1 - Les conditions procédurales de l'exception
de bonne foi
Selon le Président Mimin, la bonne foi est
constituée de plusieurs critères cumulatifs : la recherche d'un
but légitime, la sincérité, l'absence d'animosité
personnelle, la prudence dans l'expression et le sérieux de
l'enquête. Cette notion de bonne foi est mentionnée en filigrane
à l'article 35 bis de la loi de 1881342.
338 Cass. crim., 15 mars 1821, Bull. crim. n°36.
339 Cass. crim., 19 février 1870, D. 74, 5, p. 392.
340 P. CONTE, « La bonne foi en matière de
diffamation : notion et rôle », in Mélanges offerts
à Alberte Chavanne, Litec 1990, p.52-59
341 Cass. crim., 27 octobre 1938 : DP 1939, 1, p. 77,
note P. Mimin
342 Art. 35 bis de la loi de 1881 : « Toute
reproduction d'une imputation qui a été jugée diffamatoire
sera réputée faite de mauvaise foi, sauf preuve contraire par son
auteur ».
101
La légitimité du but poursuivi renvoi
à l'idée que l'objectif n'est pas intrinsèquement
malveillant ou malsain et ne doit pas appartenir au terrain de la vie
privée. Cette condition est essentielle puisque « les
critères d'absence d'animosité personnelle ou de prudence dans
l'expression peuvent même parfois être amoindris au nom de
l'extrême légitimité du but d'information poursuivi
»343. L'acception de cette légitimité du but
poursuivi a été déclinée en diverses formulations
par les juridictions : « nécessité de l'information »,
« attente légitime du public sur une polémique
d'actualité », « motivation légitime d'information sur
un sujet d'intérêt, voire de préoccupation nationale »
344 . Les lanceurs d'alerte doivent agir dans l'intérêt
général afin de poursuivre ce but légitime.
L'absence d'animosité personnelle suppose qu'il
n'y ait pas d'implication subjective. L'individu doit relater les faits et
informer le public sans que cela ne constitue des attaques personnelles. Ce
critère est la manifestation même de l'absence d'intention de
nuire. Les lanceurs d'alerte doivent répondre à aucune autre
motivation que celle de faire respecter les lois et les droits
fondamentaux345.
La prudence dans l'expression est une forme de
pondération des propos afin d'éviter une expression excessive ou
malveillante. Pour autant, dans le domaine de la polémique politique, ce
critère n'est pas présent. En effet, la Cour de Cassation a
énoncé que les accusations (à l'encontre d'une personne
qui aurait commis des actes malhonnêtes) s'inscrivent « dans le
cadre d'une polémique violente et répondent à une attente
légitime du public »346.
Cette prudence dans l'expression est également
interprétée de manière plus étendue face aux
satires politiques ou aux humoristes sous réserve que la dignité
de la personne humaine soit respectée et qu'il n'y ait pas
d'animosité personnelle.
Les lanceurs d'alerte contribuent au débat
démocratique et politique en usant parfois de termes polémiques
et controversés qui participent du droit à l'information.
Dès lors, cette condition n'est pas interprétée de la
même manière.
343 B. BEIGNIER, B. DE LAMY, E. DREYER, Traité de
droit de la presse et des médias, LexisNexis, Litec, Paris, 2009, p
487-1419
344 Ibidem, p. 488-1419
345 Dans un livre de 2010 intitulé « Maman
Blédina ! Pourquoi tu m'empoisonnes ? », Suzanne de
Bégon a qualifié la société Blédina d'
« assassin » et l'a accusé d'avoir empoisonné pendant
des années des milliers de bébés avec les tétines
de ses biberons jetables. Elle se prévalait du statut de lanceur
d'alerte et affirmait détenir la preuve scientifique que les
tétines étaient stérilisées avec un gaz
cancérigène. Par un arrêt en date du 8 avril 2014
(n°12-88412), la Chambre criminelle a rejeté le
pourvoi de Madame de Bégon, faisant notamment observer qu'elle
« a été guidée dans sa démarche par son
animosité personnelle, a manqué de rigueur scientifique et de
sérieux dans sa démonstration ainsi que de prudence dans
l'expression en employant des termes dénotant une outrance à
l'endroit de la plaignante ».
346 Cass, 2ème civ, 14 mars 2002, n°
99-19.239, Bull. 2002 II, n° 41 p. 34
102
Le sérieux de l'enquête et la
vérification des sources sont des conditions martelées par
les juges. Ils rappellent que « le journaliste qui ne justifie pas
avoir eu d'autres sources que les articles de ses confrères et qui
n'établit pas avoir procédé lui-même à des
recherches ne peut se voir accorder le bénéfice de la bonne foi
»347. Ainsi, le journaliste doit enquêter, recouper
ses informations et sources, appliquer le principe du contradictoire lors de
ses investigations348. Ce critère si essentiel pour les
journalistes et les éditorialistes, l'est moins pour les citoyens.
Néanmoins, cette condition sera de nouveau exigée pour un citoyen
interviewé par un journaliste puisqu'il devra être en possession
d'éléments suffisants lui permettant de porter des accusations.
S'il ne détient pas ceux-ci, l'individu ne pourra
bénéficier de la bonne foi puisque « portant des
accusations particulièrement graves, sans justifier d'aucun
élément pour accréditer les propos qu'il a rendu public
».349
Le lanceur d'alerte doit ainsi s'appuyer sur des informations
vérifiées et précises.
L'exception de bonne foi n'est admise que si l'enquête
repose une base factuelle suffisante (c'est-à-dire
d'éléments suffisants)350. Ce critère a
été consacré par la CEDH351et signifie que
« les journalistes doivent s'appuyer sur une base factuelle
suffisamment précise et fiable qui peut être tenue pour
proportionnée à la nature et à la force de leur
allégation, sachant que plus l'allégation est sérieuse,
plus la base factuelle doit être solide »352. La
Cour de cassation souligne que la base factuelle suffisante doit être
détenue antérieurement à la diffusion du propos litigieux
afin que le prévenu bénéficie de la bonne
foi353. Selon Christophe Bigot, cette notion récente de base
factuelle est, à l'inverse de l'intérêt
général, « une vraie notion juridique, non
aléatoire, basée sur un débat probatoire, permettant au
juge de tirer toutes les conséquences de sources insuffisantes,
délaissées ou dénaturées ou n'ayant pas l'objet
d'une critique interne ou externe pertinente ». Ainsi, cette notion
devrait, selon lui, « suffire à admettre ou rejeter la bonne
foi, en évitant le détour par un concept indéfinissable
à la portée incertaine, qui est l'intérêt
général »354.
347 T. Corr de Paris, 17ème chambre, 23 octobre
1998, Légipresse 1999-I, p.34.
348 T. Corr de Paris, 17ème chambre, 18
février 2016, Pierre Péan c/ JM Colombani : le tribunal
a condamné le directeur de publication et le journaliste au motif qu'ils
n'avaient pas recueillis le point de vue des personnes qu'ils mettaient en
cause.
349 T. Corr de Paris, 17ème chambre, 21 mars
2014, VSD et autres c/ DSK
350 Cass, crim, 20 octobre 2015, n°14-82.587,
Irène X, Légispresse n°332
351CEDH, Grande Chambre, 17 décembre 2004,
Cumpana et Mazare c/ Roumanie, req. n°33348/96 ; CEDH, Grande
Chambre, 17 décembre 2004, Pedersen et Baadsgaard c/ Danemark,
req. n°49017/99
352 CEDH, Pedersen et Baadsgaard c/ Danemark, §
78
353 Cass, crim, 8 sept. 2015, n°14-81-681, Bernard
Squarcini c/ Canard Enchaîné et autres, Légipresse
n°332, nov. 2015
354 C. BIGOT, « L'utilisation du critère de
l'intérêt général en droit interne :
éléments pour un bilan », Légipresse
n°323, janvier 2015, p.6-6
103
La sincérité signifie que l'individu a
légitimement pu croire que l'information publiée était
exacte. L'auteur disposait d'éléments suffisants pour croire
à la vérité des faits relatés.
La sincérité est une formule que l'on retrouve
au travers des différentes décisions de la
17ème chambre correctionnelle du TGI de Paris355 :
« les imputations diffamatoires peuvent être justifiées
lorsque le but poursuivi par le journaliste apparaît légitime et
lorsque ce journaliste apporte la preuve qu'il a écrit son article en se
conformant à un certain nombre d'exigences, notamment de
sincérité, prudence et objectivité, susceptibles
d'établir sa bonne foi ».
Le lanceur d'alerte doit démontrer la croyance
sincère et légitime qu'il avait dans l'information
divulguée.
La bonne foi peut être invoquée devant la
juridiction de jugement et d'instruction. Elle échappe à tout
formalisme, sous réserve que les éléments utilisés
pour établir la bonne foi soient des éléments
antérieurs à la publication. Enfin, c'est sur le prévenu
que repose la charge de la preuve. Le fait que cela soit au prévenu de
convaincre les juges de sa bonne foi, est, pour Emmanuel Dreyer, surprenant. En
effet, les articles 42 et 43 de la loi de 1881 ont instauré une
responsabilité en cascade, c'est-à-dire que doivent être
recherchés comme auteurs principaux des délits commis par voie de
presse, tout d'abord les directeurs de publication ou éditeurs, à
défaut les auteurs, à défaut les imprimeurs, et à
défaut les vendeurs, distributeurs et afficheurs. Dans les cas où
la responsabilité des directeurs de publication serait retenue, les
auteurs des propos diffamatoires seraient poursuivis comme complices. Avec ce
régime de responsabilité spécifique, la bonne foi est
appréciée sur le prévenu auteur des propos (le complice)
et non sur le directeur de publication (l'auteur principal du délit).
Pourtant en respectant ce régime de responsabilité l'inverse
devrait être opéré. Cette distinction erronée tend
à s'atténuer depuis la « jurisprudence
interview356 » qui expose que la bonne foi va être
évaluée sur la tête du complice et de l'auteur
principal.
La bonne foi telle qu'elle est pratiquée par les juges
français aurait un triple objectif selon Mathilde Hallé :
protéger le journaliste du risque de poursuites pénales,
accroître la crédibilité et le degré de confiance de
son journal et ainsi le nombre de lecteurs, participer à la construction
d'une société démocratique saine et
équilibrée357.
355Née en 1999 d'une mesure d'administration
judiciaire du Président Coulon (ancien Président du TGI), la
chambre de presse est la 17ème Chambre du Tribunal Correctionnel de
Paris. Elle répond à la nécessité d'avoir une
formation juridictionnelle spécialisée en presse tant la
procédure est complexe mais aussi d'unifier la jurisprudence dans un
objectif de sécurité juridique.
356 T. Corr de Paris, 17ème chambre, 21 mars
2014, VSD et autres c/ DSK ; Cass, crim, 23 juin 2015, Mediapart
et Express c/ Florence Woerth
357 M. HALLÉ, Le délit de diffamation par
voie de presse, mémoire de recherche au sein de l'Institut d'Etudes
Politiques de Rennes, 2007, p.45-85
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Toutes les conditions de la bonne foi participent, chacune
d'entre elles, à protéger le lanceur d'alerte. Cette
défense est actuellement le moyen le plus sécurisant dont ils
peuvent disposer. La notion d'intérêt général,
régulièrement utilisée à l'appui des
critères de la bonne foi, dessine le contour d'un droit d'alerter. En
effet, cette notion en provenance de la CEDH a vocation à irriguer les
juridictions françaises et à intervenir chaque fois qu'est
revendiqué un droit à être informé. Pour autant,
elle est aléatoire et a une portée variable. Elle reste un
facteur d'imprévisibilité, tout en permettant de
développer les vertus de la polémique.
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