C. La connaissance
Ce monde que dévoile le nominalisme s'inscrit dans une
certaine continuité avec celui de la tradition biblique. Dieu a
placé l'homme au centre de la Création et se définit par
sa toute-puissance. Sur les questions relatives à la connaissance
néanmoins, Ockham est néanmoins en rupture avec les doctrines
antérieures. La science n'a plus selon lui à décrire un
ensemble hiérarchisé, elle peut se focaliser sur les
mécanismes naturels. Quant aux connaissances théologiques,
l'abîme séparant puissances absolue et ordonnée nous permet
d'en poser les limites. A l'image de ses thèses métaphysiques, la
théorie ockhamienne de la connaissance entretient un lien indirect avec
la pensée politique moderne : l'omniprésence métaphysique
et épistémologique de la singularité annonce l'ère
de l'individu.
1. La science
L'ontologie ockhamienne est révolutionnaire dans ses
fondements mêmes. Sa troisième définition du singulier
souligne que les termes discrets rendent compte des singuliers grâce
à leur fonction déictique1. Contre la lecture
traditionnelle d'Aristote dominant jusqu'à saint Thomas, Ockham affirme
que le singulier n'est pas ineffable. Du point de vue heuristique, il est
possible de faire référence au singulier, de désigner
cet homme, cette pierre. Soutient-il pour autant qu'une
connaissance du monde soit possible malgré l'inexistence des universaux
?
Il y a pour l'ockhamisme deux types de connaissance :
abstractive2 et intuitive. A cette époque, on qualifie d'
« intuition » tout rapport direct de connaissance intellectuelle ou
sensible3. Concernant la nature du rapport de l'esprit humain aux
étants singuliers, Ockham soutient que la première intellection
relève nécessairement de la connaissance intuitive (du singulier)
et non abstractive (de l'universel). L'esprit ne fait aucun détour par
l'universel pour revenir ensuite au singulier. Il combat pour ce faire la
thèse classique des trois primautés de connaissance et montre
1 Pour rappel : « troisièmement, on dit singulier
le signe propre à un seul, qui est appelé terme discret ».
Voir le présent travail : partie I, chapitre 1, section C.
2 Elle correspond à un acte intellectif clair et
distinct relatif à l'objet. Contre la théorie classique affirmant
qu'elle libère en l'objet sa forme de la matière et donne
accès à son essence universelle, Ockham soutient que
l'abstraction n'est qu'un contenu noétique qui n'indique rien de la
nature du singulier visé. Elle n'est que l'établissement d'un
rapport de connaissance indirect sans aucune portée ontologique entre
une unité numérique (le singulier, Pierre) et une unité de
signification (le concept, l'humanité).
3 A noter qu'intuitif n'est pas synonyme d'évident.
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l'absurdité des positions réalistes1.
Le singulier est ainsi reconnu comme objet premier de la recherche du vrai.
Est-il alors possible d'établir des
vérités générales au sujet d'un monde où
tout est irréductiblement singulier ? Contre l'aristotélisme
affirmant qu'il n'y a de connaissance que de l'universel, la triple
primauté de l'intellection du singulier incite à voir en Ockham
un précurseur des sciences modernes expérimentales :
« Il faut noter que toute discipline commence par les
individus (...). De même que toute notre connaissance tire origine du
sens, de même toute discipline tire origine des individus2
».
Cependant, bien qu'Ockham ait influencé la
modernité scientifique, il est à noter que son ontologie de la
singularité a :
« dès le départ, des exigences paradoxales
: elle entend définir et penser la singularité des étants
en elle-même et donc en général, mais quant à la
connaître, comme une science connaît son objet, elle ne peut, par
hypothèse, y prétendre3 ».
La possibilité d'une science pour un système de
pensée est tributaire de sa réponse à la question de
l'être. Chez Ockham, l'identité des concepts d'essence et
d'existence implique l'indétermination fondamentale du verbe
`être' et l'identité de tous ses dérivés
(esse, ens, entitas, essentia,
existere, existentia). Impossible donc de statuer sur les
catégories de l'être comme le faisait Aristote puisque le
singulier est inconnaissable :
« L'ontologie n'est plus en aucune manière une
science ; on ne connaît à proprement parler que des
singularités à partir d'une expérimentation
singulière4 ».
Ockham détruit donc toute possibilité d'une
science de l'ontologie. Toute science est-elle impossible pour autant ? Non,
à condition de la redéfinir. Bien que les objectifs d'Ockham
soient principalement théologiques, sa pensée peut être
considérée comme faisant partie des racines du champ scientifique
moderne. La science n'est plus une mais multiple, elle est la reproduction
mentale de la multiplicité d'un monde possible parmi d'autres. L'espoir
d'une science unifiant
1 La source historique du problème réside dans
l'interprétation de « l'antérieur » (Aristote,
Catégories). La tradition soutient en effet que seuls les
universaux seraient intelligibles à l'esprit humain qui, à la
différence de Dieu et des anges, serait incapable de connaître le
singulier en tant que tel. Les natures communes auraient ainsi une
primauté :
- temporelle (elles seraient antérieures aux idées
singulières) ; - d'adéquation (elles conviendraient mieux
à la connaissance) ;
- de perfection (elles seraient supérieurs aux
singularités).
Le singulier serait pour sa part ineffable. En cohérence
avec son ontologie, Ockham répond que :
- la connaissance du plus commun a pour condition celle du
particulier (temporalité et adéquation) ;
- l'existence des abstractions est sémiologique et non
ontologique (perfection).
Et donc : « la première connaissance du singulier est
intuitive ; le singulier est conçu de façon première
» (Sent., I, dist.
III, qu. 6, p. 492). Pour plus de détail, lire « Le
singulier est le premier intelligible » (Pierre Alféri, op.
cit., § 8, p. 74
sq.).
2 Commentaire sur le livre des prédicables de
Porphyre, op. cit., chap. III, § 11, p. 48.
3 Pierre Alféri, op. cit., p. 64.
4 Ibid.
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l'ensemble des connaissances s'évanouit, c'est le
début de l'ère des sciences qui, toujours plus
spécialisées, conduiront le XXe siècle à
la régionaliser en savoirs. Une fois encore, le Moyen Age est à
la source de mouvements caractéristiques de la modernité. Cette
dernière trouve dans la métaphysique nominaliste les fondements
lui permettant d'élaborer un discours réellement scientifique
faisant passer au premier plan la technique et l'expérimentation.
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