B. Le développement jurisprudentiel du droit
à l'approvisionnement en eau
Ainsi le juge indien va finalement évoquer l'un des
points centraux de la question du droit à l'eau : son accès. Il
est vrai que des controverses sont nées autour de la notion même
d'accès à l'eau potable, terme utilisé par les
instances internationales (telles que le CoDESC) tandis qu'il est vrai que le
juge indien ne l'emploie pas. C'est le terme de «provision
»124 qui est employé à de nombreuses
reprises en dépit de « access »125.
B. Drobenko insiste sur la grande ambiguïté qu'il y autour du
terme « accès »126. Selon lui, cette notion
recouvre deux aspects. Le premier serait relatif à la possibilité
d'atteindre les quantités d'eau nécessaires au groupe pour ses
divers besoins sans distinction entre les usages concernés pour un
État ou une population127. Les barrages ou les
prélèvements dans les nappes phréatiques par exemple
constituent alors les modalités opérationnelles d'intervention
permettant de disposer de l'eau. Le second aspect réside dans la
possibilité d'accéder à l'eau nécessaire à
la satisfaction des divers besoins pour les membres d'une société
donnée et de créer les équipements appropriés pour
se faire.128 C'est autour de cette
1231bid.Notre traduction de « Under
Article 47 of the Constitution of India, it is the responibility of the state
to raise the level of nutrition and the standard of living of its people and
the improvement of public health. It is incumbent on State to improve the
health of public providing unpolluted dringkin water. [...] It is also covered
by article 21 of the constitution of India, and it is the right of the citizens
of India to have protection of life, to have pollution free air and pure water.
»
'Notre traduction d'« approvisionnement»
125Notre traduction d'« accès »
126DROBENKO, (B.). Le droit à l'eau: une
urgence humanitaire, op. cit., p. 65
1Z'DROBENKO, (B.). Le droit à l'eau: une
urgence humanitaire, op. cit., p. 65-66
128DROBENKO, (B.). Le droit à l'eau: une
urgence humanitaire, op. cit., p. 66
31
notion que naissent des droits et des obligations en
matière d'approvisionnement en eau. Ainsi « ce service est
matérialisé par un ensemble d'éléments techniques
nécessaires à la délivrance d'eau potable. Ces
considérations techniques contribuent à la réalisation du
droit à l'eau »129. De même P. Cullet critique la
notion d'« accès à l'eau » qu'il met en opposition avec
« approvisionnement en eau »130. En effet, si la
communauté internationale a réitéré le principe
selon lequel tous les êtres humains devaient avoir accès à
l'eau potable en quantité et en qualité suffisante pour
satisfaire leur besoin essentiels cela en dehors de leur situation
socio-économique par la mise en place d'infrastructures et de services
urbains de base, il est particulièrement réducteur voire
préoccupant que le droit à l'eau soit réduit à cet
aspect seul.131 Selon P.Cullet, le terme « accès »
implique un degré de réalisation moindre de l'Etat ; il ne
s'agirait que de « faciliter » l'accès à l'eau potable
(comme le suggère dorénavant les politiques publiques
indiennes)132. En raison des coûts importants qu'impliquent la
fourniture en eau, il est probable que l'utilisation du terme «
accès » soit le synonyme de l'objectif minimal. En effet, l'OG
n°15 évoque par elle même cette dissociation entre le droit
à l'eau et l'accès à l'eau
le droit à l'eau consiste en des libertés et des
droits. Parmi les premières figure le droit d'accès ininterrompu
à l'approvisionnement nécessaire pour exercer le droit à
l'eau et le droit de ne pas subir d'entraves, notamment par une interruption
arbitraire de l'approvisionnement et d'avoir accès à une eau non
contaminée. Par contre les seconds correspondent au droit d'avoir
accès à un système d'approvisionnement et de gestion qui
donne à chacun la possibilité d'exercer dans des conditions
d'égalité le droit à l'eau.133
Ainsi le droit à l'eau repose sur « un contexte
opérationnel c'est à dire des considérations techniques
majeures voire des exigences économiques et financières »
134 Pour P.Cullet et B. Drobenko cela contribue à enfermer la conception
du droit à l'eau dans une logique de marchandisation135.
L'exigence technique appelle en effet à la mobilisation de certains
acteurs privés ce que nous aborderons dans le chapitre 1 de la partie
II.
C'est sous cet éclairage que nous proposons de
présenter la jurisprudence développée par les Hautes Cours
de justice indiennes qui surgit autour de la question de
12vDROBENKO, (B.). Le droit à l'eau: une
urgence humanitaire, op. cit., p. 68
130CULLET, (P.). Right to water in India plugging
conceptual and practical gaps. op. cit., p 67
131DROBENKO, (B.). Le droit à l'eau: une
urgence humanitaire, op. cit., p. 71
132CULLET, (P.). Right to water in India plugging
conceptual and practical gaps. op. cit., p 67
133II, point 10, Observation générale
n°15
134 DROBENKO, (B.). Le droit à l'eau: une urgence
humanitaire, op. cit., p. 69
135CULLET, (P.). Right to water in India plugging
conceptual and practical gaps. op. cit., p 60
32
l'approvisionnement inadéquat en eau pour satisfaire le
droit à l'eau des personnes dans plusieurs villes indiennes'. Les
différentes Cours se sont montrées alors très
réactives et ont consacré un véritable droit à
l'approvisionnement en eau. Dans l'affaire Gautam Uzir vs Gauhati
Municipality137 à propos du manque d'eau et de son
insalubrité, la Haute Cour de Gauhati a mis clairement en
évidence que « L'eau et particulièrement l'eau pure, est
essentielle à la vie. Il est donc inutile de faire observer qu'elle
dépend de la disposition de l'article 21 de la Constitution
»138. Ainsi elle ordonne à la municipalité de
mettre en place les infrastructures et d'effectuer les contrôles
permettant l'approvisionnement d'une eau potable suffisante. Dans l'affaire
S. K. Garg vs State of Uttar Pradesh139, toujours en
liée à l'insuffisance d'approvisionnement en eau dans la ville
d'Allahabad, la Haute Cour a réitéré le droit fondamental
à l'eau potable citant alors le principe étayé par la Cour
suprême dans Chameli Singh v. State of Uttar
Pradesh,14°. De même la Haute Cour de l'Andhra
Pradesh reconnu que le droit à l'eau potable est un droit fondamental
dans l'arrêt Wassim Ahmed Khan vs State of Uttar Pradesh'. En
relation avec ces arrêts en 2006, une requête142 avait
été examinée devant la Haute Cour du Kerala à son
instigation afin de répondre aux griefs de la population vivant dans la
partie Ouest de Kochi. La population réclamait à la
municipalité un approvisionnement en eau potable depuis plus de 30 ans.
Notant que les requérants avaient approché la Court comme dernier
ressort, la Cour jugea
Nous n'avons pas l'ombre d'une hésitation à
soutenir que la défaillance de l'État à fournir à
ces citoyens une eau potable et saine en quantité suffisante conduit
à la violation du droit fondamental à la vie tel que prévu
par l'article 21 de la Constitution. 143
Les Haute Cours ont montré leur détermination
à s'emparer de ce sujet ; faisant de l'approvisionnement en eau (ainsi
que sa potabilité) des aspects essentiels du droit à l'eau, elles
ont participé à étayer son contenu et sa protection
érigeant une obligation positive vis-à-vis de l'État.
Cependant, il reste difficile de soutenir que le juge érige
136UPADHYAY, (V.) Water Rights and the 'New 'Water
Laws in India, India infrastructure report, 2011, p. 56.
1371999(3)GLT 110
138 Ibid. Notre traduction de « Water and clean
water, is so essential for life . Needless to observe that it attracts
the
provision of article 21 of the Constitution. »
139(1998) 2 UPLBEC 1211
14°Chameli Singh vs State Of U.P, 15
décembre 1995
1412002(2)ALD264
1422006 (1) KLT 919
143Ibid. Notre traduction de « We have no
hesitation to hold that failure of State to provide safe drinking water to
the
citizens in adequate quantities would amount to violation of
the fundmental right to life enshrined in article 21 of the
Constitution of India and would be a violation of human
rights »
33
l'approvisionnement en eau comme une obligation absolue pour
laquelle les contingences ne seraient que secondaires comme le sous-entend
P.Cullet. En effet, dans un arrêt récent Pani Haq Samiti vs
Brihan Mumbai Municipal Corporation144, la Haute Cour de Bombay
annule la disposition de l'acte administratif litigieux qui interdisait la
desserte en eaux pour les constructions illégales, ce qui avait pour
effet de priver les bidonvilles d'accès à l'eau. Si elle consacre
le droit à l'eau et l'obligation pour la municipalité
d'approvisionner les bidonvilles en eau (notamment aux moyens de cartes
prépayées) dans un deuxième temps, elle reconnaît la
possibilité d'augmenter la tarification pour la fourniture en eau des
constructions illégales, au motif qu'elles sont illégales. Cet
arrêt soulève des doutes quant à une réelle
distinction entre le terme « approvisionnement » et «
accès » dans le discours jurisprudentiel indien, voire interroge
sur la réelle portée de l'approvisionnement en eau.
S'arrêterait-elle à la question de son paiement ?
De plus, la Cour Suprême n'a pas été
très éloquente sur la question. Si elle établit que
l'approvisionnement en eau est doit être prioritaire par rapport aux
autres besoins, notamment économiques
Boire est l'usage de l'eau le plus important et ce besoin est
si primordial qu'il ne peut être subordonné à aucun autre
de ses usages, telle que l'irrigation. Ainsi le droit d'utiliser l'eau pour
satisfaire à ses besoins domestiques doit prévaloir sur tout
autre besoin.145
dans l'arrêt Delhi Water Supply & Sewage vs State
Of Haryana & Ors146, elle a très peu
développé sa jurisprudence sur la question de
l'approvisionnement en eau. Cependant dans l'arrêt M. C Metha vs
Union of India, elle développe l'idée selon laquelle l'eau
(souterraine) est un «bien social»147 . Malheureusement,
elle ne le développe pas, pas plus qu'elle n'y fera appel dans sa
jurisprudence ultérieure.
On s'interroge sur la cohérence du droit à un
approvisionnement en eau dans la pratique jurisprudentielle indienne. S'il est
bien reconnu par le juge indien, le risque d'effritement de la notion est
à mesurer avec attention. En effet, un droit mal défini par le
juge est susceptible d'être mal protégé.
144Pani Haq Samiti & Ors. Vs. Brihan Mumbai
Municipal Corporation & Ors., 2014
'Notre traduction de «Drinking is the most beneficial
use of water and this need is so paramount that it cannot be made subservient
to any other use of water, like irrigation so that right to use of water for
domestic purpose would prevail over other needs » in JT 1996 (6)
107
146Ibid.
147Notre traduction de «social asset »
in M.C. Mehta vs Union Of India & Ors, 18 mars 2004
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