2. La relation
En redéfinissant la causalité divine
d'après une acception radicale la toute-puissance, Ockham affirme que
Dieu n'et tenu par aucune loi, ni par aucun de ses actes. Il bouleverse ainsi
les concepts antiques de relation, de possible, et de causalité
naturelle. Pour la tradition chrétienne, le monde résulte d'une
décision de Dieu qui en constate après coup la
bonté3. Mais dépassant une interprétation
littérale de la Bible considérant que Dieu tisse des liens entre
les êtres (il crée des
1 Paul Vignaux, op. cit., p. 760.
2 « Je dis que la connaissance divine concernant les
choses que Dieu peut faire est pratique (...). La production divine peut
être dite en un sens une «praxis», car elle dépend
assurément de la volonté divine de façon contingente, et,
par conséquent la connaissance qui lui correspond peut être dite
véritablement une connaissance pratique ». Sent. I, dist.
XXXV, qu. 6.
3 Cf. Genèse 1-31 : « Dieu vit tout ce qu'il
avait fait. Voilà, c'était très bon ».
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espèces, interdépendantes, et dépendantes
d'un milieu), Ockham affirme que la Création est une juxtaposition
d'actes singuliers1.
De potentia ordinata, les singuliers entretiennent
des liens et forment un ensemble cohérent : la graine appelle la fleur,
les causes ont des effets. Cet ordre n'est cependant qu'une des
déclinaisons possibles de la puissance absolue, il peut être
à tout moment brisé. Les régularités causales
existent parce que Dieu les a voulues mais ne sont pas immuables pour autant.
Il serait absurde de croire que Dieu a décidé d'aliéner
à jamais l'expression de sa puissance. La foudre peut encore frapper.
S'il le décide, « Dieu peut créer un singulier incompatible
avec les existants selon l'ordre des causes secondes, il peut faire pousser un
poisson dans un champ et une vache dans un nuage2 ». Ockham
déploie entièrement son onto-théologie. Puisque seuls Dieu
et ses créatures existent, les relations ne peuvent pas faire partie du
monde. La causalité, dont le premier des aspects selon la puissance
ordonnée est la nécessité, relève d'après la
puissance absolue de l'accident. Les seules relations existantes sont
verticales, fulgurantes, singulières. Elles ne concernent que Dieu et
les créatures, jamais les créatures entre elles. Cette
thèse peut sembler aberrante. Un parent n'est-il pas cause de son enfant
? Ockham l'accorde seulement concernant la puissance ordonnée, et Louis
Valcke précise que :
« la «paternité» n'est pas une
entité qui vient s'ajouter à Sophronisque lorsqu'il devient le
père de
Socrate, la paternité est simplement le concept au
moyen duquel l'intellect pense la relation de Sophronisque à son
fils3 »
Dieu pourrait donc accorder la paternité à
quelqu'un qui n'est pas père. La relation ne constitue aucune forme de
réalité, son existence est uniquement
sémiologique4. Grâce à la distinction du langage
et de l'ontologie, la parentalité se révèle être,
comme la chevalité ou l'humanité, un signe mental qui laisse
inchangée la nature singulière de l'étant. L'ordre naturel
n'est pas une entité collective, il est la visée conceptuelle
d'une collection de singularités.
L'inexistence ontologique de la catégorie de relation
appelle une redéfinition du concept de possibilité. La
méthode est identique et consiste à en analyser le concept
d'après les deux
1 « Je dis que le mot «monde» peut être
pris de deux manières : parfois pour l'ensemble total [tota
congregatio] de toutes les choses créées ; qu'elles soient
des substances ou des accidents ; d'autres fois pour quelque tout
composé ou agrégé et cela de nouveau en deux sens, soit en
considérant exclusivement les parties qui sont des substances, soit
toutes indifféremment ». Sent. I, dist. XLIV, qu. 1, p.
651. Ailleurs, en Expositio super VIII libros Physicorum Aristotelis
(prologue, § 17, p. 196), parlant de la science, Ockham affirme
qu'elle « n'est pas une autrement que la cité est dite une, que le
peuple, l'armée comprenant hommes, chevaux et autres choses
nécessaires, que le règne, que la totalité, que le monde
».
2 Pierre Alféri, op. cit., p. 130.
3 Introduction au Commentaire sur le livre des
prédicables de Porphyre, op. cit., p. 33.
4 Ockham s'oppose ici frontalement à Aristote car pour
ce dernier : « on appelle relatives ces choses dont tout l'être
consiste en ce qu'elles sont dites dépendre d'autre chose ».
Organon, « Catégories », 6 a.
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perspectives pouvant exprimer la puissance divine. De
potentia ordinata, le possible correspond aux alternatives prévues
par le Créateur : il est `possible' d'être père ou
mère d'une fille ou d'un garçon. Le possible est alors
limité aux lois du monde. De potentia absoluta en revanche, ces
lois pourraient être radicalement différentes :
« aucune règle ne précède la
création pour se l'assujettir, pas même ce principe
d'économie que les nominalistes aiment à invoquer contre les
métaphysiques du XIIIe siècle (...). Si nos
explications humaines sont tenues de respecter le principe d'économie,
l'action divine s'en moque : (...) Dieu n'est assujetti à aucun principe
d'ordre, pas même celui de ne rien faire en vain1 »
Dieu n'a pas à épargner sa force qui est
absolue, aucune contrainte externe ne pèse sur ses actes. Le champ du
possible est sans limites, si ce n'est celle du principe de non
contradiction2. Ceci explique l'étendue des
répercussions métaphysiques et morales de l'onto-théologie
d'Ockham. En vertu de sa puissance, Dieu aurait pu faire le monde
différemment. Cette approche demeurerait classique pour un
monothéisme si le venerabilis inceptor n'ajoutait :
« Je dis que, bien que le monde ne reçoive pas le
plus et le moins à la manière dont les qualités
accidentelles sont susceptibles de plus ou de moins, néanmoins on peut
en faire un meilleur que celui-ci et on peut lui faire des ajouts. De
même, on peut faire des ajouts à l'eau et ainsi d'une eau en
petite quantité on peut faire une eau plus grande et
donc plus parfaite en ce sens3 »
En plus d'être imparfait, notre monde pourrait
être bien meilleur ! Ockham condamne ainsi l'entreprise même de
théodicée qui consiste à expliquer en quoi notre monde est
le meilleur qui soit. Ne s'arrêtant pas là, il attaque
l'argumentation d'Aristote et affirme la possibilité d'une
pluralité de mondes4. Ce n'est donc pas à la
Renaissance mais au bas Moyen Age que les problèmes de
l'incomplétude et de l'unicité du monde ressurgissent. Les
réponses inédites qu'y apportent des penseurs tels Richard de
Middleton5, Etienne Tempier6, ou Guillaume d'Ockham font
basculer la chrétienté dans la modernité. Elles
relativisent une limite cosmique qui « est aussi, bien sûr, une
limite de la pensée7 ».
Cette remise en cause du cosmos antique a pour point d'orgue
la redéfinition de la causalité naturelle dont Ockham desserre
l'étau. Jusqu'alors, les quatre causes aristotéliciennes
1 Paul Vignaux, op. cit., pp. 764-765. En soutenant
que Dieu peut s'il le souhaite agir en vain, Ockham est en confrontation
directe avec Aristote. Voir le présent travail : partie I, chapitre I,
section A.
2 La non contradiction étant la condition de
possibilité de la puissance divine, elle ne saurait d'ailleurs
être qualifiée de contrainte interne qu'improprement.
3 Sent. I, dist. XLIV, qu. 1, p. 660.
4 Sent. I, dist. XLIV, qu. 1.
5 Théologien franciscain, 1249 (env.) - 1300/1308.
6 1212-1279, évêque de Paris.
7 Pierre Alféri qui ajoute en bon
médiéviste que « la pluralité des mondes est au
XIVe siècle une pensée philosophique nouvelle et n'est
plus au XVIIIe qu'une fable inoffensive ». Op. cit.,
p. 134.
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déterminaient le devenir des étants1,
et la supériorité ontologique et explicative des causes finales
et formelles avait pour conséquence l'enchâssement de chaque
substance dans une harmonie d'ensemble. Ce n'était donc pas une
manière de parler que d'affirmer que les singuliers tendaient vers la
perfection du premier moteur. Aristote attribuait ainsi à la fin une
causalité réellement finale et métaphoriquement
efficiente.
Duns Scot et Ockham renversent cette perspective et
soutiennent que la cause finale n'est qu'une métaphore, applicable aux
êtres pensants, non aux étants en
général2. Ils rabattent ainsi la cause finale sur la
cause efficiente et substituent à :
« la notion aristotélicienne de causes totales et
réciproques, une par soi dans l'exercice même de leur
causalité (...), la notion nouvelle de causes partielles et autonomes
l'une par rapport à l'autre (...) Ainsi apparaît un mode de
pensée, universel, ou du moins univoque, qui permet d'interpréter
selon un seul système de relations causales mécaniques l'ensemble
des phénomènes qui peuvent tomber sous l'expérience
humaine, aussi bien physiques que physiologiques et psychologiques3
».
Dans l'ockhamisme, la causalité à proprement
parler est efficiente, l'univers n'est plus régit que par une cause
unique et machinale. Puisque la relation n'existe pas et que la
causalité interne n'est que métaphoriquement finalisée,
les substances sont définitivement isolées.
C'est ainsi dans un même mouvement qu'Ockham
dévoile la singularité des substances et du monde. Il pense un
monde ouvert (tout est en permanence possible), désacralisé (il
pourrait être autre, et même meilleur) et mécanique (la
causalité efficiente prime). Du fait de la toute-puissance de Dieu, le
monde lui-même est singulier. Cette onto-théologie a des
répercussions épistémologiques sans
précédent et résolument modernes sur les perspectives de
connaissance.
1 Par exemple, la statue a pour cause :
- matérielle le marbre (sa matière, ce
dont elle est faite) ; - motrice le sculpteur (principe du
mouvement et du repos) ; - formelle les règles et rapports
techniques et esthétiques ; - finale la glorification d'une
déesse.
2 Aristote expose dans le De generatione et corruptione
que « la fin meut selon la métaphore » (VII, 324 b 14).
Ockham lui répond en Summulae in libros Physicorum, II, 6 :
« On appelle proprement cause finale ce qui est projeté ou
désiré ou aimé et en vertu de quoi l'agent agit ». Et
comme le précise Pierre Alféri (op. cit., p. 94, note
136), cette prétendue cause est encore une métaphore : « Ce
mouvement n'est réellement pas autre chose que le fait pour l'agent
d'aimer la fin elle-même ; d'où il suit que ce mouvement de la fin
n'est pas réel, mais est un mouvement métaphorique »
(Sent. II, qu. 3).
3 André de Muralt, op. cit., p. 32.
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