B. Le monde
A la différence du Dieu thomiste ou scotiste, le Dieu
d'Ockham n'a pas de schéma intrinsèquement bon de l'ensemble en
vertu duquel il crée chaque singulier. Il est un acte pur et infini que
la raison peut circonscrire sans jamais le saisir, et devant lequel elle
s'incline. La modernité n'a pas fini de tirer les conséquences de
cette onto-théologie. Si la substance est enfin une et unique, le monde
au sein duquel elle existe a pour sa part perdu l'ordre que philosophes et
religieux s'accordaient jusqu'alors à lui reconnaître. Il n'est
plus qu'un artefact soumis à l'absolu arbitraire de la seule
volonté divine, c'est un monde nouveau. Comment le définir ?
Peut-on le dire moderne ? L'individu se trouve-t-il en son centre ?
1. La Création
Que le monde soit issu du néant est pour Ockham une
nécessité qui découle autant de la foi
(Genèse) que de la raison. Dieu n'est pas démiurge mais
Créateur. Pour illustrer le processus selon lequel il oeuvre, Pierre
Alféri use d'une analogie : l'action créatrice de Dieu est
à chaque singularité ce que l'éclair est à son
point d'impact, le monde est comme un champ au-dessus duquel l'orage plane,
Dieu agit à tout moment. Ce parallèle rend compte du
caractère absolu, immédiat, inconcevable, et bien sûr
singulier, de l'action divine. Son pouvoir terrasse :
« la création est simplement de nihilo,
de sorte que rien d'intrinsèque et d'essentiel à la chose ne
précède ; de même, dans l'annihilation, rien
ne demeure1 ».
Toute autre perspective signifierait pour Ockham une
limitation de la puissance divine. Or celle-ci renouvelle continuellement le
monde en générant et pulvérisant certains êtres sans
que les autres
1 Sent. I, dist. II, qu. 4, p. 116, l. 13-20.
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soient affectés. La rasoir d'Ockham tire un trait sur
ce qui obsédait la métaphysique et fut au coeur de la querelle
des universaux : « nec est quaerenda aliqua causa
individuationis1 », il n'y a pas à chercher de
cause à l'individuation puisque Dieu est seule cause de l'être.
Ockham répond ainsi à la question de la venue à
l'être des étants en évitant les méandres thomistes
et scotistes.
A l'image de l'individu contemporain, la substance ockhamienne
n'a pas de racines ou d'histoire qui la précède, elle existe pour
elle-même, ce qui est diamétralement opposé à la
métaphysique traditionnelle. Pour Augustin, Boèce, Thomas, Duns
Scot, les singuliers dérivaient des universaux mais participaient
à la perfection de ces modèles qui se trouvaient en Dieu comme
une règle. Les idées en Dieu étaient son essence
même. L'entendement divin permettant la création des existants
singuliers à partir d'essences universelles, il était comme un
réceptacle d'archétypes éternels, une « forme
théologique du ciel des Idées platonicien2 ».
C'était finalement Dieu que les choses désiraient à
travers leur modèle, ce qui assurait la cohésion de
l'ensemble3. Ockham décrit tout autrement la Création
et, donnant une définition révolutionnaire de l'idée
divine, bouleverse l'ordre attribué jusqu'ici au monde.
L'idée n'est plus une représentation
éternelle servant de référent pour l'élaboration
des étants, elle est la créature elle-même :
« Je montre que l'idée est la créature
même. C'est en effet à elle que participe chacune des plus
petites parties contenues dans la description. Car c'est
elle-même qui est connue par le principe
intellectuel actif, et c'est elle que Dieu regarde pour la
produire rationnellement4 ».
L'idée, ce n'est pas le modèle, ce n'est pas une
idée générale, c'est le singulier dans le moindre de ses
détails, jusqu'aux lignes de la main pour un homme. Cette
identité de l'idée et de la chose n'est possible que pour Dieu,
elle est une nouvelle conséquence de sa toute-puissance. Il est
difficile de se représenter cette doctrine. Il faut en fait
redéfinir le terme `idée' pour en comprendre l'acceptation
ockhamienne. Dire que Dieu se représente une chose au sein de son
entendement avant de la créer peut sembler logique, mais c'est encore
une fois tenter d'appliquer le langage des
1 Sent. I, dist. II, qu. 6, p. 197, l. 14-15.
2 Cf. André de Muralt, L'enjeu de la philosophie
médiévale, op. cit., p. 117. Sur la question des
relations créatures/Dieu via les Idées de celui-ci,
l'étude 4 est très éclairante (p. 168 sq.).
3 Ainsi pour saint Thomas, tout être cherche le bien
(Somme théologique, Ia, IIae, qu. 66, art. 2),
c'est-à-dire « désire Dieu comme sa fin lorsqu'il
désire n'importe quel bien, que ce soit par un désir intelligent,
par un désir sensible, ou par un désir de nature, lequel est
étranger à la connaissance ; car rien n'a raison de bien et de
désirable sinon en tant qu'il participe d'une ressemblance avec Dieu
». Ibid., Ia, qu. 44, a. 4, sol. 3. Cf. André de Muralt
pour davantage de références, op. cit., p. 235 note
309.
4 Sent. I, dist. XXXV, qu. 5, p. 488. Egalement :
« Les idées sont, avant tout, idées des singuliers et ne
sont pas idées des espèces, car seuls les singuliers peuvent
être produits à l'extérieur et rien d'autre ».
Ibid., p. 493. Enfin : « Dieu a des idées en nombre
infini, de même que les choses qu'il peut produire sont en nombre infini
». Ibid.
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créatures au Créateur, la logique à la
théologie. Si c'est cela avoir une idée, Dieu ne peut en avoir
aucune sans qu'une brèche soit ouverte dans sa simplicité. Paul
Vignaux précise que l'on peut,
« si l'on y tient, dire que la pierre est en Dieu, mais
elle est en Dieu de telle façon qu'elle n'est aucunement Dieu, aussi
extérieure à Lui que la blancheur d'un mur est extérieure
à l'oeil qui la voit. (...) Pour une doctrine qui éloigne de la
simplicité divine l'ombre de toute diversité, la connaissance
divine ne peut être qu'une vision radicalement simple d'une
multiplicité extérieure à Dieu1 ».
Bien que dans l'impossibilité de comprendre l'exact
processus de la Création, l'esprit humain peut comprendre les
conséquences d'un acte divin faisant surgir l'être du
néant. Aucune volonté divine, aucune forme, pas
d'eccéité, d'intermédiaire entre Dieu et ses
créatures. L'idée n'est plus le concept général
commun de rose mais cette rose que je tiens dans ma main avec la liste
exhaustive de ses caractères. L'idée n'est plus un moment de
l'entendement mais de la toute-puissance, elle est pratique et non
spéculative2.
Il y a donc identité entre le singulier
créé et l'idée qu'en a Dieu. C'est l'une des
conséquences pratiques découlant de l'identité logique des
concepts d'essence et d'existence : chacun est ontologiquement complet car il
n'y a pas de divergence entre la visée et le résultat de la
toute-puissance divine. La Création libère les étants des
archétypes à l'aune desquels ils étaient
évalués. En expulsant les universaux du champ ontologique, la
philosophie ockhamienne ne prive pas l'individu de ses origines, elle en
modifie la genèse. Le singulier n'étant plus que l'idée de
lui-même, il gagne en unité et en autonomie ce qu'il perd en
relation avec les autres.
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