Partie 4
LES MIGRANTS SUBSAHARIENS DU GRAND LYON, LES ASSOCIATIONS ET
LE CAPITAL HUMAIN
Cette partie engage une analyse des discours et des pratiques
des migrants réunis en associations autour de la question des
compétences, leur construction , développement et mobilisation
(chapitre 7) et enfin le corpus de solutions proposées par les migrants
eux-mêmes pour aller vers la construction d'une diaspora forte,
intégré, en dépit des spécificités
culturelles propres à chacun, de manière à mobiliser
toutes les ressources et compétences disponibles et utiles afin de
s'accompagner soi-même et accompagner l'ensemble des publics migrants
subsahariens vers une intégration pleine et réussie (Chapitre
8).
Chapitre 7 : Discours et pratiques autour de la
construction, la mobilisation et le développement des compétences
(ou « Capacity building ») des migrants dans le
Grand Lyon p. 141
Section 1. Les principales dimensions du concept de «
compétence » 141
Section 2. Mobiliser les compétences des migrants pour
réussir l'intégration 145
Section 3 : Pratiques et témoignages des associations des
migrants subsahariens du Grand Lyon en matière de gestion des
compétences
des migrants pour le développement et l'intégration
155
Chapitre 8 : Pour une diaspora forte,
intégrée et entreprenante. Corpus de Préconisations par
les acteurs associatifs eux-mêmes p.165
1. Entamer une révolution copernicienne au niveau des
mentalités et des comportements 165
2. Engager une transformation structurelle en profondeur 166
3. La valorisation et la mobilisation des compétences au
service des associations des migrants 166
4. Quel rôle pour les acteurs étatiques ? 167
141
Chapitre 7. DISCOURS ET PRATIQUES AUTOUR DE LA CONSTRUCTION,
LA MOBILISATION et le DEVELOPPEMENT DES COMPETENCES DES MIGRANTS OU «
CAPACITY BUILDING » DANS LE GRAND LYON
Ce chapitre tente de mettre en lumière l'impact des
pratiques de mobilisation des compétences multiples des migrants en
France, puis celle des acteurs associatifs, des entreprises et des institutions
sur le processus d'intégration professionnelle et socioéconomique
des immigrés dans les régions d'installation et ses implications
sur les retombées des actions de développement des
localités d'origine.
À travers cette section, nous analysons les modes de
mobilisation des compétences individuelles et collectives
observés au cours de notre enquête ayant au cours au sein de la
communauté associative africaine du Grand Lyon, le recours aux
compétences externes au réseau des migrants, aux dispositifs
génériques du développement des compétences et les
pratiques en la matière puis l'état des discussions relatives
à la constitution des bases de données des compétences et
annuaires de professionnels subsahariens et réseaux d'origines
diverses.
Revenons toutefois dans un premier temps sur quelques
éléments théoriques du concept de compétences.
Section 1. Les principales dimensions du concept de
« COMPETENCE»
Le concept de « compétence » a pour
principale caractéristique son
hétérogénéité. C'est un terme
polysémique dont la définition varie suivant les auteurs et la
diversité des champs d'application : organisation du travail,
mobilité interne, externe, rémunération, mise en place de
changements organisationnels, management développement, etc... Nous y
voyons cependant la capacité à réaliser les
activités professionnelles attendues d'une personne dans le cadre du
rôle qu'elle doit remplir, dans une organisation ou dans la
société.
1. Les Compétences et l' «
agir »
Pour les besoins de l'analyse de notre sujet d'enquête,
dans la partie introductive de ce rapport, nous entendions par
compétence un ensemble de connaissances théoriques et techniques
acquises par la formation ou par l'expérience, mobilisables et surtout
utiles à l'exercice d'une activité. En d'autres termes,
l'ensemble des savoirs, savoir-faire et savoir-être mis en oeuvre dans un
contexte donné. Dans le détail, nous verrions dans la
compétence, avec certains auteurs dont Guy Le Boterf180, la
combinaison de trois attributs :
- Le savoir-agir : c'est un
savoir-faire opérationnel qui implique une capacité à
rassembler les
ressources adéquates pour accomplir avec succès une
tâche ou une mission précise ;
- Le vouloir-agir qui relève
plutôt de la motivation à agir, de l'attitude, du
savoir-être ;
- Le pouvoir-agir qui se rapporte lui
à un contexte qui peut être plus ou moins contraignant, un
environnement, une conjoncture (une organisation de travail par
exemple, un style de gouvernance...) qui vont influer sur le vouloir agir par
exemple.
La compétence se situe à l'intersection entre
les individus, leurs capacités, les structures organisationnelles et les
activités à réaliser au sein, pour le compte et en dehors
de celles-ci. Aussi, pour optimiser les compétences des
180 Guy Le Boterf, Professionnaliser. Le modèle de la
navigation professionnelle, Paris, 2007.
142
migrants en vue de l'a réussite du processus
d'intégration, faut-il prendre en compte à la fois la
démarche individuelle au sens du développement des
compétences individuelles , mais aussi la démarche
organisationnelle au sens de la structuration associative la plus
féconde possible au sens où l'organisation associative serait le
lieu de génération et d'amélioration les capacités
à agir socialement , professionnellement et économiquement des
migrants.
2. Compétences, Performances et gestion des
compétences
Les compétences sont l'essence même de la
performance au sens où les premières contribuent à
augmenter augmentent significativement les secondes. Si les compétences
sont essentielles pour l'action, encore faut-il que celles-ci soient
efficientes, d'où l'idée de de gérer mais aussi de
développer les compétences de façon à produire des
performances de meilleure qualité. De ce point de vue, les migrants
disposant des compétences particulières peuvent être
considérés comme des sources d'efficience et de richesse.
Les pratiques de gestion des compétences dans les
organisations de travail telles les entreprises par exemple reposent
traditionnellement sur différents types d'approches, selon Daniel Held
et Jean-Marc Riss181, très souvent centrés
exclusivement sur l'individu à travers sa formation de base, son
savoir-faire opérationnel, sa personnalité ou sa manière
d'aborder les problèmes. Or, la prise en compte de la notion de
performance, qui ne va donc pas de soi, est indispensable. Held et Riss
précisent ici la frontière de même que la
corrélation existant entre les deux concepts : « La performance
consiste à atteindre des résultats définis. La
compétence pour sa part concerne la capacité à
réaliser des d'activités, pour atteindre ces résultats. La
compétence devient alors l'essence même de la performance et se
situe au coeur de l'organisation apprenante ».
Le contexte concurrentiel au sein desquels évoluent
les associations des migrants subsahariens dans le Grand Lyon est marqué
par une réduction drastique du nombre d'associations partenaires de
l'État dans la politique d'intégration et par la monopolisation
des financements publics par les associations d'envergure régionale et
nationale et par celles portant des offres de service aux publics en
difficulté et reconnus d'utilité publique. L'efficience de ces
services contribue à en assurer à la qualité. Ce contexte
oblige par conséquent les associations des migrants à prendre en
compte non seulement la nécessité de mobiliser l'ensemble des
ressources disponibles et à en développer d'autres, mais aussi
l'impératif de la performance qui tient à la qualité de
l'action engagée. Il ne s'agit donc plus d'agir pour agir mais agir pour
obtenir les résultats les plus efficaces possibles en termes de
développement économique et social des publics visés.
Or la situation des associations des migrants
rencontrées laisse davantage entrevoir une faiblesse des moyens humains
et matériels, des capacités opérationnelles et de
management stratégique. Ce déficit ne permettant pas
d'accéder à la performance.
3. Déficit et Solutions de développement
des compétences
Les causes des lacunes en matière des
compétences au sein d'une organisation associative ou une entreprise, eu
égard aux activités à réaliser et des
résultats à atteindre, peuvent se rapporter selon les situations
à :
- la non-identification et la non-mobilisation des
acteurs individuels et collectifs qui en disposent, pour toutes
sortes de raisons ;
181
Daniel Held et Jean-Marc Riss : « Le
développement des compétences au service de l'organisation
apprenante », Employeur Suisse, n°13, 1998. Les approches
évoquées sont :
- Approche basée sur les savoir-faire
- Approche basée sur les connaissances, le
savoir
- Approche basée sur les comportements
- Approche intégrant les savoir, savoir-faire et
savoir-être
- Approche basée sur les « compétences
cognitives »
143
- l'écart important entre les niveaux des
compétences attendues et les compétences disponibles
;
- Le manque des savoirs : que l'on
peut exprimer par la formule « je n'ai jamais fait cela, ni même
abordé la question », ce que nous avons souvent entendu au
cours de notre enquête concernant les pratiques d'accueil et
d'intégration formelle des migrants par les associations des migrants
subsahariens ;
- Le comportement indispensable non acquis
eu égard au contexte économique, culturel et social
: difficulté d'adaptation aux règles et normes de management,
d'organisation, le déficit de la culture du contrat et de la parole
donnée, la non-maîtrise des procédures ;
- Le déficit personnel plus profond
: la peur d'aborder les conflits par exemple ou de sortir du
connu, de sa zone de confort, la faible tendance à la prise de risques,
à l'élargissement de son horizon opérationnel,
partenarial, social ...)182
Aussi, dans l'optique de maîtriser son activité,
des mesures spécifiques et individualisées peuvent-elles
permettre de développer les compétences manquantes des acteurs
associatifs, au sein ou à l'extérieur du réseau, pour
chaque action ou groupe d'actions :
- Améliorer les savoirs
généraux, spécifiques et pratiques, la connaissance
: pour en revenir à notre étude, il peut s'agir de
donner accès aux acteurs, par la formation ou les sessions d'information
collectives, à l'ensemble des renseignements (bien
informationnel) dont il vaut mieux disposer pour agir plus efficacement
dans un contexte qui apparait fortement concurrentiel. Ce sont entre autres
données :
· Les dispositifs législatifs et
opérationnels des politiques d'intégration et d'insertion au
niveau national et leur déclinaison au niveau local,
· les publics, les champs d'intervention et zones
géographiques prioritaires au sein du périmètre
départemental d'action,
· les marchés des subventions publiques et
privées et former à la pratique d'une veille stratégique
(internet, presse, journal officiel, etc.) pour être au fait quand il y a
lieu de l'ouverture des marchés publics à tous les
échelons administratifs : commune, département, région,
État, Europe, fondations, mécénat, etc. ;
· les problématiques et profils
socio-économiques et culturels des publics cibles (migrants jeunes,
âgés, femmes, résidants des quartiers prioritaires de la
politique de la ville, etc.) ;
· les associations partenaires de l'État qui
constituent la concurrence au niveau local, régional et national ;
· les méthodes et procédures efficientes
de réponse aux appels d'offres et appels à projet, de même
que les process de montage , suivi et évaluation et
optimisation de l'efficacité des projets d'insertion en direction des
migrants dans le Grand Lyon ;
· L'identification des acteurs clés
(associations, entreprises, institutions, particuliers) pour construire des
partenariats stratégiques gagnant-gagnant sur le long terme.
- Développer et renforcer les savoir-faire
c'est-à-dire les méthodes appliquées pour la
gestion d'un projet, la maîtrise des procédures institutionnelles
et techniques, les recours aux expertises externes, les techniques de
management, d'encadrement;
- Améliorer et gérer au mieux les
savoir-être : les comportements individuels et collectifs,
la motivation des membres de la communauté, la valorisation des
ressources humaines, les « bonnes ou mauvaises raisons » qui poussent
à agir ou pas ;
- Détecter et tirer parti du potentiel
intellectuel et personnel des acteurs au sein de l'organisation.
Ce point peut faire référence par exemple à la
manière d'aborder les sujets et leurs enjeux (concepts, analyses et
stratégie à mettre en oeuvre...) et les problèmes concrets
(adaptation aux situations nouvelles, équilibre personnel, valorisation,
image et estime de soi...)
182
Daniel Held et Jean-Marc Riss, idem.
144
Ainsi, lorsque ces déficits sont comblés et le
degré de maîtrise de l'activité dépasse les
attentes, il peut en résulter « des « réserves
» de compétences, qui peuvent être utilisées pour
d'autres projets ou missions, ou pour former d'autres collaborateurs
»183.
Cependant, pour agir dans ce sens, encore faut-il que les
acteurs cibles des actions du développement des compétences le
veuillent. Le vouloir-agir est d'autant plus essentiel que les associations
subsahariennes du Grand Lyon ont adopté quasiment toutes un
modèle économique reposant essentiellement sur le
bénévolat. Parmi toutes celles que nous avons
enquêtées et ayant consulté différents supports
répertoriant les associations qui salarient dans le Rhône, seule
le COSIM salarie une très infime parti de son personnel.
Cela étant, le désir de combler un
déficit de compétences relatives à une activité
donnée ne peut émaner que du bénévole
lui-même si cette initiative entre en résonnance avec ses
objectifs professionnels ou personnels et si ceux-ci sont en adéquation
avec ceux de l'organisation. L'initiative peut aussi résulter d'une
action de l'organisation elle-même qui va amener le
bénévole à améliorer ses compétences par la
valorisation des atouts exprimés et non-exprimés, du potentiel
(ses capacités virtuelles) de ce dernier, ou encore en lui confiant des
responsabilités plus importantes.
Le développement des compétences individuelles
s'accompagne d'une amélioration des compétences de
l'équipe (salariés et/ou bénévoles) sur laquelle
repose l'organisation associative ; l'équipe étant vue ici non
plus comme une somme de compétences individuelles disponibles, mais
comme une « dynamique créée par des individus, aux
profils variés, mobilisés par le fait de réussir ensemble
un projet, une mission». Et dans la perspective du
développement des compétences de l'équipe, HELD
et RISS déjà cités estiment qu'il faut :
« (...) obtenir l'adhésion de tous par
rapport à la mission et aux objectifs, valoriser au mieux les
complémentarités, par rapport à l'ensemble des
activités à remplir dans le cadre de l'équipe, clarifier
les règles du jeu, pour favoriser un feedback permanent, source de
progression pour chacun. Connaître les profils individuels de chacun
(compétences, potentiels et objectifs) se révèle alors
essentiel pour la dynamisation des équipes. La performance des
organisations en profitera directement ».
L'organisation elle-même n'échappe pas à
cet impératif du renforcement des compétences dès lors
qu'elle vise la performance, la pérennité et la participation de
toutes les parties. En orientant l'organisation vers une politique de
développement permanent des compétences, les migrants feraient
alors de l'association un espace de construction et de génération
du capital humain en même temps que de la construction et la
reconnaissance identitaires. En somme l'acquisition des compétences
supplémentaires est un avantage collatéral, un effet intentionnel
qui va apporter à la structure associative des ressources
complémentaires pour l'atteinte de ses objectifs. C'est par cet
investissement massif et permanent sur le développement humain qu'une
organisation dite « apprenante » définit les conditions de la
performance.
En résumé, la mobilisation des
compétences des migrants en vue contribuer à la construction de
l'agir social et économique des immigrés en France et donc
d'accompagner le processus pour une intégration réussie, implique
de prendre en compte les Hommes, les Moyens de l'action et le Contexte de
l'action, tryptique qui rejoint la triple dimension qui fonde l' « agir
» : le savoir-agir, le vouloir-agir et le pouvoir-agir.
Les associations des migrants subsahariens du Grand Lyon
sont-elles motivées agir dans le sens de leur pleine participation aux
actions publiques et privées d'accompagnement des immigrés
à l'insertion socio-économique ? Si oui, disposent-elles des
savoir-faire opérationnels pour ce faire ? Dans quelle mesure
peuvent-elles agir en matière par exemple des mobilisations des
ressources financières, relationnelles, cognitives, institutionnelles,
culturelles dont pourraient disposer leurs pairs au niveau local ? Et comment
agissent-elles en ce sens précisément.
183
Daniel Held et Jean-Marc Riss, idem.
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