CHAPITRE 2 :
LE MONDE SELON OCKHAM
L'étude des répercussions du nominalisme sur la
pensée des droits de l'homme soulève une difficulté
chronologique. Ockham est un auteur du XIVe siècle alors que
les droits de l'homme, balbutiant au XVIe, prennent leur essor
théorique au siècle suivant, pour finalement s'imposer
politiquement à partir de la fin du XVIIIe siècle.
Pour faire face à ce problème, une possibilité est de
chercher dans son oeuvre des prises de positions sans appel en faveur de
l'individualisme juridique et politique par exemple.
Mais si la lecture des textes exige dans une certaine mesure
qu'on leur fasse violence, ce serait certainement une erreur que de chercher un
lien aussi direct. Ockham ne s'est pas intéressé aux questions
juridiques pour elles-mêmes mais parce qu'elles étaient l'enjeu de
rapports de forces théologiques et politiques. Il avait pour objectif la
défense des intérêts de l'ordre franciscain, non de
bouleverser les fondements du droit hérités de
l'Antiquité.
L'absence de liens directs ne signifie pas pour autant absence
de liens, mais il faut procéder autrement, par l'intermédiaire
d'autres concepts. Le postulat de ce deuxième chapitre est qu'en
insérant la substance au sein d'un monde nouveau, Ockham fait partie des
penseurs qui ont posé les fondements métaphysiques, cosmologiques
et épistémologiques de la modernité, et, indirectement,
des droits de l'homme. Ses concepts de Créateur et de Création
sont-ils nouveaux ? Dans quelle mesure ont-ils participé à
l'avènement de la modernité occidentale, et par extension des
droits de l'homme ?
A. Dieu
Ayant expulsé les universaux de la sphère
ontologique, le nominalisme d'Ockham théorise une substance
singulière qui, privée des essences communes, doit retrouver un
principe d'unité. En théologien, il recourt donc au divin pour
rendre cohérent sa conception de l'individu. Le paradoxe est que le
système ockhamien, berceau de l'individu moderne vivant en un monde
désenchanté, trouve son origine dans une réflexion
théologique. Dieu est la clef de voûte de la pensée
d'Ockham : il lui permet de s'extraire des deux apories qui enferraient sa
conception de la substance.
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1. Les apories de la substance ockhamienne
La première aporie réside pour Ockham dans
l'impossibilité de dissocier la substance de ses accidents
inséparables. Un accident est dit inséparable lorsqu'il n'est pas
possible de le retrancher de son sujet (par exemple être noir pour un
corbeau) mais qu'il ne fait pas partie pour autant de son essence
(c'est-à-dire de sa combinaison d'une matière et d'une forme). A
la différence de l'accident séparable (avoir une plume
abîmée), il est extrinsèque et pourtant essentiel. Bien
qu'être noir ne soit pas dans l'ontologie ockhamienne constitutif de la
substance du corbeau, tout corbeau est noir. Pour montrer qu'il s'agit d'un
accident, bien qu'il soit inséparable, Ockham avance que la nature peut
le soustraire d'un autre sujet sans qu'il soit pour autant
détruit1. Mais ceci revient à déterminer la
singularité d'un sujet en référence à un autre
sujet. Dans un monde de substances absolument singulières,
connaître l'accidentalité inséparable de Socrate ne peut en
rien éclairer l'essence d'un corbeau. Si la substance est une,
spécifique, et unique, Ockham devrait pouvoir dissocier ce qui est
essentiel à son essence de ce qui ne l'est pas, sans interroger
l'essence d'aucune autre substance.
La seconde aporie est remarquée par Louis
Valcke2 et se trouve au coeur même de la substance : Ockham
affirme qu'elle est une, tout en soutenant qu'elle est composée d'une
matière et d'une forme3. Or nous avons vu dans le cadre de la
querelle des universaux qu'il refuse toute distinction formelle ou
réelle à l'intérieur des étants4.
Ockham apparaît donc pris en tenaille entre ses concepts
aristotéliciens et les exigences de sa recherche d'une substance une
:
« L'ontologie du singulier rencontre ici en effet une
limite principielle. Ce qu'elle se trouve incapable de penser, c'est le trait
le plus fondamental de l'étant comme substance, c'est-à-dire le
noyau élémentaire autour duquel le discours ontologique se
construit, dans ce qui précisément distingue
l'élément ultime, l'on eskaton, de tout le
reste5 »
Comme ses prédécesseurs, Ockham ne parvient par
à réduire les singularités du monde (ce corbeau, cet
homme) à un principe ontologique pleinement explicatif et
cohérent. Aristote avait en
1 « Ainsi, bien que la noirceur du corbeau ne puisse en
être retranchée sans destruction du corbeau, elle peut
néanmoins être retranchée de Socrate sans destruction de
Socrate ». Somme de logique, I, 25, p. 83.
2 Introduction au Commentaire sur le livre des
prédicables de Porphyre, op. cit., p. 41.
3 « La forme est une chose qui ne peut être par
elle-même, mais est toujours dans un composé avec la
matière, sans laquelle elle ne peut être ». Ockham,
Summulae in libros Physicorum, I, 21.
4 « Une chose est une seule chose numériquement
quand elle ne contient pas en elle une multitude de choses distinctes quelles
qu'elles soient ». Commentaire sur le livre des prédicables de
Porphyre, chap. 1, § 2.
5 Pierre Alféri, op. cit., p. 102.
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son temps critiqué les formes platoniciennes. Ockham a
quant à lui pour but de redécouvrir des thèses du
Stagirite via une critique des thèses thomistes et scotistes, mais lui
aussi est incapable de rendre compte de la nature des substances par la
portée de sa seule logique. Penser l'être comme singulier au Moyen
Age requiert un bouleversement du cadre théorique. La logique nous a
permis de comprendre ce que la substance n'est pas (l'universel), mais nous
ignorons encore tout de son fondement ontologique. L'étant ne peut
qu'être singulier mais nous n'en connaissons pas plus la cause que nous
ne comprenons le comment de sa venue à l'être. Ayant atteint sa
« limite principielle », l'ontologie logique est dans l'impasse et
doit être dépassée. L'individu doit être pensé
d'après de nouvelles fondations.
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