3. L'unité de la substance et du nominalisme
ockhamiens
Pour assurer l'unité du nominalisme ockhamien, le
concept de Dieu doit d'abord montrer la possibilité d'une substance une
et unique. Sa puissance doit donc être capable de séparer
l'accident inséparable du sujet sans que ce dernier soit pour autant
détruit. La toute-puissance divine est donc une caractéristique
fondamentale pour l'ensemble de la théologie ockhamienne. Absolue, elle
est en mesure de réaliser l'identité ontologique des
étants singuliers sans violer le principe de non contradiction :
« L'accident séparable est ce qui peut être
retranché par la nature sans destruction du sujet ; l'accident
inséparable est ce qui ne peut être retranché par la nature
sans destruction du sujet, bien qu'il puisse être retranché par la
puissance divine1 ».
Dieu a ainsi la capacité de faire subsister le
singulier dans sa pure identité. Dans la mesure où A n'est pas B,
Dieu peut maintenir A sans B et vice versa. Le corbeau (A) n'est pas
dans son unité substantielle la noirceur (B) car bien
qu'inséparable, cet accident n'est pas selon Ockham constitutif de son
essence. Dieu pourrait donc faire exister un corbeau incolore, séparant
de potentia absoluta le naturellement indissoluble. Sa puissance
extrait donc de l'impasse théorique la substance en assurant la
possibilité de son unité2.
Ockham veut aller plus loin et soutenir sa
nécessité. Il réexamine pour ce faire
théologiquement la question des universaux avec deux raisonnements
simples. Premièrement, Dieu tomberait sous le coup du principe de
contradiction s'il créait par l'intermédiaire de natures
communes. Affirmer que Socrate et Platon partagent une même
humanité reviendrait à soutenir qu'elle existe en deux lieux
simultanément. On verrait chacune des deux humanités :
« se distinguer selon le lieu et la situation (...) ; or
personne ne sait en particulier et distinctement que des choses se distinguent
essentiellement s'il ne connaît en particulier les principes
distinctifs
1 Somme de logique, I, 25, p. 83.
2 Voir le présent travail : partie I, chapitre II, section
A, 1.
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intrinsèques : donc ces deux humanités se
distinguent par elles-mêmes et, en conséquence, sont par
elles-mêmes des «ceci»1 ».
Des « ceci », c'est-à-dire des
singularités isolées, seulement identiques à
elles-mêmes. Soutenir l'existence de natures communes reviendrait
à exiger de Dieu qu'il ne respecte pas la condition de
possibilité de sa toute-puissance. Deuxièmement, cette
thèse conduirait à son inexistence même. La Création
sort et retourne au néant. OEuvrant à l'aide d'universaux, Dieu
ne pourrait annihiler un étant (cet homme) sans que soit détruite
(car A = A) l'humanité présente dans tous les autres. Il aurait
donc choisit de créer selon des conditions s'opposant à sa
toute-puissance. Impossible, à moins que Dieu ne soit pas Dieu, et
qu'empiriquement, la mort d'un homme signifie la fin de tous. Dieu enfin
risquerait de se détruire lui-même « dans une sorte de
réaction en chaîne2 » car l'annihilation d'un
étant, donc de l'universel en lui, impliquerait la destruction d'une
partie de son entendement. Un suicide divin. Absurde. La singularité est
bien l'unique mode d'être envisageable, nécessité hors de
laquelle l'esprit s'enferre dans la contradiction.
En toute rigueur, Ockham n'a malgré tout pas
résolu le problème de l'unité du composé
forme/matière. L'une des deux contradictions demeure. « Qu'importe
! » semble-t-il dire : montrer la possibilité puis la
nécessité de la singularité suffit. La raison indique le
nécessaire sans pouvoir le démontrer, ceci vaut aussi bien pour
l'unité intime de chaque étant que pour l'existence ou la
nature3 du principe divin qui en est le fondement. C'est finalement
en Dieu, non en raison, que se résolvent les apories ontologiques.
Sortant la métaphysique ockhamienne de ses impasses logiques, la
théologie coupe définitivement la substance du grand tout auquel
l'Antiquité et le haut Moyen Age l'intégraient. Il n'y a qu'un
Dieu simple d'une part et des choses singulières de l'autre. Le
Créateur lui-même n'est soumis à aucun ordre ou
vérité, il est absolument libre, les étants lui font face
et sont confrontés à l'évidence de cette toute-puissance
qu'exprime la dévotion du Credo. La théologie ne produit
aucun discours rationnel sur l'ordre du monde, elle est plutôt
l'invocation d'une puissance sans limite autre que sa condition de
possibilité, le principe de non contradiction.
Le concept ockhamien de Dieu fournit à la pensée
médiévale une définition de l'individu comme être
singulier, et néanmoins uni, ce qui était exclu dans le cadre
d'une ontologie réaliste.
1 Sent. I, dist. II, qu. 5, p. 156.
2 Pierre Alféri (op. cit., p. 112) trace sur
ce point un parallèle entre les pensées de Guillaume d'Ockham et
de John Wyclif (1320-1384) qui montra que tenir jusqu'au bout la
réalité de l'universel « conduisait logiquement à
limiter la puissance divine, puisque sa moindre intervention destructrice
entraînerait dans le néant toute une nature, toute une
série de singuliers, toute une partie de l'entendement divin ».
3 Ockham questionne rationnellement l'existence de Dieu en
Quodl. II, qu. 1. Son cheminement est résumé par Paul
Vignaux : « Au sens où l'on pourrait montrer de Dieu qu'il n'y en a
qu'un, on ne peut démontrer qu'il existe ; au sens où l'on
démontre qu'il existe, on ne peut démontrer qu'il n'y en a qu'un
». Voir son article déjà cité p. 779 sq.
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L'analyse détaillée de la substance telle
qu'Ockham la conçoit montre la nouveauté radicale de son apport.
Il est certain que sa pensée ait été en capacité de
fournir à l'Occident le concept d'un individu à la fois singulier
et autonome, car si la substance ockhamienne demeure absolument soumise
à Dieu, elle s'est affranchie des relations terrestres auxquelles la
métaphysique la soumettait jusqu'alors. L'originalité d'Ockham ne
s'arrête pas là. Sa définition de Dieu est si originale
qu'elle renouvelle complètement la compréhension de sa
création. Le monde ockhamien est en rupture avec les conceptions
antérieures. Il annonce lui aussi la modernité.
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