C. La substance ockhamienne
La sémiologie nous enseigne que les universaux n'ont
pas d'existence ontologique mais logique. N'existe par conséquent que
des singuliers. Bien qu'il ne soit pas encore temps de les étudier, on
imagine d'ors et déjà les implications sociopolitiques d'une
telle approche. Mais cette logique est-elle pour sa part fondée ? Ockham
n'a-t-il pas beau jeu de présenter son raisonnement comme
cohérent sans finalement en faire la démonstration ? Cette
question peut être adressée au fondement de toute théorie
et, après tout, on ne voit pas comment le venerabilis inceptor
pourrait s'en dispenser. Pour emporter notre conviction, Ockham s'attaque aux
pensées magistrales antérieures. Sa méthode est simple :
en montrer les limites, et même l'absurdité. Il s'agit ainsi de
commencer par dire ce que la substance n'est pas, avant, peut-être, d'en
venir à décrire ce qu'elle est. Mais comment le nominalisme
ockhamien peut-il ébranler les plus grands réalismes ? Pour
répondre, divisons en trois groupes le courant
réaliste2.
1 Au risque d'aller complètement à l'encontre
des thèses du néo-platonicien, comme au sujet de sa
définition de l'individu. Cf. Commentaire sur le livre des
prédicables de Porphyre, op. cit., chap. 3, § 15.
2 C'est la méthode de Pierre Alféri dans son
étude magistrale : Guillaume d'Ockham, le singulier, op.
cit. Lire « L'ontologie dans un nouveau cadastre » p. 29
sq.
22
Par ordre croissant de complexité se présente en
premier lieu un réalisme grossier d'après lequel l'universel est
« une chose intrinsèque et essentielle aux choses
singulières auxquelles il est commun et réellement distinct
d'elles1 ». Ainsi, l'universelle `humanité' serait-elle
à la fois réellement dans chaque homme singulier, et
réellement hors de tout homme. Elle existerait hors de
l'esprit, en Dieu par exemple, comme une chose réelle, à l'image
des Formes du monde intelligible de Platon. Désarmante de
simplicité, la réponse d'Ockham s'appuie comme nous l'avons vu
sur le principe d'identité :
« toujours, entre tout et une partie, il y a une
proposition, de sorte que, si le tout est singulier et non commun, alors chaque
partie est de la même manière singulière selon la
proportion, car une partie ne saurait être plus singulière qu'une
autre ; donc soit aucune partie de l'individu n'est singulière, soit
toutes le sont ; et puisque certaine l'est, donc
toutes2 ».
Paul Vignaux précise que ce type de réalisme
peut lui-même être scindé en deux approches également
vouées à l'échec :
« Il y a deux manières de mettre, entre
l'universel et l'individu où il se réalise, une distinction
réelle : ou bien il est dans tous, ou bien il varie de l'un à
l'autre, comme la partie change avec le tout. Dans le premier cas, l'universel
se ferme sur soi et constitue un individu de plus. Dans le second,
l'universel
devient aussi singulier que l'ensemble où il est
pris3 ».
Ces thèses sont notamment attribuées à
Henry de Harclay et Guillaume d'Alnwick, deux disciples dissidents de Duns
Scot. Ockham n'a pas de mots assez cinglants pour les qualifier : ista
opinio est simpliciter falsa et absurda4. Elles ont pour
ancêtres commun la conception platonicienne souffrant quant à elle
d'incohérence chronique, au point que « nul ne peut la saisir s'il
a l'esprit sain5 ». Impossible donc que la chose universelle
soit à la fois inhérente et distincte des singuliers dont on
voudrait qu'elle fût le modèle.
Un second type de réalisme tenta de déplacer sur
le plan de la raison le problème des universaux. Plus nuancé, il
est qualifié de timide, mitigé ou modéré par les
commentateurs. Il est lui aussi polymorphe. Ses variantes ont pour point commun
de poser qu'une nature universelle est réellement dans l'individu mais
que seule l'action de l'intellect peut la distinguer. Pour saint Thomas la
forme est en puissance et incomplètement présente en l'individu,
et l'intellection vient la libérer de la matière (cause pour sa
part de la singularisation) et la dévoile. Ainsi, le genre et
l'espèce : « subsistent dans les singuliers hors de l'esprit de
façon incomplète et potentielle et c'est l'esprit qui les
rassemble en les pensant, les fait passer de la puissance à l'acte et de
l'incomplétude
1 Sent. I, dist. II, qu. 4, pp. 99 et 101.
2 Sent. I, dist. II, qu. 5, p. 158
3 Paul Vignaux, op. cit., p. 739.
4 Sent. I, dist. II, qu. 4.
5 Ibid., p. 118.
23
à la complétude ». Pour Durand de
Saint-Pourçain, l'universel est la chose singulière
elle-même métamorphosée par la seule considération
de l'intellect. Ockham rétorque qu'alors « n'importe quelle chose
singulière peut prétendre à devenir universelle. Ainsi,
par ce mystérieux pouvoir de l'intellect, Socrate peut être
universel». Pour Henry de Harclay enfin, un même étant serait
singulier selon un point de vue et universel selon un autre : «
l'universel ne serait que le singulier confusément conçu ».
Il suffit à Ockham de montrer les aberrations de cette approche pour la
discréditer, car si « le singulier devient universel lorsqu'il est
confusément conçu, alors n'importe quel singulier peut devenir
commun à un autre singulier en devenant universel : Socrate est Platon
conçu confusément ». Que l'on place Henry de Harclay
à la fois du côté des réalismes grossier et
mitigé peut surprendre mais révèle un aspect historique
important et « montre seulement combien ce débat est complexe, un
même philosophe pouvant défendre, en fait, plusieurs
positions1 ».
Le troisième et dernier type est le réalisme
subtil. Exposé dans toute complexité par Duns Scot, il
représente la forme la plus achevée que prit le réalisme
au Moyen Age. Le nominalisme se doit par conséquent d'en montrer les
limites. Ockham connaissait parfaitement cette pensée, au point qu'on
ait pu croire qu'il avait été l'élève du doctor
subtilis. Quelles en sont les idées forces ? Le réalisme
grossier ne parvient pas à franchir le gouffre entre universel et
singulier. Afin d'éviter que l'un des termes de l'équation
n'exclue l'autre, le réalisme subtil a besoin d'un intermédiaire
rendant la singularisation possible. Cette fonction est remplie par
l'eccéité qui complète et contracte la forme
spécifique (la chevalité) et donne à l'individu (le
cheval) son unité finale de singulier2. Contre
Averroès, la nature ou forme spécifique n'est donc pas identique
chez tous les individus d'une même espèce puisque
contractée par l'eccéité ; avec Averroès, la nature
commune est une res indifférente aux catégories
d'universel ou de singulier, « elle ne trouve sa complétude
[d'universel] que dans l'intellect qui la pense3 ». Si pour
Scot l'universel est une chose « réelle », c'est seulement en
ce qu'il se distingue formellement de la chose singulière. La
forme et l'individu sont formellement différents simplement parce qu'un
supplément de forme s'est ajouté de l'un pour
1 Pour l'ensemble de ces citations : Pierre Alféri,
op. cit., p. 55 sq. Les thèses d'Ockham relatives au
réalisme modéré sont exposées en Sent. I,
dist. II, qu. 7.
2 Le terme `eccéité', issu du latin ecceitas
(de ecce, « voici ») est défini par le Robert
électronique 2.1 comme le principe qui fait qu'une essence est rendue
individuelle. Jacques Chevalier souligne pour sa part que « Le terme
fameux d'haecceitas, qui figure dans les Reportata
parisiensia, ne se rencontre pas, à vrai dire, dans les ouvrages
écrits de la main de Scot. Lorsqu'il veut désigner cet acte
ultime qui détermine la forme de l'espèce à la
singularité de l'individu, et qui fait qu'en dernier ressort l'universel
dans le singulier n'est autre chose que le singulier (Ox.2, d. 42, qu.
4, n. 6), il emploie les termes « entitas positiva per se determinans
naturam ad singularitatem », « ultima realitas individui
» ». Histoire de la pensée, T. II « La
pensée chrétienne », Paris, Flammarion, 1956, p. 435 note
1.
3 Pierre Alféri, op. cit., pp. 47-48.
24
« former » l'autre. L'eccéité est
ainsi la condition de possibilité de la singularité, elle est un
supplément de forme ajouté à l'essence commune :
« Et néanmoins, cette dernière
espèce (species specialissima) est douée d'une
unité propre, correspondant à son
entité, à son degré d'être, et ne requiert
pas l'individualité pour se compléter. D'où il suit que,
dans un même et seul être individuel, cet homme ou ce cheval,
l'entité singulière (heccéité de cet homme
ou de ce cheval) et l'entité spécifique (humanitas,
equinitas) existent à titre de réalités
formellement distinctes, et que l'universel possède ainsi dans le
singulier même un fondement réel, indépendamment de tout
acte intellectuel, bref qu'il se présente en lui avec la marque propre
de l'individualité : car chaque homme a son humanité,
bien que la notion abstraite et
universelle d'humanité soit un produit de
l'intellect1 ».
Le problème est qu'en posant cet intermédiaire,
Duns Scot est condamné à poser un second intermédiaire
entre l'entité spécifique et l'eccéité
d'une part, et l'eccéité et l'entité
singulière de l'autre. Le réalisme scotiste n'est ainsi
protégé d'une régression à l'infini qu'en fonction
du degré d'obscurité de son principe clef, ce qui revient
finalement à ne rien expliquer, si ce n'est qu'Ockham ait combattu cette
position sur son absence de cohérence2 :
« Cette réfutation [de Duns Scot], bien que son
enjeu soit ontologique, est, dans sa forme, une réfutation logique. Dans
cette critique, la logique d'Ockham s'exerce bien comme une discipline
transcendantale, qui établit au préalable ce qui revient à
l'ontologie et ce qui ne lui revient pas, la situant dans un grand cadastre
philosophique. La réfutation du « réalisme de l'universel
» ne présuppose en effet aucune conception ontologique, n'a recours
à aucune thèse ontologique déjà reçue. Elle
tient toute sa force de l'économie de ses moyens, qui se résument
en fait à un seul : le principe de contradiction, appliqué sans
merci3 »
La logique nous enseigne que la distinction est par
définition non-identité. Si l'identité entre les
éléments a et a' n'est pas parfaite, c'est
qu'en partie ou en totalité, a s'oppose à a'.
Appliqué à la thèse scotiste, ce principe est destructeur
car en la révélant dans son absurdité, il supprime
l'alternative entre distinction réelle et distinction de raison que
représentait l'hypothèse de l'eccéité : si
l'humanité en tant que nature commune est formellement différente
mais réellement identique à l'humanité contractée
en Socrate,
« on admet que la contradiction prouve tantôt une
distinction réelle, tantôt une distinction formelle, il n'y a plus
de raison pour ne pas mettre partout des distinctions formelles, nulle part des
distinctions réelles4 ».
On supprime donc toute distinction réelle entre les
étants comme le remarque également Pierre
Alféri5, on s'interdit de conclure à la distinction
entre deux choses du monde. Pour être une véritable distinction,
c'est-à-dire pour avoir une teneur ontologique, il faudrait que la
distinction
1 Jacques Chevalier, op. cit., p. 433.
2 Il s'élève ainsi contre ceux qui affirment que
« la nature humaine (universelle) est présente en Socrate, mais
qu'elle y est «contractée» en Socrate par une
différence individuelle, qui, cependant, n'est que formellement, et non
réellement distincte de cette nature » Somme de logique,
I, 16.
3 Pierre Alféri, op. cit., p. 39.
4 Paul Vignaux, op. cit., p. 743.
5 Sent. I, dist. II, qu. 6, pp. 173-174.
25
formelle soit réelle ! Ockham condamne
l'eccéité à ne pouvoir être qu'un
être réel ou de raison. Perdant son potentiel explicatif, ce
concept perd sa raison d'être.
En définitive, c'est en soumettant les
différentes formes de réalisme à la question de la
distinction qu'Ockham pointe leur absurdité. Aucune n'est en effet
capable d'expliquer comment plusieurs singuliers peuvent avoir une nature
commune sans violer le principe de non-contradiction. Quelque soit la
méthode, que l'on distingue l'universel du singulier réellement
(réalisme grossier), en raison (réalisme modéré) ou
formellement (réalisme subtil), l'aporie est la même. On comprend
mieux que la tradition puisse parler de la méthode de
déconstruction de tout réalisme par le venerabilis
inceptor comme du « rasoir d'Ockham ». Cette expression renvoie
à son axiome méthodologique clef, le principe
d'économie1, selon lequel « on ne doit jamais multiplier
les êtres sans nécessité » :
« pluritas numquamest ponenda sine
necessitate2 ».
L'idée sous-jacente est la suivante :
« Recourir à l'universel pour expliquer
l'individuel a pour seul effet de dédoubler artificiellement les
êtres, sans expliquer quoi que ce soit. Il s'ensuit que tous les
principes qui ne sont pas nécessaires à
l'explication d'une chose sont superflus et doivent être
rejetés3 ».
Le principe d'économie va de pair avec l'analyse du
langage, notamment de la suppositio. Il est la conséquence
métaphysique de la sémiotique ockhamienne, dans un même
refus de la réification des abstractions et de la multiplication des
entités consécutives aux projections dans l'être des
catégories du langage. Encore faut-il justifier cette correspondance.
L'enjeu est de taille puisqu'en fondant cet axiome, il nous serait possible
d'évaluer la pertinence de la substance ockhamienne. Nous savons
à présent que l'universel n'est pas la substance des choses, mais
nous sommes encore dans l'ignorance de ce qu'elle est. Ockham donne-t-il une
définition positive de ce qu'est la substance ?
Une fois de plus, c'est la théorie de la signification
qui éclaire. Nous avons vu que l'universel n'est pas substance pour la
simple raison qu'il n'existe pas réellement, qu'il est une intentio
animae. La substance est par conséquent nécessairement
singulière :
« Il faut savoir qu'aucun universel n'existe en dehors de
l'âme réellement dans les substances individuelles, ni ne fait
partie de la substance ou de l'essence de celle-ci 4 ».
1 Paradoxalement, c'est à Duns Scot qu'André de
Muralt attribue, citation à l'appui, le premier usage
systématique de ce principe. Cf. L'enjeu de la philosophie
médiévale, p. 74.
2 Pour précisions, cf. Pierre Alféri, op.
cit., p. 106 note 155.
3 Peter Kunzmann, Franz Burkard et Franz Wiedmann, Atlas de
la philosophie, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 89.
4 Commentaire sur le livre des prédicables de
Porphyre, op. cit., chap. I, § 2.
26
Ce en vertu de l'axiome inlassablement
répété :
« Omnia res extra animam est realiter singularis et una
numero1 »
Définir le singulier, c'est ainsi définir la
substance. Ockham le caractérise de trois manières, selon son
unité, sa spécificité et son unicité :
« «Singulier» et «individu»
s'entendent de trois manières : premièrement, on dit singulier ce
qui est une seule chose en nombre et non plusieurs choses » ;
« deuxièmement, on dit singulière la chose
hors de l'esprit qui est une et non plusieurs et n'est pas signe d'une autre
» ;
« troisièmement, on dit singulier le signe propre
à un seul, qui est appelé terme discret2 ».
Cette dernière définition renvoie strictement
à la sémiologie. Elle indique qu'au niveau du langage, il y a
bijection entre les signifiants linguistiques et les signifiés
réels. Les noms propres, communs et les démonstratifs
désignent uniquement des étants singuliers, ils ne signifient
qu'une seule chose. Les deux autres définitions sont ontologiques : la
première souligne que tout être, et pas seulement les êtres
vivants, peut être qualifié de « singulier » ou d'«
individu ». Les ressemblances entre les êtres ne sont à ce
sujet pas des objections valables, comme nous le verrons au sujet de l'analyse
que fait Ockham de la relation3 ; la deuxième énonce
que doit être dissocié de l'ontologie tout ce qui se trouve dans
l'esprit4. La substance, c'est donc l'être singulier, non le
genre universel ou l'espèce commune : « il n'est pas vrai que la
nature de la pierre soit véritablement dans la pierre. La
nature de la pierre est la pierre5 ». Reste à
savoir comment sortir de la question du fondement des définitions
elles-mêmes. Ockham peut-il éviter d'avoir à définir
ses définitions, régressant ainsi à l'infini ?
La réponse d'Ockham a de quoi surprendre : la
singularité étant par définition dépourvue de
signification, elle peut être signifié par le langage, mais elle
ne renvoie ontologiquement qu'à elle-même. Ainsi, la
singularité ou substance ne se démontre pas. Les commentateurs
s'accordent sur ce point :
« Il n'y a de réel que le ceci : cette pierre,
cette rose, cet homme. Cette thèse peut être
développée et défendue, elle ne peut être, à
proprement parler, fondée. Ce qu'elle énonce est
indérivable, la singularité des étants se donne comme
telle et ne se déduit de rien, elle ne se démontre pas. Tous
les
1 Traduit par Pierre Alféri : « toute chose hors
de l'esprit est réellement singulière et une en nombre ».
Sent. I, dist. II, qu. 6, p. 196, l. 13.
2 Quodl. V, qu. 12, p. 529 (section : « Si
l'universel est singulier », p. 528-531). La deuxième
définition se retrouve en Somme de logique, I, 19, p. 66 :
« On dit singulière la chose qui est une en nombre et non plusieurs
et n'est pas signe d'une autre » ; La troisième en Somme de
logique, I, 14, p. 48 : « Singulier, ce qui n'est pas susceptible
d'être le signe de plusieurs ».
3 Voir le présent travail : partie I, chapitre II, section
B, 2.
4 Voir le présent travail : partie I, chapitre I, section
B.
5 Pierre Alféri, op. cit., p. 63.
27
prétendus « modes d'être »
distingués dans l'ontologie réaliste traditionnelle doivent
être critiqués comme de simples modes de signifier, des
manières de se référer à l'étant dans son
unique mode d'être1 ».
Que la singularité « se donne comme telle »
signifie qu'elle apparaît comme la réalité première
et ultime des étants à quiconque ne les confond pas avec
les séries singulières de son esprit. Louis Valcke rappelle pour
sa part qu'on est confronté au même horizon indépassable
concernant la nature de la substance : elle est elle-même l'indissociable
composé d'une matière et d'une forme chacune singulières,
mais ceci ne peut faire l'objet d'une démonstration, c'est une
nécessité logique et métaphysique en dehors de laquelle on
se perd dans l'inexplicable. Ceux qui n'en sont pas convaincus se voient
rappeler à l'autorité d'Aristote :
« Cette autorité rend évident qu'il n'y a
rien dans l'individu si ce n'est la matière particulière et la
forme particulière2 ».
Pierre Alféri confirme cette
réinterprétation ockhamienne du Stagirite3.
C'est Paul Vignaux cependant qui donne l'explication profonde
de la singularité de la substance. Que la substance singulière
soit l'unique réalité s'explique par la grammaire même de
notre rapport au monde. Notre libre agir n'intervient dans le processus de la
connaissance qu'au moment d'établir des conventions4. Ainsi
le concept de cheval peut-il avoir autant de noms que de langues. A contrario,
le processus antérieur à la convention est strictement naturel
:
« Ne disons pas que l'intellect produit l'universel : il
est plus vrai de dire que l'objet, agissant de proche en proche, l'engendre
dans l'âme. L'esprit n'est pas ce qui conçoit, mais ce où
naît le concept5 »
Que la substance soit singulière est donc une condition
de possibilité de la connaissance elle-même. Toute connaissance
part nécessairement du sensible, les donnés sensibles fournissent
à l'esprit les informations dont la représentation du singulier
(cette pierre, Pierre) dans l'âme dépend
1 Ibid., p. 29.
2 Commentaire sur le livre des prédicables de
Porphyre, op. cit., chap. 1, § 2. Si l'argument
d'autorité accepté par Ockham a aujourd'hui de quoi surprendre,
sa valeur n'est pas la même au Moyen Age, comme l'explique André
de Muralt : « Chez les grands scolastiques, l'argument d'autorité
n'avait pas en soit une valeur théorique mais sa grande importance
découlait très logiquement de la conception que l'on se faisait
de la philosophie. La philosophie n'était aucunement affaire d'opinion
personnelle ; elle est un discours contenant une vérité
objective, elle est un corpus doctrinal solidement établi, et face
auquel l'opinion personnelle du philosophe n'importe pas - pas plus que ne
pourrait importer l'opinion personnelle du lecteur d'Euclide, face à tel
de ses théorèmes. Ce n'est donc pas l'autorité qui fonde
la valeur ou l'importance du discours, c'est au contraire la
vérité du discours qui fait de son auteur une autorité
». L'enjeu de la philosophie médiévale, op.
cit., p. 28.
3 Il renvoie pour cela en Sent. I, dist. II, qu. 7,
p. 237 : « La théorie d'Aristote concernant les « substances
secondes », espèces et genres, était donc bien seulement
l'objet d'un malentendu. Selon Ockham, Aristote n'a pas pu vouloir dire que les
universaux étaient de véritables substances ; ne
réservait-il pas le terme, en son sens le plus propre (kurios)
aux choses singulières ? ». Op. cit., p. 62, note 66.
4 Paul Vignaux, op. cit., p. 753 «
L'universalité des mots est un produit de l'art, universale ex
institutione, mais non celle des concepts. La production de l'universel
est une oeuvre de la nature dans l'âme ».
5 Ibid.
28
absolument. C'est encore la substance singulière qui
rend possible la mise en série des étants conduisant à
l'élaboration des concepts généraux (des pierres,
l'humanité). La connaissance serait impossible sans le signe, et donc
sans le singulier. Elle débute avec le singulier car
naturellement, il est signifiant sans être pour sa part
signifié. Il serait impossible à l'esprit de créer des
concepts si tel n'était pas le cas1.
Quelles sont les répercussions d'une telle conception
de la substance ? Pour la tradition scolastique, la substance est ce qui se
tient sous l'étant, ce qui le caractérise, ce sans quoi il ne
peut être ce qu'il est. Un arbre doit ainsi avoir (ou être, mais
l'idée est au fond identique) une essence d'arbre (des racines, un
tronc) pour en être un. Cette essence est le substrat de
propriétés et d'accidents variables (avoir de feuilles,
être en fleur, être élagué). Cette perspective
dissocie alors la chose de son essence. L'universel existe
indépendamment de la chose, que le chêne de mon jardin disparaisse
ne change en rien l'essence « arbre ». Ockham est contraint par sa
logique de dénoncer les deux piliers de cette approche que sont, d'une
part le présupposé de l'existence des universaux, d'autre part
l'affirmation que l'essence serait nécessaire et l'existence
contingente, qu'il est possible de les dissocier. Quelle que soit l'origine de
cette thèse, on peut comprendre qu'elle se soit épanouie au sein
d'un imaginaire marqué par l'idée d'un Dieu créateur
contemplant les essences avant d'éventuellement les produire, comme
c'est par exemple le cas chez Thomas. Pour montrer qu'une semblable distinction
est inintelligible, Ockham fait remarquer que si accidentel il y a (l'arbre
peut avoir ou non des feuilles), l'existence ne peut en faire partie :
« L'existence n'est pas un accident « car alors
l'existence de l'homme serait une qualité ou une quantité [les
deux principales sortes d'accidents], ce qui est manifestement faux, comme le
montre la simple observation2 ».
L'existence fait-elle alors partie de la substance ? Ce serait
incohérent : la substance peut être définie comme la
matière, la forme ou leur composé, or l'existence n'est aucune de
ces alternatives.
Unique porte de sortie : cesser de dissocier la chose de son
essence. Puisque seules les singularités existent, l'existence et
l'essence sont une seule et même chose. L'essence disparaît avec le
singulier car il n'y a aucun modèle universel lui étant
coexistant, et le singulier est son essence :
« L'essence et l'existence ne sont pas deux choses. Mais
ces deux termes, «chose»et «être», signifient une
seule et unique chose, l'un de façon nominale et l'autre de façon
verbale, ce pourquoi l'un ne
peut être convenablement employé à la place
de l'autre, car ils n'ont pas la même fonction1 ».
1 Sur ce point difficile, voir le présent travail : partie
I, chapitre II, section C, 1.
2 Somme de logique, III, II, 27, p. 553.
29
Il n'y a que le singulier, on ne sort pas des
questions du langage, «essence» et «existence» sont deux
points de vue de l'esprit sur la chose et leur fonction diffère : l'un
signifie le singulier en tant que substantif (l'arbre), l'autre est tant que
verbe (l'arbre est), mais comme le souligne Pierre Alféri, dire «
cet arbre est un platane » et « cet arbre est » (ou «
existe »), c'est dire la même chose :
« un jugement d'existence est toujours un jugement
d'attribution, fût-ce implicitement, car rien n'est, rien ne se
manifeste sans être telle ou telle chose et sans se donner comme tel.
Inversement, tout jugement d'attribution, pour autant qu'il porte sur le
réel, implique un jugement d'existence, le non-existant ou le
néant n'ayant pas de propriété. Il n'y a donc d'essence
qu'existante2 »
Ce raisonnement ne tient qu'à condition de
démontrer l'inexistence du néant. Une fois de plus, la logique
fonde le raisonnement. Qu'est-ce en effet qu'une essence qui n'existerait pas
?
« La réponse est simple : rien du tout. Car pour
être une essence, l'essence doit bien être, c'est-à-dire
« exister » d'une manière ou d'une autre. Si elle n'est pas du
tout, elle n'est pas essence, car il n'y a pas d'attribution possible dans
le néant. Tel est en effet le principe très ockhamiste
appliqué ici : si A n'existe pas, « A = A » n'est pas vrai ;
l'identité elle-même n'a pas de sens dans le non-existant. Que
l'essence « peut ne pas être » veut donc dire qu'elle put ne
pas être une essence : c'est une absurdité3 »
L'essence est donc identique à l'existence, elle est la
chose singulière. La révolution conceptuelle du rasoir d'Ockham
se mesure à son exigence : que soient repensés tous les grands
concepts de l'ontologie traditionnelle. Ainsi :
« «essence», «être»,
«existence», «entité» ou «étant»,
tous les dérivés du verbe «être», en viennent
à signifier la chose singulière, la res singularis dans
son irréductible simplicité, dans son unité
numérique qui est aussi la pure transparence de l'être. Cette
unité, cet être indivis de l'étant coïncide avec
lui-même, certains concepts le désignent à la
manière des noms («essence» ou «chose»), d'autres
à la manière des verbes («être» ou
«exister»). Dire une telle transparence, c'est d'abord nier toute
distinction de « mode d'être » dans le singulier : le singulier
se confond parfaitement avec l'être, qui
se confond parfaitement avec l'étant et avec l'essence.
Il n'y a aucune hiérarchie ontologique4 ». On
aperçoit finalement les conséquences politiques qu'induit ce
bouleversement de la notion de substance. Avec la querelle des universaux,
c'est en fait le passage de l'Antiquité à la modernité qui
se joue. `Substance', « être une substance » change
radicalement de signification avec Ockham. Le singulier est
libéré de la hiérarchie ontologique caractéristique
des philosophies grecques et chrétiennes antérieures, l'essence
ne prime plus sur l'existence, l'être sur l'étant,
l'archétype sur la créature. En expulsant l'universel de
l'ontologie vers la sémiologie, Ockham desserre l'étau dans
lequel le singulier se trouvait pris, d'où la certitude pour Michel
Villey que :
1 Somme de logique, III, II, 27, p. 554.
2 Pierre Alféri, op. cit., p. 72.
3 Ibid.
4 Ibid., pp. 73 et 74.
« peu d'études [soit] plus nécessaires pour
l'histoire de la philosophie du droit que celle du nominalisme confronté
à son opposé, le réalisme de saint Thomas. (...) Là
se trouve la clé du
problème fondamental (même aujourd'hui, quoi
qu'on en dise) de la philosophie du droit1 »
L'étant n'est plus la partie d'un cosmos mais le
composant d'un univers. La substance se retrouve face à elle-même,
aussi isolée que la toute-puissance divine est absolue. Elle demeure
bien entendu créature de Dieu, mais ce dernier n'agit plus au regard ou
par l'intermédiaire de modèles. L'ordre des choses ne
relève plus que d'une pure volonté dont la décision est
naturelle parce que divine, mais finalement arbitraire.
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1 Michel Villey, La formation de la pensée juridique
moderne, PUF, Paris, 2003, p. 223.
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Ce premier chapitre appuie, sans pour autant valider,
l'intuition de Michel Villey : la pensée de Guillaume d'Ockham est bien
destruction de l'ontologie d'Aristote, le XIVe siècle annonce
le passage du cosmos antique à l'univers moderne et voit la culture de
l'Europe basculer. Peut-on se considérer pour autant à la ligne
de partage des eaux, qu'en arrière nous avons le droit, au-devant les
droits de l'homme ? L'ontologie ockhamienne semble pourtant prendre le parti de
la critique de Joseph de Maistre. Comment pourrait-on en effet soutenir, d'un
point de vue métaphysique, que seuls les singuliers existent, et dans le
même temps, affirmer que « l'homme » ait des droits ? La
pensée d'Ockham, au lieu d'être une source des droits de l'homme
sert-elle au contraire de fondement à la métaphysique de ses
opposants ?
Il est encore trop tôt pour répondre à
cette question. Dans la première partie de sa vie, Ockham s'est avant
tout attelé à l'édification d'une théologie. La
substance isolée n'a pour l'instant qu'une signification
métaphysique. L'homme est seul face à Dieu. Les droits de chacun
ne l'intéressent pas encore. En revanche, il est acquis que son
ontologie marque une rupture avec ses prédécesseurs. L'ontologie
seule ne permet pas d'évaluer l'apport d'Ockham à la
théorie juridique et politique moderne. Son influence est fonction de la
nature des relations que chaque singularité entretient avec les autres
substances. Des substances isolées peuvent-elles constituer un monde ?
Comment penser les rapports entre des entités radicalement
étrangères les unes aux autres ? La substance ainsi comprise
est-elle appelée à devenir le sujet moderne auquel on attribuera
au XVIe siècle des droits naturels subjectifs ?
Il apparaît logique que les référents
moraux traditionnels soient remis en cause dès lors que les
étants singuliers n'ont d'autre modèle qu'eux-mêmes et que
le monde lui-même n'est plus hiérarchisé. Mais pour
établir un lien d'Ockham à la théorie moderne des droits
de l'homme, il faudrait montrer qu'en plus de changer de
référents moraux, son nominalisme porte en germe l'idée
selon laquelle chaque individu a une valeur intrinsèque en dépit
de ses imperfections et de son isolement. La Création, telle que la
conçoit Ockham, permet d'approfondir cette question. Refusant la
catégorie aristotélicienne de la relation sans pour autant
détruire tout ordre des choses, elle marque l'avènement d'un
monde nouveau. Est-ce celui des droits de l'homme ?
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