle majeur qu'a eu le juge
dans la reconnaissance d'un droit justiciable à l'eau". Cependant, il en
constate également les failles. Il est vrai que le
152TROPER (M.), La philosophie du droit, PUF, 2e
édition, Que sais-je ?, 2005, p.103
1531bid, p.101
154ROBITAILLE (D.), « Section 3. La
justiciabilité des droits sociaux en Inde et Afrique du Sud », op.
cit, p.163
1" /bid, p.160
156/bid, p. 164
157 NIVARD (C.) La justiciabilité des
droits sociaux: étude de droit conventionnel européen, op. cit.
p.179
1SsCULLET, (P.). Right to water in India plugging
conceptual and practical gaps. op. cit., p 62
36
contexte juridique de la reconnaissance du droit à
l'eau était particulièrement complexe. Néanmoins, le juge
indien n'a pas développé un contenu authentique pour assurer la
cohérence du droit à l'eau dans sa jurisprudence. C'est une des
raisons des critiques qui se sont élevées dénonçant
un droit à l'eau particulièrement casuistique sur la question de
l'approvisionnement en eau potable'. Le juge indien n'a pas su élaborer
une notion harmonieuse et convaincante du droit à l'eau. Ainsi, la
notion est incertaine autant que la possibilité, pour les justiciables
de saisir le juge sur la question et pour les cours inférieures de
développer le droit à l'eau au niveau de leur jurisprudence. B.
Rajagopal justifie la faible teneur des DESC développée par la
jurisprudence de la Cour Suprême en ce que cette jurisprudence fut
surtout l'occasion d'une compétition avec gouvernement1fi0.
D. Roman regrette également que le contexte politique soit
corrélé si fortement avec des prises de positions importantes du
juge dans de nombreux États, dont l'Inde. Ainsi, « la pression
politique a autorisé les juges à prendre des décisions
marquantes »161. Le juge intègre les DESC dans son
raisonnement, et ici, le droit à l'eau, mais cela est insuffisant pour
consacrer un réel droit à l'eau qui demande une effort
sérieux autour de la définition de son contenu matériel au
delà de sa simple reconnaissance formelle. Si le droit à l'eau
contient le droit à une eau salubre (qui sera développé
dans le Chapitre 2) et le droit à un approvisionnement en eau suffisant,
ces concepts sont manifestement imprécis jusqu'alors ; ainsi il n'est
pas permis de déduire un régime juridique du droit à l'eau
construit sur un corpus de règles claires et systématiques'.
Par opposition, l'OG n° 15 détaille le contenu
droit à l'eau. Il tire son assise normative de l'article 11 du PIDESC
qui prévoit le droit à un niveau de vie suffisant et ainsi «
ce catalogue de droits n'entendait pas être exhaustif. Le droit à
l'eau fait clairement partie des garanties fondamentales pour assurer un niveau
de vie suffisant, d'autant que l'eau est l'un des éléments les
plus essentiels à la survie»163 et lié au droit
au meilleur état de santé susceptible d'être atteint de
l'article 12 du PIDESC. L'observation ajoute que le fondement du droit à
l'eau est également le droit à la vie et à la
dignité humaine. Il est alors
15 UPADHYAY, (V.) Water Rights and the 'New 'Water Laws in
India, India infrastructure report, 2011, p. 57 160RAJAGOPAL
(B.) Pro-human rights but anti poor? A critical evaluation of the Indian
Supreme Court from a social movement perspective, op. cit. p.30
161ROMAN (D.), «La justiciabilité des
droits sociaux ou les enjeux de l'édification d'un État de droit
social », op. cit. 162UPADHYAY, (V.) Water Rights and
the 'New 'Water Laws in India, India infrastructure report, 2011, p. 57
163Introduction, point 3,Observation générale
n°15
37
intéressant de voir le rapprochement qu'il peut
être fait avec le développement de la jurisprudence indienne.
Comme nous l'avons vu, le droit à l'eau en droit indien repose sur des
fondements juridiques quasi-similaires en créant une parenté du
droit à l'eau avec le droit à la santé, le droit à
un niveau de vie suffisant, le droit à la vie et à la
dignité. Néanmoins l'OG n°15 ne s'en contente pas. Elle
apporte en effet une définition de son contenu « un
approvisionnement suffisant, physiquement accessible et à un coût
abordable, d'une eau salubre et de qualité acceptable pour les usages
personnels et domestiques de chacun »164. La formulation
précise du droit à l'eau permet d'assurer une plus grande
protection de ce droit humain. Tel que formulé le droit à l'eau
peut permettre un dialogue avec les autres organes de l'État sur les
besoins humains pour lesquels la réalisation du droit à l'eau est
nécessaire mais elle n'assure qu'une protection aléatoire du
droit à l'eau'.
L'OG n°15 apporte aussi un éclairage sur la notion
d'approvisionnement en eau adéquat qui doit alors « être
interprété d'une manière compatible avec la dignité
humaine, et non au sens étroit, en faisant simplement
référence à des critères de volume et à des
aspects techniques »166. l'approvisionnement doit être
alors disponible, accessible et de qualité suffisante. Il est possible
que ces facteurs de l'approvisionnement en eau soient également compris
par la jurisprudence indienne, notamment sur la question de
l'accessibilité et de la qualité suffisante. Mais ces derniers
sont insuffisamment détaillés par la jurisprudence. Seule la
Haute Cour du Kerala évoque un approvisionnement en quantité
adéquate mais elle ne précise pas à quoi cela
correspond.
Ainsi le contenu du droit à l'eau est lacunaire en
droit indien. La résolution 41/120167 adoptée par
l'Assemblée Générale des Nations-Unies contient une liste
de critères matériels et formels permettant d'identifier une
norme comme droit humain, autrement dit, un droit qui se revendique droit
humain doit comprendre ces caractéristiques. Le droit doit « doit
concorder avec l'ensemble du droit international existant en matière de
droits de l'Homme ; il doit ensuite revêtir un caractère
fondamental et procéder de la dignité et de la valeur
inhérentes à la personne humaine ; il doit être par
ailleurs suffisamment précis
1641bid, introduction, point 2
165CUQ, Marie. L'eau en droit international:
convergences et divergences dans les approches juridiques, op.cit., p. 60
166II, point 11,L'Observation générale n°15
167Résolution de l'assemblée générale
« Etablissement de normes internationales dans le domaine des droits
de l'Homme », A/RES/41/120, 4 décembre 1986
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pour que les droits et les obligations en découlant
puissent être définis et mis en pratique ; et donc, être
assorti le cas échéant de mécanisme d'applications
réalistes et efficaces y compris des systèmes
d'établissements de rapports ; enfin, il doit susciter un vaste soutien
international »168 Le droit à l'eau dans le droit indien
remplit la majorité des critères énoncés, mais son
contenu est approximatif et non spécifique. La grande
généralité de ses termes a des conséquences que
nous étudierons ultérieurement dans la partie II. Le
défaut d'un contenu clair du droit à l'eau joue
nécessairement sur son autonomie.
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