2. Dieu et la toute-puissance
L'époque et la personnalité d'Ockham lui
indiquèrent tout naturellement la voie à suivre. C'est dans la
théologie que son nominalisme trouve son fondement ultime. Il faut
garder à l'esprit qu'en dépit de son parti pris pour la rigueur
logique, Ockham se considérait avant tout comme un serviteur de Dieu
devant s'incliner face aux vérités révélées.
On fait trop souvent du venerabilis inceptor l'un des pères de
la modernité, oubliant sa vocation de moine et les aspects mystiques de
ses écrits. Or c'est précisément dans la transcendance
qu'il trouve la solution ultime des apories que la raison peut soulever. En
cela, il est un homme de son temps. Dieu est une évidence
imprégnant tous les aspects de la pensée ainsi que les
imaginaires. Voilà pourquoi ce que nous considérons de nos jours
être un saut logique et ontologique n'est pour Ockham qu'une transition
naturelle et légitime. Qui est Dieu pour Ockham ? Son concept permet-il
au nominalisme ockhamien de dépasser ses apories ? Ces questions ont
pour enjeu l'unité de la substance ockhamienne. Il s'agit
d'établir s'il est légitime d'y reconnaître les origines de
l'indépendance de l'individu moderne à l'égard du reste du
monde.
La connaissance de la nature de Dieu est pour les hommes
conditionnée à ce qu'ils peuvent en dire. Que peut dire, que peut
savoir l'homme, créature imparfaite ? A la grande surprise du lecteur,
Ockham répond en réintroduisant en théologie un principe
qui avait pourtant montré ses limites en ontologie : le principe de
non-contradiction. Si Dieu « peut » d'innombrables choses, c'est
qu'appliqué à sa suprême essence :
« Pouvoir signifie pouvoir faire tout ce qui n'implique
pas de contradiction (...) et c'est par la
puissance absolue que l'on dit que cela peut-être
fait1 ».
1 Quodl., VI, qu. 1, p. 586.
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La fonction du principe de non contradiction est chez Ockham
de fonder cette absoluité qui, bien qu'elle occupe une place à
part, a elle aussi besoin d'un fondement. Dans sa perspective, la non
contradiction n'est pas une limite apportée à la puissance de
Dieu mais au contraire la condition de possibilité de son exercice :
elle est ce qui fonde sans devoir être fondé. La première
caractéristique de Dieu est ainsi sa toute-puissance. Sur ce point,
Ockham a conscience de s'inscrire dans une longue tradition que l'on peut faire
remonter au moins à Pierre Damien (1007-1072) et sa Lettre sur la
toute-puissance divine1. Bien qu'à son habitude il en
tire des conclusions radicalement différentes, Ockham scinde en accord
avec ses prédécesseurs la toute-puissance divine en potentia
absoluta et potentia ordinata :
« Cette distinction doit être entendue de la
manière suivante. On dit quelque fois que Dieu «peut» quelque
chose en entendant ce pouvoir comme suivant les lois ordonnées et
instituées par Dieu et l'ont dit que Dieu peut faire cela par sa
puissance ordonnée. D'autres fois, l'ont entend par «pouvoir»
: pouvoir de faire tout ce qui n'implique pas contradiction, soit que Dieu ait
décidé qu'il le ferait soit qu'il ne l'ait pas
décidé, car Dieu peut faire beaucoup de choses qu'il ne veut pas
faire2 »
Cette distinction n'est pas réelle, Dieu ne pose pas
deux actes, auquel cas on diviserait son unité. Il s'agit plutôt
de deux points de vue sur sa puissance selon qu'on la considère en
elle-même ou dans la réalité causale de la
nature3. Il faut entendre par potentia absoluta ce que Dieu
peut accomplir dans le respect du principe de non-contradiction, et par
potentia ordinata ce qu'il accomplit lorsqu'il donne un ordre stable
au monde. A proprement parler, il n'existe donc pas deux puissances divines.
Seconde caractéristique de Dieu : son absolue
simplicité. Traditionnellement, c'est en distinguant différents
attributs, par exemple un entendement infini et une parfaite volonté,
qu'on le qualifie. Afin de montrer que l'unité divine n'est pas pour
autant brisée, Ockham retrouve la théorie de la suppositio
:
« les attributs ne sont que certains prédicats
mentaux4 ».
Mais qu'ils soient des visées connotatives n'indique
aucunement qu'il faille introduire de pluralité en Dieu. Ockham n'a en
fait qu'à renvoyer à ses considérations sur les universaux
ceux qui affirment que Dieu est traversé par des distinctions formelles
ou de raison. Les multiples noms
1 Cette lettre cherche à savoir si Dieu pourrait
détruire le passé en faisant par exemple que Carthage soit et
ne soit pas détruite, et répond par la négative.
Pierre Lombard (1100-1160) ajoute dans ses Sentences les
impossibilités logiques (cercle carré) et naturelles (un homme
irrationnel) ainsi que les actes contraires à la nature de Dieu qui,
étant un pur esprit parfait, ne peut marcher ou être
déficient par exemple). Saint Thomas reprend ces perspectives dans la
Somme contre les Gentils, t. 2, II, 22, § 2. Sur les questions
relatives à la puissance divine, voir : Olivier Boulnois (dir.), La
puissance et son ombre de Pierre Lombard à Luther, Aubier, Paris,
1994.
2 Quodl., VI, qu. 1.
3 Pierre Alféri, op. cit., p. 114.
4 Quodl., III, qu. 2.
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(Etre suprême, Créateur, Père) et concepts
(parfaits, absolu, infini, miséricordieux) nous permettent de penser
Dieu et d'en parler, mais leur existence est sémiotique, non
ontologique. Dieu est un en soi mais pluriel pour l'intellect qui le
considère. Cette réponse au problème des distinctions
dissipe les questions relatives à un éventuel ordre en Dieu. Tout
ordre reposant sur une diversité, la perfection des prétendus
éléments divins leur interdit toute hiérarchie. Si
l'entendement précédait sa volonté, il serait plus parfait
qu'elle et Dieu ne serait plus parfait en tous points1. Or Dieu ne
peut qu'être parfait, il ne peut en être autrement à
l'époque de la chrétienté. Ockham peut finalement
définir la nature de Dieu : il est l'Etre parfait, tout-puissant et
absolument simple.
Mais comment s'assurer de son existence ? La théologie
fonde la cohérence de la pensée d'Ockham mais quel en est le
fondement ? Ockham se montre ici d'une étonnante modernité car
à la différence de saint Anselme par exemple, il se refuse
à toute démonstration de l'existence de Dieu2. Il
reconnaît recevoir cette idée de la foi :
« articulum fidei : Credo in Deum Patrem omnipotentem,
quem sic intelligo, quod quodlibet est
divinae potentiae attribuendum quod non includit manifestam
contradictionem3 ».
Hors du credo, « on ne peut savoir avec évidence
que Dieu existe4 ». Ockham expose et revendique son refus de
toute analyse trop poussée des choses divines. Nos attributs ne sont que
des signes de la pensée et nous devons veiller à ne jamais nous
payer de mots. L'homme n'a tout simplement pas les capacités pour penser
rationnellement Dieu, comme l'illustre la question de sa prescience :
« modum quo [Deus] scit omnia futura
contingentia exprimere est impossibile omni intellectui pro
statu isto5».
Comment d'ailleurs faire l'analyse rationnelle d'un Dieu dont
la simplicité interdit à l'esprit aussi bien la distinction que
l'ordre ? Je ne peux que croire que Dieu existe. Ockham n'en doute pas un seul
instant. Le fondement ultime de ce nominalisme se révèle
être une croyance qui donne un coup d'arrêt à la
régression exigeant à l'infini que soit justifié le
dernier fondement exposé. C'est seulement après ce saut qu'est
l'acte de foi pour l'esprit que le principe de non-contradiction intervient.
Quiconque croit doit reconnaître la nature divine comme une exigence
logique : de sa perfection découle sa toute-puissance et son absolue
simplicité.
1 « omne posterius perfectione est imperfectius,
sicut omne prius perfectione est perfectius ». Sent. I,
dist. XXXV, qu. 3, O (« tout ce qui vient après la perfection est
imparfait plus imparfait, de même que tout ce qui vient avant est plus
parfait »).
2 C'est notamment au travers de son Proslogium
contenant le célèbre argument ontologique qu'Anselme
(1033-1109) marqua l'histoire de la philosophie.
3 Quodl., VI, qu. 4 (« article de foi: je crois
en Dieu, le père tout-puissant, que je conçois ainsi : quoi que
l'on attribue à la puissance divine, il ne renferme pas de contradiction
»).
4 Quodl., I, qu. 9.
5 Sent. I, dist. XXXVIII, qu. 1, D (« la
manière par laquelle Dieu sait tout ce qui concerne le futur est
impossible à toute faculté humaine de compréhension en
vertu de notre essence »).
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Nous avons rejoint le coeur du nominalisme ockhamien. Le
Credo est l'acte de foi à la suite duquel l'esprit armé
du principe de non contradiction peut se représenter un Dieu qu'il ne
connaîtra jamais. Ce concept de Dieu est-il en mesure d'extraire le
nominalisme de ses apories ? Assure-t-il aux substances l'unité que la
stricte logique ne pouvait leur conférer ? Trouve-t-on dans la
pensée d'Ockham un individu fragmenté, ou au contraire d'une
unité suffisante pour être susceptible de constituer une
ébauche de l'individu moderne ?
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