Chapitre 3 : À la croisée des deux
concepts
I. Quels points communs à priori ?
Le Lean a considérablement marqué l'industrie du
XXIe siècle avec ses nouvelles pratiques et ses succès
avérés. La notion d'agilité dans l'entreprise a donc
naturellement tiré les leçons du Lean pour les inclure dans sa
vision cible de l'organisation agile. Pourtant, les deux concepts, dans leur
définition et leur création, répondent à un
contexte différent : à partir d'outils Lean, largement
déployés et connus, voyons si certains principes, même si
différemment abordés dans l'un ou l'autre, semblent converger
vers une philosophie commune.
VI.1 Juste à temps
Le Lean prône la réception du produit à
temps, dans la quantité souhaitée et sans défauts. En ce
sens, le Lean rejoint l'agilité avec son principe d'introduire le client
comme part entière de l'organisation. L'objectif de l'entreprise est
fixé par le client auquel il faut donc adapter sa production. Dans le
Lean, on déploie des outils pour identifier et corriger les noeuds qui
empêchent de fournir le client dans les délais. Dans
l'agilité, on intègre le client jusque dans la structure
organisationnelle pour répondre à sa demande.
VI.2 Réactivité
La possibilité de produire des petites séries
représente la finalité de certains outils Lean. On pense
notamment au SMED qui, par l'optimisation du changement d'outillage, permet de
passer d'un produit à l'autre en le moins de temps possible. Dans cette
optique, on peut se rapprocher d'un comportement agile avec de la
réactivité, de la rapidité pour répondre à
une demande client changeante. Cependant, la demande changeante est ici
cadrée : le client peut exprimer un nouveau besoin en termes de
quantités, mais pas pour de nouvelles fonctionnalités produit
(nous ne somme que dans de la réactivité).
VI.3 Management participatif
La boite à idée est un des outils clefs du Lean
: elle permet de connaître les améliorations imaginées par
n'importe quel collaborateur, concernant n'importe quel sujet. La boite
à idée est donc, à priori, un outil tout à fait
indiqué pour motiver l'intelligence collective et développer le
management participatif. Dans le Lean, on considère que les bonnes
idées viennent souvent du niveau opérationnel. Dans la structure
agile, qui s'articule autour d'équipes poly-compétentes qui
partagent leurs connaissances, on considère qu'elles peuvent venir de
tout collaborateur.
VI.4 Kaizen
On retrouve bien évidemment dans les deux concepts la
notion d'amélioration continue, de culture du changement. En termes
d'outil, le Lean préconise l'utilisation de chantiers Kaizen. Ces
chantiers sont très cadrés, mais c'est avant tout pour ne pas
s'éparpiller et rester concentré sur l'objectif, ce n'est pas un
cadre qui vise à limiter le champ de la réflexion. De
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plus, un chantier Kaizen doit être le plus rapide et
visible possible, peu onéreux : il serait une sorte de «
justinnovation », principe de l'entreprise agile.
VI.5 PDCA
Le PDCA est un autre outil d'amélioration continue au
sens propre du terme : il structure pour permettre la durabilité des
actions apportées pour la résolution d'un problème ou
l'amélioration. Dans l'agilité, et notamment en ce qui concerne
les SID, on cherche à décider à partir d'analyses du
passé, de retour d'expérience, à condition qu'il soit
accessible simplement. Le PDCA est donc un outil qui donne le cap d'une
amélioration permanente, actée, donc ré-exploitable.
VI.6 Indicateurs
L'utilisation des indicateurs n'est pas forcément
intrinsèque au Lean, mais reste un outil indispensable pour pouvoir le
déployer. Dans l'agilité, on se sert des indicateurs, mais on
évite toute interprétation court-termiste et on inclut dans la
performance globale le partage du sens, non mesurable. Le Lean lui reste dans
la logique « if you can't measure it, forget it » (si tu ne peux pas
le mesurer, oublie-le).
VI.7 Management visuel
Dans tous les outils Lean, il est conseillé d'utiliser
du management visuel (5S et tableaux de bords notamment). Dans l'organisation
agile, on cherche à s'appuyer le plus possible sur du management visuel,
plutôt que sur des bases documentaires.
II. Quelles incompatibilités à priori
?
Nous avons donc, à travers certains outils,
aperçu quelques concordances dans les deux concepts. Cependant, il est
plus intéressant de se pencher sur les principes à priori
antagonistes : quels sont les aspects culturels et opérationnels sur
lesquels les deux concepts divergent ?
Pour commencer, l'intégration du client est
différente dans les deux : pour le Lean, le client dicte ses besoins et
on déploie les outils en interne pour y répondre. Il dit ce qu'il
veut, l'entreprise « se débrouille » pour lui fournir. Dans
l'agilité, le client est partie intégrante : il fait partie du
processus jusqu'au décisionnel, il interagit avec les équipes
dans la recherche de solution.
Ensuite, le Lean tend à standardiser la production. Il
se base sur l'existant, l'analyse et l'améliore pour enfin créer
les modes opératoires adaptés. Alors, toute variation sur
l'existant viendra remettre en question le mode opératoire. En cela, la
démarche visant à standardiser concrètement par mode
opératoire toute amélioration semble contradictoire avec
l'idée d'agilité, qui a besoin de procédures souples et
reconfigurables le plus rapidement possible.
De même qu'évoqué plus haut, le Lean
participe à la réactivité, mais pas à la
flexibilité. Au contraire même : le SMED permet de faire des
petites séries mais concernant des produits
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dont les caractéristiques sont figées. Si le
client souhaite apporter une modification/personnalisation, tout le travail
effectué pour permettre un changement d'outil rapide aura alors
été une perte de temps, puisque c'est le process entier qui
risque d'être impacté par le changement de caractéristique
produit.
La boite à idée a également quelques
limites : si elle est parfaitement indiquée pour connaître des
améliorations relatives aux procédés actuels, elle ne
permet pas de connaître les nouveaux enjeux ou les nouveaux besoins
client. On va peut-être se retrouver demandeur d'une amélioration
qui sera incompatible avec la nouvelle expression de ce besoin.
Enfin toute technique nécessitant un déploiement
long (3 mois à 1 an) semble contre-indiquée : on vise à
perfectionner le procédé sur un produit pour obtenir le meilleur
taux de qualité (on pense notamment au 6 sigma). Projets couteux et
ciblés sur un procédé, ils conviennent à une
production aux cycles longs.
III. Réflexion et échanges : un
début de réponse ?
Dans ces conditions, doit-on abandonner ces techniques et
laisser de côté les opportunités d'améliorer la
performance sous la menace d'une modification ? Cette même
réflexion semble incompatible avec l'idée d'agilité.
L'entreprise agile est justement basée sur l'acceptation du changement
et se construit avec, elle n'en a pas « peur ». Il est impensable de
laisser la production parsemée de gaspillages dans une structure qui
place le client au coeur de ses décisions et qui cherche sa satisfaction
la plus juste en termes de service.
On peut citer Tony Davies qui publie un article au titre
évocateur : « Leagility » [2]. Le principe est simple :
adopter le Lean pour les cycles longs, l'agilité pour les cycles courts.
En soit, aucune réponse pour adapter le Lean dans une structure agile,
mais intéressante pour les entreprises en mesure de segmenter leur
production comme ceci.
Pour Michel Benoit de Lean-Ergo®, l'agilité et le
Lean convergent vers la même chose, soit la satisfaction du besoin
client. Mais notre vision « occidentale » du Lean, normative et
« pour éviter les erreurs » serait erronée : à
la base, le système TPS cherche à produire avec le moins de
ressources et le moins d'énergie possible, puisque c'était la
condition sine qua non pour produire au Japon. Le manque d'espace disponible
imposait le « zéro stock » au même titre que le manque
de ressources imposait le « zéro défaut ». En revenant
sur ce fondement, on sent une vraie convergence entre l'agilité et le
Lean : on s'éloigne de la production de masse pour se rapprocher le plus
justement du besoin client.
Pour lui, il n'est pas forcément question d'outil Lean
agile ou non agile, mais plutôt d'une utilisation agile de l'outil,
surtout à travers la formation du personnel et l'appréhension du
contexte adapté. Si le personnel est bien formé à l'outil,
il saura où et quand l'utiliser, en adaptation avec les changements dans
son environnement.
Enfin il décrit l'agilité comme la suite logique
du Lean : « Dans le modèle Tayloriste : on n'intègre que les
dirigeants. Avec le Lean : on intègre tous les gens qui travaillent.
Avec l'Agilité : on intègre les utilisateurs. On fait de la
co-construction, même quand on met en place des outils
d'amélioration de la performance avec les clients, les sous-traitants ou
les fournisseurs ».
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Gérard Chambet estime lui que « tous les outils
qui permettent de faire remonter et de répondre vite » sont
adaptés dans une organisation agile. « On peut faire des
réunions, des groupes de travail... Mais il faut que tout soit
traité rapidement. Dans ce cas, il faut travailler en équipes
poly-compétentes qui peuvent avoir toutes les réponses
nécessaires rapidement ».
De même, il dit que, pour être agile, il ne faut
pas chercher l'amélioration à tout prix. On peut faire du Lean
mais pour un service qu'on doit valoriser auprès du client. « Notre
taux de service est de 99.5% : le client ne désire pas plus, je ne vais
donc pas chercher à l'améliorer ».
Enfin pour Jean-Claude Tessier, tous les outils Lean vont
théoriquement dans le sens de l'agilité tant qu'ils se
concentrent sur la valeur ajoutée et la suppression des gaspillages. Il
faut surtout travailler l'aspect managérial pour rendre ces outils
agiles, en prenant en compte les changements organisationnels qu'ils induisent.
« Les entreprises ne comprennent pas que les collaborateurs doivent
comprendre la finalité » et ce, quel que soit l'outil, Lean ou
autre.
IV. Champ de l'étude
L'étude se concentrera sur des entreprises
industrielles qui remplissent au moins l'une des conditions cycle de vie court
ou demande imprévisible et qui emploient certains outils
d'amélioration continue évoqués (ou en considèrent
d'autres comme tel).
Les aspects marketing, financiers et système
d'information propres à l'entreprise agile ne seront pas abordés,
à moins qu'ils soient inclus dans les démarches
d'amélioration continue de la production.
Synthèse
De prime abord, les deux concepts présentent des points
de convergences évidents, notamment dans la philosophie, mais aussi des
incompatibilités manifestes. C'est principalement l'aspect «
figé » de l'application de certains outils, découlant d'une
vision du Lean trop occidentale, qui semble fermer les portes à plus
d'agilité.
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