2. La technique
Chaque étant nominaliste demeure composé d'une
matière et d'une forme. Ockham se place dans la continuité
d'Aristote dont il reprend la terminaison, mais à son habitude, il en
bouleverse la signification profonde. L'aristotélisme a progressivement
considéré la « matière première », qui
n'était qu'une abstraction pour Aristote, comme un être
réel indifférencié, sans qualités, pure
potentialité en attente d'une forme. En vertu du principe
d'économie, Ockham refuse tout d'abord cette distinction entre
matières première et seconde. Mais surtout, puisque qu'elle
énonce, d'une part que la matière est un substrat indestructible
sous la pluralité des formes qu'il peut prendre1, d'autre
part qu'elle fait pleinement partie de l'essence des singuliers, la tradition
devrait lui reconnaître le statut d'être réel et permanent
:
« Il ne faut pas s'imaginer que la matière soit
d'elle-même seulement en puissance d'être, comme la blancheur est
seulement en puissance d'être2 ».
D'un point de vue logique, Ockham en déduit qu'il faut
attribuer à la matière la qualité intrinsèque de
l'étendue.
« Il est impossible qu'il y ait matière sans
extension3 ».
A l'opposé d'Averroès, Ockham fait donc de la
matière un être intelligible selon une qualité
quantifiable. A la différence des qualités
aristotéliciennes telles que la lourdeur ou la chaleur, cette
matière peut être mesurée, calculée. C'est toujours
comme une quantité finie qu'elle existe au sein d'une substance une et
unique :
« L'étant singulier comble ainsi de façon
décisive l'indétermination de la matière
aristotélicienne. En la pensant de façon essentiellement
quantitative, l'ontologie du singulier fonde de façon programmatique une
connaissance de la matière en tant que telle. En outre, puisqu'elle est
toujours finie et locale dans le singulier, sa connaissance ne peut être
elle-même que singularisée, c'est-à-dire
1 Sauf, bien sûr, de potentia absoluta.
2 Summulae in libros Physicorum, I, 15.
3 Ibid., I, 19 ; voir aussi Quodl., IV, qu.
20-28.
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expérimentale. Ainsi est pensée, pour la
première fois, la possibilité ontologique d'une physique non
aristotélicienne, expérimentale et
quantitative1 ».
Ce nominalisme ockhamien fonde ainsi ontologiquement le
programme des sciences modernes. En substituant aux vérités de
l'Antiquité des axiomes nouveaux (le rapport de l'esprit au monde est
dans un premier temps nécessairement singulier, l'universel n'existe
pas, la matière est quantifiable) il marche dans les pas de Roger Bacon
(1214-1294)2, et ouvre la voie d'une réduction de la nature
à ses qualités mathématiques et physiques.
Ockham repense également le concept de forme. Bien
qu'Aristote présente la forme des êtres naturels selon le
modèle de la t÷v13 (la forme de l'individu est à
la nature ce que le plan est au bâtisseur de la maison), ce n'est qu'une
méthode d'exposition, non un parti pris métaphysique. L'art n'est
mis sur le même plan que la nature que parce qu'il permet d'en distinguer
les principes ; c'est le cas des quatre causes. Ce parallèle ne doit
cependant pas faire oublier que c'est en fait la p?rnç qui est au
principe de la technique. Pour Aristote, « l'art imite la nature
»4. Evidemment plus parfaite, elle unit harmonieusement en son
sein ces causes que l'art peut dissocier lorsqu'à son plus bas
degré, il n'est qu'un assemblage sans finalité. Aristote limite
donc la technique à la manifestation de modèles universels. La
statue n'est conforme à sa finalité (représenter par
exemple un homme ou un dieu) que si l'essence de son objet en est la cause
formelle.
La perspective d'Ockham est toute autre puisqu'il
sépare radicalement générations naturelle et artificielle.
Alors que la nature fait émerger des formes au sein d'une matière
singularisée5, la technique n'est qu'une agrégation de
formes naturelles qui ne constitue pas à leur tour un être unique
:
« Car l'artisan ne fait rien, sinon mouvoir localement : or,
ce faisant, il ne cause pas une nouvelle
chose mais fait seulement être la chose en un lieu
où elle n'était pas auparavant6 ».
Il libère donc la pensée de la technique du double
enfermement où l'aristotélisme la plaçait :
1 Pierre Alféri, op. cit., p. 97. Concernant
l'influence d'Ockham sur la physique de son temps (principe d'inertie et
analyse des propositions) : ibid., note 145.
2 Franciscain resté célèbre pour la place
qu'il estimait devoir être prise par les mathématiques dans les
sciences et ses contributions concernant l'avènement de la
méthode expérimentale. Ockham s'en démarque cependant par
son souci constant d'accorder ses thèses ontologiques à ses
principes théologiques.
3 La « techné » renvoie à notre
technique. C'est l'art selon son ancienne acception comme ensemble « de
moyens, de procédés réglés qui tendent à une
certaine fin » (définition du Petit Robert).
4 Aristote, Physique, II, 2, 194 a 21.
5 « La forme est un acte destiné à être
reçu dans une matière » (Summulae in libros
Physicorum, I, 23).
6 Summulae in libros Physicorum, I, 26. Et aussi I,
22 : « On dit en effet que la maison est faite ou engendrée, non
parce qu'une partie en est totalement nouvelle en elle-même, mais
seulement parce que des parties sont assemblées par mouvement local et
situées comme il convient, de sorte qu'aucune chose nouvelle n'advient,
mais qu'elles sont rassemblées l'une contre l'autre ou l'un sur l'autre
comme il convient. De même, c'est seulement par la séparation des
parties que l'on dit la maison détruite ».
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« Elle était naturalisée, ancrée dans
le même sol ontologique que la génération naturelle ; elle
était
universalisée, liée à un nombre fini de
modèles formels1 ».
Ockham ayant supprimé la forme de la production des
artefacts, tout est désormais possible pour la technique. Elle n'est
plus qu'une combinatoire artificielle dont le modèle est la
volonté de l'artisan, non quelque essence naturelle qu'il faudrait
imiter. Cette redéfinition de la nature de la matière et du
rôle de la forme permet l'ébauche d'une
épistémologie conséquente : d'une part, les
expériences singulières se révèlent possibles,
nécessaires, quantifiables, d'autre part, elles intègrent une
logique de pensée ayant rabattu sur la causalité efficiente les
notions vagues de causalité formelle et finale. La conception
ockhamienne de la connaissance ouvre ainsi des perspectives inédites de
rigueur scientifique. Elle dégage les conditions de possibilités
d'une appréhension rationnelle de la nature en vue de sa maîtrise.
Ce mouvement va de pair avec une discrimination des tâches respectives de
la raison et de la foi.
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